Ma vocation a débuté grâce à ma mère. Mes parents étaient immigré·es. Mon père était ouvrier, ma mère sans emploi, mais elle a eu besoin d’un salaire pour élever ses dix enfants.
En grandissant, j’ai décidé de travailler, moi aussi, auprès des personnes âgées. J’ai commencé dans une USLD, une unité de soins de longue durée. Le personnel était nombreux. On avait vingt-six patientes et patients pour cinq soignantes. Le travail était dur, mais il y avait une bonne organisation. On arrivait à 7 h 30 et on repartait à 14 h 30. L’après-midi, on pouvait se reposer. Aujourd’hui, dans les Ehpad [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes], on travaille quatre heures de plus, on fait des journées de douze heures. Ça a accentué la dégradation de nos conditions de travail.
Dans les années 1990, on avait le temps de coiffer les patientes, de les maquiller. On fêtait les anniversaires, on communiquait, on parlait de leur vécu. C’étaient de vraies relations humaines. Je ressentais vraiment une satisfaction. Quand on soigne bien quelqu’un·e, on se sent bien. Quand j’arrive à soulager leur souffrance, je me dis que j’ai réussi à me rendre utile. Lorsque j’ai débuté, ce que j’aimais dans mon métier, c’était m’asseoir à table avec les résidentes et les résidents, discuter autour d’un café, écouter leurs histoires. Mais aujourd’hui, c’est devenu impossible.
Et puis aussi, au fil des années, on vieillit. On est plus fragiles, notamment sur le plan de la santé. Moi, par exemple, je n’ai plus de souplesse. J’ai des douleurs au niveau du genou, je n’arrive plus à le plier. La santé mentale aussi en prend un coup, parce que la charge est énorme. Parfois, on n’arrive pas à accomplir nos missions quotidiennes. On rentre chez soi, on se dit : “Je ne me suis pas occupée de ça.” Une fois, j’ai oublié de passer voir une résidente en fin de vie, parce que j’étais trop prise par le travail. J’essaie d’être très attentive pour ne pas les laisser partir seul·es. Et là, de ne pas être allée la voir, de ne pas lui avoir bien mis sa table, de ne pas avoir placé son verre à côté… Je m’en suis voulu.
Dans cet établissement, nous étions trois soignantes sur douze heures pour nous occuper de quarante résident·es. C’est du travail à la chaîne, qui rend impossibles les soins de qualité. Être aide-soignante, ce n’est pas seulement faire la toilette. Il y a aussi les attentes des résident·es : l’envie de boire un verre d’eau, qu’on leur ouvre le volet, le besoin qu’on les change. Si les résident·es n’ont pas cet accompagnement, c’est une souffrance…
Pendant le covid, ça a été très dur. Quand la pandémie a démarré [en 2020], j’étais syndicaliste à temps plein à la CGT depuis 2015. Pour soutenir les collègues, j’ai repris mon poste d’aide-soignante en Ehpad quand les contaminations ont explosé. Je suis arrivée avec ma tenue et je me suis retrouvée seule dans un service de quarante résident·es. Deux autres aides-soignantes sont arrivées deux heures plus tard. Il fallait mettre en place toutes les protections sanitaires : enfiler des gants, faire le nettoyage. On avait tellement peur. Au début, on manquait de moyens et les premières protections fournies étaient d’abord pour les médecins. J’étais très inquiète, je me disais qu’on allait tous·tes mourir.
Quand les hôpitaux ont été saturés, ils ont transféré des patient·es contaminé·es dans l’Ehpad. C’est à ce moment-là que le covid s’est propagé et que nous avons commencé à perdre des personnes âgées. Dans notre service, le personnel n’a pas été touché, mais à côté, tout un service a été contaminé. Les résident·es décédé·es partaient sur des brancards plastifiés, sans être lavé·es, dans des frigos qui attendaient dans la rue. Il y a eu des séquelles chez les collègues après le covid : des infarctus, des AVC, une perte de vue temporaire… Personne n’en parle.
On n’a pas protégé nos personnes âgées. Il y a quand même une responsabilité d’avoir laissé ces résident·es mourir et ces personnels sombrer dans le désespoir. Pendant la pandémie, on nous applaudissait, on faisait preuve de bienveillance envers nous. Il y a eu un élan de solidarité, même la direction mettait la main à la pâte et venait nous aider à distribuer les repas. Mais aujourd’hui, toute cette histoire est finie. Les directions font comme avant : on ne nous parle que de restriction des budgets. L’argent est redevenu la priorité. Terminée la bienveillance envers le personnel, il faut suivre les directives et c’est tout.
Aujourd’hui, je reste engagée et je suis sur le terrain en tant que syndicaliste. On m’appelle “la reine des Ehpad”, car j’y passe tout mon temps. Je vais voir mes collègues, je leur fais à manger, je leur donne des conseils pour prendre le temps de bien accompagner les résident·es, je me bats pour les conditions de travail. Et là aussi, je sens que je prends soin des autres. » •
Propos recueillis par téléphone le 23 mai 2025.







