« Le garçon a une pulsion de vie plus forte », c’est pourquoi il ne faut surtout pas « provoquer son regard ». Tel est l’un des enseignements prodigués par l’association Com’ je t’aime au collège Stanislas, établissement privé catholique parisien dont Mediapart a épinglé, en 2022, l’univers sexiste, homophobe et autoritaire.
En 2020, Pierre-Édouard Stérin, milliardaire catholique qui investit massivement pour pousser l’extrême droite au pouvoir, désignait Com je t’aime comme un « coup de cœur 2Antoine Bordier, « Les mousquetaires du don et La Nuit du bien commun 2.0 », Opinion internationale, 23 novembre 2020. ». Il la finançait alors à travers La Nuit du bien commun parisienne, une soirée de levée de fonds philanthropique qui se déroule dans une quinzaine d’autres villes françaises chaque année depuis 2017, et qui a levé plus de 26 millions d’euros de dons au profit d’associations pour la plupart catholiques et conservatrices.
À l’assaut de l’Évars
Com’ je t’aime est l’une des associations conservatrices intervenant dans le domaine de l’Évars. Ce champ disciplinaire se voit doté pour la première fois, à la rentrée 2025, d’un programme officiel du CP à la terminale3L’Évars est obligatoire depuis 2001, mais son contenu n’était, avant la rentrée 2025, décliné que sous forme de grandes orientations générales. Les trois séances annuelles prévues étaient dispensées de manière très inégale.. Jusqu’ici, les enseignant·es et les directions, par manque de temps et de formation, ont délégué régulièrement les ateliers d’Évars à des associations. Pour intervenir dans le public et dans le privé sous contrat, celles-ci doivent bénéficier d’un agrément national ou local, délivré par l’Éducation nationale, la préfecture ou l’académie, selon des critères plus ou moins stricts. Un principe loin de se vérifier dans la réalité.
À l’heure où des structures agréées, comme le Planning familial, voient leurs subventions baisser dans plusieurs régions, de nombreuses associations catholiques réactionnaires convoitent ce terrain. Sur la vingtaine que nous avons recensées, un quart est soutenu par la galaxie de Pierre-Édouard Stérin. « On a vu émerger plein de petites structures, parfois locales, qui prennent la place du Planning familial dans les établissements privés. D’apparence respectable et lisse, elles ont en réalité une vision très conservatrice et tendancieuse du rôle des femmes et du couple », expliquent à La Déferlante Marie Troadec et Pascale Picol, de la CGT-Enseignement privé. Ces associations ont en commun une pédagogie centrée sur le couple hétérosexuel, « l’amour durable » et la lutte contre la pornographie, et éludent certains objectifs pourtant essentiels du nouveau programme d’Évars, comme l’identité de genre et la lutte contre les discriminations et les LGBTphobies.
« Il faut expliquer aux petites filles qu’elles ont entre les jambes un passage secret, le couloir de la vie, par lequel elles pourront un jour être maman », expliquait par exemple Laura Bertail, responsable de Grandir et aimer, un parcours de formation des Associations familiales catholiques4Regroupées en confédération, connues pour leurs positions conservatrices, les Associations familiales catholiques relaient depuis 1905, auprès des pouvoirs publics, des préceptes de l’Église catholique en matière de morale familiale et sexuelle. à destination des intervenant·es en Évars, lors du forum Viva ! de l’organisation anti-avortement Alliance Vita en mars 2025, auquel nous avons assisté. S’alarmant des « chiffres affolants de l’avortement chez les jeunes », elle ajoutait être contre l’« idéologie du genre » (expression fourre-tout servant aux mouvements réactionnaires d’épouvantail rhétorique), qui serait selon elle défendue dans les nouveaux programmes d’Évars. Sur près de 50 structures présentes ce week-end-là au parc Floral de Paris, dont des organisations anti-IVG, comme la Fondation Jérôme Lejeune ou Marche pour la vie, au moins six investissent l’Évars. Parmi elles, Cycloshow XY, une association proposant des ateliers « axés sur l’anatomie, le cycle féminin et la grossesse » pour « découvrir la puissance de vie qui est en chacun », ou encore TeenStar, un parcours d’éducation affective destiné aux établissements du secondaire qui promeut la doctrine catholique et prône l’abstinence et la planification naturelle.
Parmi les 150 intervenant·es, on pouvait trouver Philippe Delorme, l’ex-secrétaire général de l’Enseignement catholique (Sgec). Cette association chapeaute les établissements catholiques privés sous contrat – qui concentrent près de 17 % de l’effectif scolaire –, et bénéficie de l’écoute attentive des pouvoirs publics. À la fin d’août 2025, elle produisait un document détaillant sa conception de l’Évars dans l’Enseignement catholique, « plus large que celle des nouveaux programmes scolaires ». Soit « un accompagnement à la connaissance de soi, à l’estime de soi, à l’ouverture et au respect de l’autre, dans la perspective d’un amour véritable et durable », toujours tourné vers Dieu. S’ils bénéficient d’une certaine liberté pédagogique, les établissements privés, lorsqu’ils sont sous contrat avec l’État, sont pourtant tenus de respecter le programme officiel. Cela semble loin d’être le cas, comme en témoigne Pascale Picol, de la CGT-Enseignement privé : « Pour l’instant, et c’est bien le problème, rien ne contraint l’enseignement catholique à respecter le programme ou à choisir des structures agréées. »
Des associations implantées localement
Certaines de ces associations catholiques ont avant tout une implantation locale, comme l’Atelier Kerlatio, créé en 2022 en Bretagne. L’une de ses cofondatrices, Charlotte Bischoff, expliquait en 2018 au magazine Zélie (« 100 % féminin, 100 % chrétien ») être engagée auprès de la Communauté de l’Emmanuel. L’autre cofondatrice, Ségolène Vaury, est par ailleurs animatrice pour l’association Cycloshow XY. Depuis 2023, toutes deux interviennent dans le milieu scolaire, de la maternelle au lycée, dans des établissements privés mais aussi publics (comme à Dinan ou à Lancieux, dans les Côtes‑d’Armor) ; pour les parents, elles animent des rencontres, des ateliers, et des cinés-débats en lien avec le centre communal d’action sociale de Pleurtuit (Ille-et-Vilaine).
Formées au conseil conjugal et familial par l’association Cler Amour et famille – prônant un catholicisme très conservateur –, Charlotte Bischoff et Ségolène Vaury ont beau jeu d’indiquer que leurs « intervenants sont formés dans différents organismes […] pour permettre toute la pluralité et la diversité d’apports et de positionnements nécessaires à l’accueil inconditionnel de chaque personne et à son écoute ». Si l’association argue que « les actions d’Atelier Kerlatio en milieu scolaire répondent aux exigences du programme d’Éducation à la vie affective relationnelle et sexuelle 2025 », le rectorat de l’académie de Rennes a néanmoins averti les directeur·ices d’écoles élémentaires, en septembre dernier, de la non-habilitation de l’association : elle ne dispose d’aucun agrément de l’Éducation nationale. « Certaines approches évoquées par l’association – mélange sciences/spiritualité, discours genrés, séances en non-mixité – ne sont pas conformes aux objectifs du programme Évars, qui vise notamment l’égalité filles-garçons et le respect de la laïcité », alertent les instances du rectorat.
Sur LinkedIn, les deux entrepreneures affichent la couleur : elles citent régulièrement les posts de Thérèse Hargot, sexologue proche de La Manif pour tous5Émanation des milieux conservateurs du catholicisme français, La Manif pour tous est le mouvement qui s’est opposé en 2013 à l’adoption de la loi autorisant le mariage pour les personnes du même sexe. et influenceuse réactionnaire qui produit de nombreux contenus critiques de la pilule, du féminisme ou de la pornographie. Ségolène Vaury explique par ailleurs, dans un portrait d’ancienne élève de l’école de communication Ircom, publié sur le site internet de Kerlatio, que son stage à l’association anti-avortement Alliance Vita a été « une expérience fondatrice, qui continue de [l]’habiter aujourd’hui ». Par ailleurs, en 2024, l’Atelier Kerlatio a fait partie, à l’instar de Com’ je t’aime, des heureux lauréats de La Nuit du bien commun dans sa version rennaise. Parmi les membres du comité de sélection de cette édition : Julien Bischoff, parent d’une des cofondatrices de Kerlatio et ancien directeur de L’1visible, « le mensuel fondé dans les grâces de la communauté de l’Emmanuel et dédié à l’évangélisation ». Interrogée à ce sujet, ainsi que sur son lien avec Pierre-Édouard Stérin, l’association Kerlatio nous a répondu ne pas souhaiter « rentrer dans une polémique concernant La Nuit du bien commun », et affirme que « Julien Bischoff n’a pas pris part au jury chargé de la sélection de l’association […] : il n’a ni examiné le dossier ni voté lors du grand oral ».
« Des petites structures, parfois locales, prennent la place du Planning familial dans les établissements privés. D’apparence respectable, elles ont en réalité une vision très conservatrice du rôle des femmes et du couple. »
Marie Troadec et Pascale Picol, de la CGT-Enseignement privé
Parmi les points communs de ces différents mouvements : une obsession anti-pornographie, la pornographie étant considérée comme une dégradation des relations affectives. « Le cheval de bataille de l’Église catholique est d’affirmer qu’on ne peut pas séparer amour et sexualité », explique Florian Vörös, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université de Lille, auteur d’un article sur « l’invention de l’addiction à la pornographie6Florian Vörös, « L’invention de l’addiction à la pornographie », in Sexologies. Revue européenne de sexologie et de santé sexuelle, 2009. ».
L’association We Are Lovers (WAL) a fait de la lutte contre la pornographie son unique fonds de commerce. Assurant être « aconfessionnelle » et « apolitique », la structure, qui collabore régulièrement avec le parcours d’éducation affective TeenStar, entend porter « un message d’espoir à tous les jeunes qui sont aujourd’hui dépendants de la pornographie ». Elle prétend intervenir uniquement sur la pornographie, pourtant les ateliers qu’elle propose sont parfois présentés dans le cadre de l’Évars dans les projets pédagogiques de certains établissements privés que nous avons pu consulter. We Are Lovers affirme par ailleurs être intervenue dans 324 établissements scolaires privés et publics, à partir de la classe de 4e, depuis sa création en 2018.
En parallèle, l’association donne des conférences pour des diocèses et dans différents milieux catholiques conservateurs, comme au forum L’amour est dans le vrai des Associations familiales catholiques de Bordeaux en octobre 2024. Enfin, l’association fait aussi, sur ses réseaux sociaux, la promotion du mouvement américain No Fap, qu’on pourrait traduire par « pas de branlette », et du « No Nut November », « un défi masculiniste dont la promesse est de retrouver sa virilité naturelle en arrêtant de se masturber. Un peu plus respectable en apparence », explique Florian Vörös. Le chercheur voit dans la promotion d’une telle démarche « un grand écart avec la lutte contre les stéréotypes de genre » qu’affiche par ailleurs l’association. We Are Lovers propose d’arrêter le porno en huit semaines grâce à son programme Revival, dont les affirmations et ressources scientifiques laissent Florian Vörös sceptique : « L’“addiction à la pornographie” et ses effets sur les jeunes sont des objets de controverse, sans consensus scientifique, et leur étude pose d’importantes difficultés méthodologiques. » Cette addiction en tant que telle n’a jamais été validée ni par l’Association américaine de psychiatrie ni par l’Organisation mondiale de la santé.
Catholicisme ultraconservateur
D’abord née en 2017 sous le nom de Collectif M, l’association We Are Lovers a été fondée par trois jeunes hommes qui disent avoir souffert d’addiction à la pornographie. Elle affirme dans son rapport d’activités de 2023 privilégier « l’ouverture et l’inclusion, en étant notamment vigilante à équilibrer le ratio femmes/hommes », mais elle ne compte en 2025 qu’une femme parmi les cinq membres de son bureau. Les personnes qui l’animent ont des marqueurs sociologiques et idéologiques typiques du catholicisme ultraconservateur : la fréquentation de l’institution Stanislas – en tant qu’élève ou, comme Joseph Pesme (un temps directeur de WAL), en tant qu’enseignant ; la proximité professionnelle avec des entités telles que la communauté de l’Emmanuel ou la fondation anti-IVG Jérôme Lejeune, à l’image du vidéaste Christophe Hellot, réalisateur en 2024 du premier film de WAL, L’Usage problématique de la pornographie ; et enfin, sur le versant financier, des liens divers avec des organismes de la philanthropie catholique ultraconservatrice.
« Le cheval de bataille de l’Église catholique est d’affirmer
qu’on ne peut pas séparer amour
et sexualité. »Florian Vörös, maître de conférences en sciences de l’information
We Are Lovers a été lauréate à quatre reprises de La Nuit du bien commun à Paris en 2018, Lyon en 2021, Bordeaux en 2024 et Nantes en 2025 ; elle dit avoir perçu « en moyenne 35 000 euros par événement », sans toutefois communiquer le détail. Elle a par ailleurs été bénéficiaire du Parvis solidaire, autre soirée caritative co-organisée par Obole, la société qui organise aussi les éditions de La Nuit du bien commun, et la Fondation Sainte-Geneviève, qui émane, elle, du diocèse de Nanterre – en 2024, We Are Lovers y remportait pas moins de 80 000 euros. Au-delà de la galaxie Stérin, elle est aussi soutenue par le fonds de dotation Stella Domini, lequel finance des organisations anti-avortement et l’association Com’ je t’aime. Qu’il s’agisse du corpus idéologique ou des leviers de financement, le prosélytisme des milieux catholiques réactionnaires en faveur d’une morale familiale ultraconservatrice est ainsi porté par un réseau d’acteur·ices cohérent et homogène. Interrogé·es sur les ressources privées dont WAL bénéficie, ses responsables assurent que « [l’association] tient à son indépendance vis-à-vis de ses financeurs et [qu’]ils n’interfèrent pas dans [son] fonctionnement ».
D’étonnants soutiens publics
Plus surprenant : certaines de ces associations peuvent également compter sur le soutien d’organismes publics. C’est le cas de l’Atelier Kerlatio : après avoir formé des agent·es de la ville de Dinan en 2023 aux questions d’Évars, sur demande et financement de la mairie, l’association a remporté un appel à projets de la Maison du département de Dinan, pour lui permettre de mener des actions de prévention. Un soutien financier de 3 920 euros en 2023, qui fait suite à une autre subvention de 2 000 euros accordée l’année précédente. Selon le service Enfance-Éducation de la ville, la mairie aurait « complété la subvention » en 2023, sans préciser le montant.
Pour certaines associations, le soutien public est plus insidieux. We Are Lovers est par exemple répertoriée sur jeveuxaider.gouv.fr, site officiel du gouvernement qui liste les missions de bénévolat dans plusieurs associations. En mai 2025, Clara Chappaz et Sarah El Haïry, respectivement ancienne ministre déléguée chargée de l’Intelligence artificielle et du Numérique et haut-commissaire à l’enfance, assistaient à une intervention de cette association au lycée privé sous contrat l’Initiative, à Paris, preuve du poids de We Are Lovers. « Nous travaillons désormais avec elles pour amplifier notre démarche », écrit We Are Lovers dans sa newsletter. Sarah El Haïry n’a pas répondu à nos sollicitations ; le cabinet de Clara Chappaz assure qu’« il n’y a pas de collaboration entre le ministère du Numérique et cette association », qui a « partagé une demande de soutien au cabinet à laquelle il n’a pas été donné suite ».
La pêche aux financements aura été plus fructueuse auprès de la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) du Rhône, qui a accordé à We Are Lovers sa première subvention publique de 6 000 euros dans le cadre d’un appel à projets en 2025, afin de mener des actions de prévention de l’addiction liée à la consommation de pornographie chez les 12–18 ans. Mildeca dont le chargé de mission « Pratiques numériques – addictions et numérique – intelligence économique » n’est autre que Joseph Pesme, directeur de We Are Lovers en 2023 et 2024. Au sujet du potentiel rôle qu’il aurait joué dans l’attribution de cette subvention, la mission interministérielle répond qu’elle « n’a pas été en contact avec cette association et n’avait pas à connaître ce projet, les préfectures étant souveraines pour déterminer les projets financés localement ».
Ainsi, peu à peu, les associations catholiques réactionnaires continuent d’avancer leurs pions. Au début de 2025, We Are Lovers a par exemple déposé une demande d’agrément auprès de l’Éducation nationale. Le tout en bénéficiant du soutien de plus en plus appuyé du Secrétariat général de l’enseignement catholique, dont le nouveau patron, Guillaume Prévost, multiplie les déclarations problématiques sur l’Évars. Lors de sa conférence de presse de rentrée, le 23 septembre, celui-ci revendiquait par exemple la possibilité de prier en début de cours. À rebours des programmes officiels, donc.
Cette enquête a été réalisée avec le concours du Fonds pour une presse libre dans le cadre de l’appel à projets : « Extrême droite : enquêter, révéler, démonter », ainsi qu’avec le soutien financier de la bourse Brouillon d’un rêve de la Société civile des auteurs multimédia.


