En 2012, alors que les manifestant·es de La Manif pour tous battent le pavé parisien et saturent l’espace médiatique de discours hostiles au mariage homosexuel, la journaliste Alice Coffin se heurte au mur de sa propre rédaction.
Elle racontera plus tard, dans son essai Le Génie lesbien (Grasset, 2020), la disqualification constante de son travail du fait de son identité lesbienne. Celle-ci biaiserait sa manière de traiter l’information ou d’analyser la couverture médiatique de ce moment de mobilisation réactionnaire contre les droits des personnes LGBTQIA+.

En 2025, les journalistes femmes, racisé·es, homosexuel·les ou trans continuent d’être soupçonné·es de partialité. Pascale Colisson, responsable pédagogique à l’Institut pratique du journalisme Dauphine-PSL (IPJ) et autrice d’une thèse sur la diversité dans les médias, cite le cas d’un étudiant d’origine maghrébine surnommé « Robin des Banlieues » dans sa rédaction chaque fois qu’il propose un sujet sur les violences policières.
Pour contourner les suspicions de militantisme, il en vient à demander à « un collègue blanc, trentenaire, un peu bourgeois, de porter [s]es idées en conférence de rédaction. Et là, étrangement, c’est toujours validé », observe Pascale Colisson. Elle évoque aussi une jeune journaliste racisée, envoyée couvrir des révoltes dans un quartier populaire. Après avoir interrogé la police et la préfecture, elle propose de rencontrer des élu·es, des responsables d’association et des habitant·es. Sa rédaction la taxe alors de « militante ». « Elle a répondu – et j’ai trouvé ça remarquable – qu’elle ne faisait qu’appliquer ce qu’elle avait appris à l’école : la pluralité des sources », souligne la responsable pédagogique.
La tension est en effet particulièrement vive sur les questions raciales, pour lesquelles les journalistes blanc·hes se voient souvent accorder un statut de neutralité par défaut. « Leur blanchité les a généralement protégé·es des contrôles abusifs ou de la violence policière. Ils et elles n’ont jamais vu cette facette du maintien de l’ordre », résume Arno Soheil Pedram, journaliste indépendant spécialiste des discriminations.
Les journalistes LGBTQIA+, dix ans après La Manif pour tous, sont confronté·es aux mêmes mécanismes. Jean1Le prénom a été modifié., journaliste en agence de presse, trans, et membre de l’Association des journalistes lesbiennes, gays, bi·es, trans et intersexes (AJL), raconte aussi l’obligation de naviguer « entre l’assignation à une expertise et la présomption de partialité » – un équilibre précaire qui impose un rapport de force « subtil mais réel ». Iel dit « avoir la chance de pouvoir dialoguer avec [s]es collègues », régulièrement en demande de son regard sur les sujets liés à la transidentité. Mais dès qu’iel relève un biais ou une tournure problématique dans une dépêche, sa parole devient tout à coup suspecte : il lui faut alors « argumenter avec fermeté » pour être entendu·e.

Les journalistes bien situé·es socialement – autre critère pour être perçu·es comme neutres par défaut – incarnent une parole prétendument objective ; celles et ceux dont la position sociale, raciale ou de genre est subalterne sont d’emblée soupçonné·es de se laisser emporter par leur subjectivité. Pour la sociologue des médias Marie-France Malonga, « il y a une difficulté à accepter qu’un·e journaliste est toujours une personne, avec une éducation, une histoire, des expériences. On peut tendre vers la neutralité, mais l’envisager comme un absolu est un leurre. » Pour elle, l’essentiel réside dans l’honnêteté journalistique – laquelle exige « transparence et écoute, dans la méthode comme dans les pratiques ; de vérifier ses sources, de les croiser rigoureusement, et de savoir penser contre soi-même. »
Selon Arno Soheil Pedram, la mise à l’écart des journalistes minorisé·es prend racine dans une logique de reproduction sociale et de cooptation qui a cours au sein des écoles de journalisme. En 2023, avec Khedidja Zerouali, journaliste à Mediapart, il cofonde l’Association des journalistes antiracistes et racisé·es (Ajar) pour lutter contre le racisme dans la profession et dans le traitement de l’information. Ce qui le frappe alors, c’est l’afflux de jeunes journalistes racisé·es « ramassé·es à la petite cuillère » à la sortie des écoles, après avoir subi du harcèlement raciste – souvent sous couvert de « blagues d’intégration ».
Lire aussi : « Rendre audible une critique antiraciste des médias »
L’investigation à l’épreuve de la pression judiciaire
À ces mécanismes d’exclusion s’ajoute un contexte judiciaire français de plus en plus défavorable à la presse, et en particulier à l’investigation. Mediapart fait ainsi régulièrement l’objet d’accusations de partialité, en particulier pendant les procès déclenchés par ses révélations. Dans le cadre du procès Depardieu en mars 2025, Marine Turchi, journaliste d’investigation spécialisée dans les affaires de violences sexistes et sexuelles, a ainsi été accusée par la défense de participer à un rocambolesque « complot féminin » qui aurait été monté, entre autres femmes, par la journaliste, les plaignantes et leurs avocates dans le but de « vendre des clics »2Marine Turchi, « Sexisme et complotisme : les méthodes de la défense de Depardieu en question », Mediapart, 30 mars 2025..

À ce climat dans les palais de justice s’ajoutent des entraves légales de plus en plus pesantes. Marine Babonneau, journaliste au Canard enchaîné et présidente de l’Association de la presse judiciaire (APJ), rappelle que l’arsenal législatif complexifie considérablement l’exercice du métier. « Cela s’est aggravé avec la loi de 2015 sur le renseignement3La loi relativeau renseignementdu 24 juillet 2015 présente des mesures controversées sur les atteintes à la vie privée. L’APJ saisit la Cour européenne des droits de l’homme mais sera déboutée dix ans plus tard, le 16 janvier 2025.. »
Selon elle, cette loi offre aux autorités de nouveaux moyens de pression pour identifier les sources, notamment lors d’auditions libres ou de gardes à vue. « C’est scandaleux : la protection des sources est le fondement de notre métier », réagit-elle. À Mediapart, Marine Turchi dénonce un véritable « harcèlement judiciaire » : tentative de perquisition illégale, multiplication des procédures-bâillons4Une procédure-bâillon est une action en justice qui vise
à intimider ou à faire taire des personnes physiques ou morales, le plus souvent des journalistes, des ONG ou des lanceur·euses d’alerte., pressions constantes. « Le but est clair : nous faire perdre du temps. » La rédaction se retrouve sous le coup de droits de réponse, de poursuites en diffamation, de plaintes opportunément retirées à la dernière minute. « Entre-temps, nous avons dû mobiliser nos ressources, produire des preuves, constituer un dossier… Autant de temps en moins pour enquêter », déplore-t-elle.
Sous le poids de mises en cause répétées, la profession réaffirme son attachement profond – et légitime – à la liberté de la presse, nourri par la conscience aiguë de sa fragilité. Mais la contrepartie de cette vigilance, si elle protège des ingérences, tend aussi à figer l’exercice du métier. Marine Babonneau constate que l’attachement aux traditions freine les remises en question au Canard enchaîné : « On continue à faire toujours un peu la même chose, alors qu’il faudrait évoluer pour mieux répondre aux offensives informationnelles de l’extrême droite. »
L’information, un terrain de combat
Aujourd’hui, c’est dans un environnement politiquement et économiquement hostile, pris entre l’extrême-droitisation du débat public, l’éditorialisation croissante de l’information et la concentration des médias, que les journalistes ont pour mission d’informer. « La vérité est devenue subjective », déplore Pascale Colisson. Marie-France Malonga confirme : « On assiste à l’essor d’un journalisme de plateau, du clash, qui alimente les polémiques et relaie des contre-vérités sur les minorités. »
La déontologie journalistique se trouve ainsi fragilisée par des récits imprégnés d’idéologie réactionnaire, portés par une logique de provocation plus que d’information. Sur CNews, les fake news deviennent une routine médiatique, qui valent à la chaîne d’être régulièrement sanctionnée par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, l’Arcom (lire l’encadré ci-dessous). Ce brouillage du vrai et du faux bouleverse en profondeur le rapport aux faits. Marine Babonneau observe un renversement troublant : « La presse traditionnelle est désormais perçue comme une fabrique à fake news, alors même que les désinformations massives prospèrent ailleurs. »
« Les faits sont notre meilleure arme. Il faut les contextualiser, leur donner de l’épaisseur. Mais au fond, un fait, c’est oui ou non : ça s’est passé ou non. »
Jean, journaliste en agence de presse, trans, et membre de l’AJL
Marine Turchi en constate les effets dans les glissements du discours médiatique : selon elle, il aurait été « impensable » il y a encore quelques années que soit remise en cause l’appartenance du Rassemblement national à l’extrême droite. Pourtant, aujourd’hui, « ce positionnement est continuellement relativisé, tandis que certaines thématiques, comme celle du “grand remplacement”, sont reprises sans être interrogées », analyse-t-elle. Arno Soheil Pedram va plus loin : « Le racisme est une forme de post-vérité. 5La post-vérité décrit une situation dans laquelle l’opinion personnelle, l’idéologie, l’émotion ou la croyance l’emportent sur la réalité des faits. L’« ère de la post-vérité » (ou « ère post-factuelle ») renvoie à l’évolution des liens entre la politique et les médias au xxie siècle, du fait de la montée en puissance des médias sociaux.. C’est un récit construit pour manipuler. C’est déjà une fake news. »
Concentration et extrême-droitisation des médias
La concentration des médias en France atteint des niveaux préoccupants : onze milliardaires – des hommes – contrôlent 80 % des ventes de la presse quotidienne généraliste et 57 % des audiences télévisées, selon les chiffres publiés à la fin de 2023 par la Bibliothèque publique d’information. Vincent Bolloré, par exemple,
régit un empire médiatique tentaculaire : Canal+, CNews, Europe 1, Le JDD, Capital…
Cette concentration menace le pluralisme de l’information et l’indépendance éditoriale, alertent l’Inspection générale des finances et l’Inspection générale des affaires culturelles, à l’origine d’un rapport sur la concentration des médias, rendu public en 2022 sur le site du ministère de la Culture.
Dans le même temps, on assiste à une extrême-droitisation du paysage médiatique. Des chaînes comme CNews, ou C8, avant d’être exclue de la TNT en février 2025, propriétés du groupe Bolloré, font régulièrement l’objet de condamnations judiciaires ou de sanctions de l’autorité de régulation, l’Arcom, pour manquements à leurs obligations, notamment en matière de pluralisme et d’honnêteté de l’information, contribuant à la diffusion de discours d’extrême droite dans l’espace médiatique.
Sur le plan économique, les aides publiques accordées à la presse accentuent encore ces déséquilibres. Ainsi le Syndicat de la presse indépendante en ligne et le Fonds pour une presse libre dénoncent une
distribution inéquitable des subventions, favorisant les grands groupes au détriment des médias
indépendants. Les principaux bénéficiaires sont les journaux de Bernard Arnault (Les Échos, Le Parisien…), de Xavier Niel (groupes Nice Matin et Le Monde), de la famille Dassault (Le Figaro)… Autrement dit : les principales fortunes du pays.
Faire vivre un autre journalisme
Longtemps érigée en gage d’objectivité, la neutralité journalistique a surtout servi les catégories dominantes et contribué à invisibiliser les points de vue minoritaires. Certain·es journalistes réaffirment la place centrale des faits, en utilisant leur « objectivité » comme un levier de résistance face à la droitisation du champ médiatique. « Il faut tenir la digue des mots », insiste Marine Turchi, qui rappelle aussi l’exigence du contradictoire : « J’envoie des dizaines de questions précises aux personnes mises en cause, parfois au point qu’on me reproche de poser des “questions de flics”. » Dans ce contexte, les vérifications factuelles (fact checking) les plus rigoureuses sont une stratégie défensive à opposer aux contre-vérités. « Les faits sont notre meilleure arme, tranche Jean. Il faut les contextualiser politiquement, socialement, historiquement, leur donner de l’épaisseur. Mais au fond, un fait, c’est oui ou non : ça s’est passé ou non. »
Dès 2013, Pascale Colisson introduit à l’IPJ Dauphine des cours sur les stéréotypes sexistes et racistes dans les contenus médiatiques – une pratique encore rare dans les cursus. L’accueil est contrasté, entre adhésion sincère et rejet manifeste. « Certain·es étudiant·es s’installent au fond de la salle et me font comprendre qu’on les “bassine” avec ça », observe-t-elle. Parallèlement, la valorisation du point de vue situé se professionnalise. Mediapart, pionnier en la matière, s’est doté en 2020 d’un poste de gender editor6Le terme a été traduit par « responsable éditoriale aux questions de genre », et race editor par « responsable éditoriale aux questions raciales ». Lénaïg Bredoux et Sabrina Kassa occupent respectivement ces fonctions., et plus récemment d’une race editor. Ces vigies éditoriales intègrent les questions de genre et de race au cœur de la production de l’information. Une démarche saluée par la sociologue Marie-France Malonga : « Elles enrichissent le traitement journalistique, font émerger des sujets invisibilisés, apportent d’autres sensibilités et instaurent une vigilance accrue sur les mots, les terminologies, les stéréotypes. »
Pour accompagner ce chantier, des associations comme l’Ajar ou l’AJL interviennent dans les écoles de journalisme et les rédactions : l’une sur le traitement des questions raciales, l’autre sur les représentations des personnes LGBTQIA+ et les violences qu’elles subissent. Au-delà de ces missions de sensibilisation, elles assurent un travail d’auto-support entre journalistes minorisé·es, mènent des veilles informationnelles, pilotent des formations dans des structures variées et proposent des analyses critiques sur les productions médiatiques.

Arno Soheil Pedram raconte la « guerre sémantique » menée par l’Ajar sur le traitement des questions raciales et postcoloniales, en prenant l’exemple des « mots utilisés pour décrire ce qu’il se passe à Gaza ». Cette vigilance se décline par thématiques, à travers des structures comme Prenons la une, une association féministe qui milite pour une meilleure représentation des femmes dans les médias.
L’expérience vécue ne suffit pas à faire expertise, mais elle offre bien souvent une lecture plus fine des récits implicites. « Si je dois traiter un fait divers impliquant une personne trans, je comprends immédiatement qu’une source qui parle d’un “homme transsexuel” désigne en réalité une femme trans », illustre Jean, habitué·e à être mégenré·e.
Cette proximité avec le sujet facilite également l’accès, et le lien, aux sources : elle permet un exercice d’empathie, affûte l’intuition sur ce qu’il faut creuser, aide à poser les bonnes questions et à éviter les faux pas. Ce journalisme situé, sensible, Arno Soheil Pedram y voit un antidote à la lassitude médiatique : « Les gens en ont assez de lire toujours les mêmes récits. La diversité des points de vue renouvelle non seulement les idées de sujets, mais aussi la manière de les raconter. » •






