« Être aide-soignante, ce n’est pas seulement faire la toilette »

Malika Belarbi est aide-soignante en Ehpad depuis 1995. Également syn­di­ca­liste à la CGT, elle constate, depuis trente ans, la dégra­da­tion des condi­tions de travail et le déli­te­ment du lien avec les patient·es dans les éta­blis­se­ments pour personnes âgées dépendantes.

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Publié le 28/10/2025

Malika Belarbi, à Boulogne-Billancourt, le 9 juillet 2025. Crédit : Daria Svertilova pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire.

Ma vocation a débuté grâce à ma mère. Mes parents étaient immigré·es. Mon père était ouvrier, ma mère sans emploi, mais elle a eu besoin d’un salaire pour élever ses dix enfants. 

Dans les années 1980, elle a donc commencé à tra­vailler comme aide à domicile à Sèvres dans les Hauts-de-Seine. Elle se rendait chez des personnes âgées plutôt aisées. Elle les aidait à faire leurs courses, leur toilette, elle leur préparait les repas. Moi, j’étais petite, je la suivais au travail, et j’aimais bien l’échange qu’elle avait avec ces gens, je l’admirais. Il y avait un dialogue, une relation proche.


En gran­dis­sant, j’ai décidé de tra­vailler, moi aussi, auprès des personnes âgées. J’ai commencé dans une USLD, une unité de soins de longue durée. Le personnel était nombreux. On avait vingt-six patientes et patients pour cinq soi­gnantes. Le travail était dur, mais il y avait une bonne orga­ni­sa­tion. On arrivait à 7 h 30 et on repartait à 14 h 30. L’après-midi, on pouvait se reposer. Aujourd’hui, dans les Ehpad [éta­blis­se­ment d’hébergement pour personnes âgées dépen­dantes], on travaille quatre heures de plus, on fait des journées de douze heures. Ça a accentué la dégra­da­tion de nos condi­tions de travail.

Dans les années 1990, on avait le temps de coiffer les patientes, de les maquiller. On fêtait les anni­ver­saires, on com­mu­ni­quait, on parlait de leur vécu. C’étaient de vraies relations humaines. Je res­sen­tais vraiment une satis­fac­tion. Quand on soigne bien quelqu’un·e, on se sent bien. Quand j’arrive à soulager leur souf­france, je me dis que j’ai réussi à me rendre utile. Lorsque j’ai débuté, ce que j’aimais dans mon métier, c’était m’asseoir à table avec les rési­dentes et les résidents, discuter autour d’un café, écouter leurs histoires. Mais aujourd’hui, c’est devenu impossible.


Et puis aussi, au fil des années, on vieillit. On est plus fragiles, notamment sur le plan de la santé. Moi, par exemple, je n’ai plus de souplesse. J’ai des douleurs au niveau du genou, je n’arrive plus à le plier. La santé mentale aussi en prend un coup, parce que la charge est énorme. Parfois, on n’arrive pas à accomplir nos missions quo­ti­diennes. On rentre chez soi, on se dit : “Je ne me suis pas occupée de ça.” Une fois, j’ai oublié de passer voir une résidente en fin de vie, parce que j’étais trop prise par le travail. J’essaie d’être très attentive pour ne pas les laisser partir seul·es. Et là, de ne pas être allée la voir, de ne pas lui avoir bien mis sa table, de ne pas avoir placé son verre à côté… Je m’en suis voulu.

Dans cet éta­blis­se­ment, nous étions trois soi­gnantes sur douze heures pour nous occuper de quarante résident·es. C’est du travail à la chaîne, qui rend impos­sibles les soins de qualité. Être aide-soignante, ce n’est pas seulement faire la toilette. Il y a aussi les attentes des résident·es : l’envie de boire un verre d’eau, qu’on leur ouvre le volet, le besoin qu’on les change. Si les résident·es n’ont pas cet accom­pa­gne­ment, c’est une souffrance…


Pendant le covid, ça a été très dur. Quand la pandémie a démarré [en 2020], j’étais syn­di­ca­liste à temps plein à la CGT depuis 2015. Pour soutenir les collègues, j’ai repris mon poste d’aide-soignante en Ehpad quand les conta­mi­na­tions ont explosé. Je suis arrivée avec ma tenue et je me suis retrouvée seule dans un service de quarante résident·es. Deux autres aides-soignantes sont arrivées deux heures plus tard. Il fallait mettre en place toutes les pro­tec­tions sani­taires : enfiler des gants, faire le nettoyage. On avait tellement peur. Au début, on manquait de moyens et les premières pro­tec­tions fournies étaient d’abord pour les médecins. J’étais très inquiète, je me disais qu’on allait tous·tes mourir.

Quand les hôpitaux ont été saturés, ils ont transféré des patient·es contaminé·es dans l’Ehpad. C’est à ce moment-là que le covid s’est propagé et que nous avons commencé à perdre des personnes âgées. Dans notre service, le personnel n’a pas été touché, mais à côté, tout un service a été contaminé. Les résident·es décédé·es partaient sur des brancards plas­ti­fiés, sans être lavé·es, dans des frigos qui atten­daient dans la rue. Il y a eu des séquelles chez les collègues après le covid : des infarctus, des AVC, une perte de vue tem­po­raire… Personne n’en parle.


On n’a pas protégé nos personnes âgées. Il y a quand même une res­pon­sa­bi­li­té d’avoir laissé ces résident·es mourir et ces per­son­nels sombrer dans le désespoir. Pendant la pandémie, on nous applau­dis­sait, on faisait preuve de bien­veillance envers nous. Il y a eu un élan de soli­da­ri­té, même la direction mettait la main à la pâte et venait nous aider à dis­tri­buer les repas. Mais aujourd’hui, toute cette histoire est finie. Les direc­tions font comme avant : on ne nous parle que de res­tric­tion des budgets. L’argent est redevenu la priorité. Terminée la bien­veillance envers le personnel, il faut suivre les direc­tives et c’est tout.


Aujourd’hui, je reste engagée et je suis sur le terrain en tant que syn­di­ca­liste. On m’appelle “la reine des Ehpad”, car j’y passe tout mon temps. Je vais voir mes collègues, je leur fais à manger, je leur donne des conseils pour prendre le temps de bien accom­pa­gner les résident·es, je me bats pour les condi­tions de travail. Et là aussi, je sens que je prends soin des autres. » •

Propos recueillis par téléphone le 23 mai 2025.

Soigner dans un monde qui va mal

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire.