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Espagne : dans les coulisses d’un tribunal spécialisé dans les violences conjugales

Avec une législation par­mi les plus pro­tec­tri­ces d’Europe, l’Espagne fait fig­ure de modèle dans la lutte con­tre les vio­lences con­ju­gales. Depuis 2004, le nom­bre de féminicides y a chuté de 25%. Mais les juges espag­nols réclament des moyens supplémentaires, et les asso­ci­a­tions et femmes concernées souhait­ent que la loi aille plus loin. Reportage à Mala­ga dans un tri­bunal spécialisé dans le traite­ment de ces vio­lences.
Publié le 30/07/2021

Modifié le 16/01/2025

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°3 Se bat­tre (parue en sep­tem­bre 2021)

L’im­posant bloc de béton con­traste avec le décor des mon­tagnes de Mala­ga qui lui font face. C’est le palais de jus­tice. Au troisième étage de ce bâtiment de 70 000 m², sur une porte en verre, un écriteau en let­tres blanch­es sur fond vert annonce : « Tri­bunal dédié à la vio­lence à l’égard des femmes ».

Il faut tra­vers­er un open space où tra­vail­lent une dizaine d’auxiliaires de jus­tice, puis emprunter un couloir avant d’arriver au bureau de María Concepción de Mon­toya, mag­is­trate spécialisée dans les vio­lences de genre.

Sur les 3 500 tri­bunaux que compte l’Espagne, 106, dont trois à Mala­ga, trait­ent exclu­sive­ment les affaires pénales et civiles con­cer­nant les vio­lences com­mis­es sur des femmes dans le cou­ple. Les juges – un ou une par tri­bunal – y instru­isent les dossiers et sont habilité·es à juger les dél­its dits « légers » (insultes, har­cèle­ment, men­aces) en présence de procureur·es spécialisé·es. Ces magistrat·es reçoivent une for­ma­tion spé­ci­fique en ligne d’une durée de seize heures. Trois salles au sous-sol accueil­lent exclu­sive­ment les procès pénaux de vio­lences de genre avec trois autres juges – un équiv­a­lent des tri­bunaux cor­rec­tion­nels français mais spé­ci­fique­ment dédiés aux vio­lences de genre. Les dél­its les plus graves sont jugés dans des cours régionales (audi­en­cia provin­cial), et les crimes au tri­bunal del jura­do, com­pé­tent pour les meurtres et assas­si­nats (les assis­es français­es).

Cette semaine-là, en févri­er dernier, María Con­cep­ción de Mon­toya, cheveux auburn frisés tombant sur un blou­son en cuir, est de garde. En plus de gér­er les dossiers en cours, elle audi­tionne les hommes vio­lents ayant été arrêtés et reçoit les femmes qui vien­nent de dépos­er plainte. La jus­tice a 72 heures pour traiter une plainte « urgente » pour vio­lences de genre. « Pro­téger les femmes vic­times doit être notre pri­or­ité », énonce avec énergie la juge de 50 ans, à la tête de cette juri­dic­tion depuis qua­torze ans

Ces tri­bunaux ont été créés en 2004, date de la pro­mul­ga­tion de la « loi de mesures de pro­tec­tion inté­grale con­tre les vio­lences de genre » exer­cée par un (ex-)partenaire. « La vio­lence de genre n’est pas un prob­lème qui con­cerne la sphère privée. Elle se man­i­feste au con­traire comme le sym­bole le plus bru­tal de l’inégalité. Il s’agit d’une vio­lence exer­cée sur les femmes pour le sim­ple fait d’être femme », peut-on lire dans le préam­bule à la loi-cadre. La vio­lence exer­cée par un homme sur une femme dans le cou­ple est donc dev­enue un délit par­ti­c­uli­er en Espagne. Et cela con­stitue une avancée spec­tac­u­laire dans un pays qui a longtemps mis de côté les droits des femmes, rap­pelle la soci­o­logue Glòria Casas Vila¹: « En Espagne, à cause de la dic­tature de Fran­co [1939–1975], les femmes avaient peu de droits. Par exem­ple, jusqu’à la réforme de 1981, elles ne pou­vaient pas divorcer. Les mou­ve­ments fémin­istes ont réus­si à con­quérir ces droits basiques, puis à faire vot­er une loi sur les vio­lences. »

Le féminicide qui a bouleversé l’Espagne

C’est à la suite du fémini­cide d’Ana Orantes le 17 décem­bre 1997, que la néces­sité d’une telle loi, portée par le PSOE (Par­ti social­iste ouvri­er espag­nol), s’est imposée. Ana Orantes avait déposé quinze plaintes con­tre son mari. Après la pronon­ci­a­tion de leur divorce, un juge l’avait oblig­ée à partager le domi­cile famil­ial avec lui. Quelques jours avant d’être tuée, brûlée vive par son ex-con­joint, Ana Orantes avait racon­té dans une émis­sion de télévi­sion ses « quar­ante ans à pren­dre des coups ». C’est leur fille de 14 ans qui a décou­vert le cadavre de  sa mère en ren­trant de l’école. « Le fémini­cide d’Ana Orantes a boulever­sé la société espag­nole », se sou­vient Flor de Tor­res, pro­cureure déléguée d’Andalousie à la vio­lence faite aux femmes, au par­quet depuis trente ans, dont dix-sept de spé­cial­i­sa­tion. « Les instances judi­ci­aires n’ont pas su répon­dre à sa demande de pro­tec­tion. On ne peut pas bien juger de telles vio­lences entre deux affaires de vols. Ces femmes ont besoin de per­son­nels for­més qui vont écouter leur parole sans la remet­tre en cause. »

Dans son bureau, la juge María Con­cep­ción de Mon­toya essaie d’appliquer ce principe, tout en gérant le flux con­tinu des audi­tions. Ce matin-là, elle entend un témoin dans le cadre d’une instruc­tion : il a vu un agresseur – depuis placé en déten­tion pro­vi­soire – jeter de l’essence sur sa com­pagne. Abor­dant un autre sujet entre deux renou­velle­ments de mesures d’éloignement, elle se félicite d’une mod­i­fi­ca­tion de la loi, en 2020 : « À présent, nous sommes égale­ment com­pé­tentes pour les femmes trans, elles ne sont plus dis­crim­inées. » Exit les préreq­uis tels le traite­ment médica­menteux ou le change­ment d’état civ­il.

Midi. Après qua­tre heures d’audition, une femme vêtue d’un uni­forme blanc de soignante s’assoit en face du bureau de la juge. Ses jambes trem­blent. « J’ai un prob­lème avec l’alcool, mon mari m’insulte quand je bois… Il m’a don­né une grande baffe, il a dit qu’il voulait me faire intern­er. » Elle par­le fort. « Je vous écoute », lui dit la juge douce­ment. « Je lutte pour sur­vivre », lâche la trente­naire à bout de souf­fle. La juge lui pro­pose que son avo­cat l’emmène en « salle des vic­times » ; une pièce avec canapés et jou­ets d’enfants qui per­met aux femmes de se pos­er quelques heures et de ne pas crois­er leur agresseur – dans les faits, seuls deux des trois tri­bunaux don­nent directe­ment accès à cette salle.

Deux jours plus tard, après avoir enten­du le con­joint d’une femme vio­len­tée, María Con­cep­ción de Mon­toya ouvre le dossier d’un « délit léger ». Elle reçoit d’abord la plaig­nante, 35 ans, foulard fuch­sia autour des cheveux. La pro­cureure est présente par visio­con­férence.

« Il vous a insultée ? » demande la juge. « Oui, pour que j’avorte. Il m’a appelée jusqu’à onze fois par jour, il est venu à mon tra­vail… » Dix min­utes plus tard, la mag­is­trate fait entr­er l’ex-conjoint mis en cause. Il s’assoit sur une chaise dans l’encadrement de la porte – pour respecter les règles de dis­tan­ci­a­tion liées à la crise san­i­taire. L’homme recon­naît s’être ren­du au tra­vail de son ex-com­pagne ain­si que les appels con­stants « pour savoir ce qu’elle allait faire, pour qu’elle avorte, ça me rendait fou de pas savoir ». Il est con­damné à six mois d’éloignement avec un sys­tème de géolo­cal­i­sa­tion per­ma­nente et à cinq jours de « tra­vail au béné­fice de la com­mu­nauté ». Le taux de con­damna­tion dans les tri­bunaux spé­cial­isés qui jugent les dél­its légers était en 2012 de 74 % con­tre 50 % dans les tri­bunaux pénaux. D’après un classe­ment établi par le réseau européen de data­jour­nal­isme (EDJnet) à par­tir de don­nées d’Eurostat, l’Espagne est le troisième pays (sur 19) comp­tant le moins de fémini­cides con­ju­gaux pro­por­tion­nelle­ment à la pop­u­la­tion fémi­nine totale. Par com­para­i­son, la France, se classe au huitième rang². Les actions mis­es en place sem­blent donc porter leurs fruits, même si les Espag­noles se déclarant vic­times ne sont encore que 27 % à dépos­er plainte – et seule­ment 14 % en France.

Chercher les cicatrices

La loi de 2004 a égale­ment créé les unités d’évaluation médi­co-légale inté­grale (UVIF) dédiées à la vio­lence de genre. Celle de Mala­ga est située au sous-sol du palais. On y accède par d’immenses couloirs bleu gris labyrinthiques. Esper­an­za López Hidal­go, médecin légiste, coor­donne une équipe de qua­tre psy­cho­logues, qua­tre tra­vailleuses sociales et deux médecins légistes, qui s’entretiennent séparé­ment avec la vic­time, l’agresseur et par­fois les enfants. Les juges sai­sis­sent unique­ment ces unités pour les cas de vio­lences dites « habituelles » (tra­duc­tion lit­térale de « mal­tra­to habit­u­al » pour car­ac­téris­er des faits de vio­lences psy­chologiques accom­pa­g­nées de vio­lences physiques, sex­uelles ou ver­bales per­pétrées sur plusieurs années). « Cela nous per­met d’évaluer la vio­lence psy­chologique, pré­cise la juge Mon­toya, et de savoir dans quelles con­di­tions vivent les enfants. » Tra­vail­lant en duo, Ana Sánchez, psy­cho­logue, et Ele­na Rodríguez  assis­tante sociale, cherchent « à con­naître les antécé­dents, la dépen­dance finan­cière, le niveau d’anxiété, le risque de récidives… ». La psy­cho­logue éval­ue aus­si la « con­sis­tance émo­tion­nelle » et tente de mesur­er l’impact psy­chologique des vio­lences.

Au-dessus d’un grand plac­ard, des ours en peluche sur­plombent le couloir où se trou­ve le bureau de la coor­di­na­trice. Ici, la médecin Esper­an­za López Hidal­go cherche les lésions ou cica­tri­ces sur le corps des femmes, scrute les précé­dents cer­ti­fi­cats médi­caux et les pho­tos de blessure. « Le patri­ar­cat crée cette idée de supéri­or­ité des hommes, c’est donc cru­cial d’examiner les femmes avec cette per­spec­tive de genre… Elles souf­frent et sont passées par nom­bre de bureaux ; on ne doit pas leur causer d’autres préju­dices. » Quinze à vingt dossiers sont traités ici chaque mois. « Notre grand défi, c’est la coor­di­na­tion car les vic­times sont par­fois un peu per­dues, avec toutes ces insti­tu­tions auprès desquelles elles doivent faire des démarch­es », ajoute Inés Doménech, direc­trice de l’Institut de médecine légale, ex-coor­di­na­trice de l’unité d’évaluation médi­cale.

La voix des survivantes

« Per­due. » C’est le sen­ti­ment qu’a éprou­vé Ana Padi­al, hôtesse de caisse dans un super­marché, à la suite de la plainte qu’elle a déposée pour men­aces en 2011 con­tre son mari. « Je n’avais jamais été dans un tri­bunal, j’ai trou­vé la jus­tice froide, j’avais l’impression d’être toute petite », se sou­vient cette femme de 46 ans, qui a subi des vio­lences psy­chologiques et physiques de la part du père de son fils avec qui elle a vécu vingt ans. Au procès, en 2013, « ter­ri­fiée », elle a usé de son droit à ne pas témoign­er con­tre lui ³. « Ils ont pu seule­ment le con­damn­er pour ce qui était évi­dent : il avait voulu brûler la mai­son et m’avait men­acée. » L’ex-conjoint a été con­damné à deux ans de prison ferme.

Échaudée par son expéri­ence du par­cours judi­ci­aire, Ana Padi­al a cofondé en 2013 l’Asociación de super­vivientes de vio­len­cia de género (Amusu­vig, Asso­ci­a­tion des sur­vivantes de la vio­lence de genre) qui accom­pa­gne dans leurs démarch­es 50 à 80 vic­times par an. Par­mi elles, nom­bre de « femmes exilées vio­len­tées, qui n’ont pas leur famille près d’elles. Quand on arrive face à un·e juge, on a besoin d’empathie, mais on te rem­plit les mains de prospec­tus. Per­son­ne ne t’explique les choses avec tes mots ou dans ta langue… Pour faire baiss­er le stress des femmes, nous les infor­mons : on leur dit par exem­ple qu’un·e procureur·e sera de leur côté, qu’elles pour­ront deman­der un par­avent au procès pour ne pas voir leur agresseur », détaille Ana Padi­al, instal­lée à son bureau au siège de l’association, à côté d’une salle dédiée aux enfants pleine de jeux bar­i­olés.

Ana Padi­al n’est pas la seule à avoir souf­fert d’un mau­vais accueil de la jus­tice. La soci­o­logue Glòria Casas Vila a inter­rogé 60 femmes vic­times entre 2010 et 2015. Si la plu­part ont évo­qué un accueil cor­rect dans les com­mis­sari­ats, toutes ont relevé « un manque d’empathie » de la jus­tice et une « faible prise en compte de la dif­fi­culté de leur sit­u­a­tion émo­tion­nelle et de [leur] ter­reur lorsqu’elles arrivent au tri­bunal ». La chercheuse pré­cise : « Il y a une vio­lence insti­tu­tion­nelle, empreinte de sex­isme et de racisme, même si cela ne remet pas en cause le besoin de tri­bunaux spé­cial­isés. »

Mieux protéger les enfants

Mal­gré les avancées qu’a per­mis­es la loi, nom­bre d’organisations fémin­istes aler­tent sur les amélio­ra­tions à y apporter. La bénév­ole Ana Padi­al milite pour « une équipe de pre­mière heure » au tri­bunal avec un·e psy­cho­logue, un·e travailleur·euse social·e, un·e avocat·e et une sur­vivante qui sou­tiendrait la plaig­nante du début à la fin et décrypterait le proces­sus judi­ci­aire. Con­sciente des lim­ites du sys­tème, la juge Mon­toya aimerait quant à elle qu’un·e avocat·e et un·e psy­cho­logue soient disponibles pen­dant les gardes des juges au tri­bunal « pour pren­dre en compte le sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité des vic­times, les aider à sur­mon­ter leur peur de témoign­er ». La parole des sur­vivantes reste encore trop peu prise en compte par la jus­tice, estime l’association Amusu­vig. « On dirait que les pou­voirs publics ne veu­lent pas par­ler des dys­fonc­tion­nements », déplore Ana Padi­al, qui plaide pour davan­tage d’échanges entre asso­ci­a­tions et jus­tice. « On a reçu une femme dont l’ex-conjoint avait fait neuf mois de prison en 2012 pour des vio­lences com­mis­es sur elle. Mais il con­tin­u­ait à la men­ac­er, et ses nou­velles plaintes n’aboutissaient pas. En 2018, cet homme a tué sa nou­velle com­pagne, à Viñuela. Pour notre béné­fi­ci­aire et son enfant, ça a été un trau­ma­tisme. »

Sagrario Nieto Vera, avo­cate spé­cial­isée, ex-prési­dente et mil­i­tante de l’association fémin­iste Vio­len­cia Cero (Vio­lence zéro) souligne de son côté que les stages de sen­si­bil­i­sa­tion pour les auteurs de vio­lence n’ont pas d’effet. La pro­cureure Flor de Tor­res ne dit pas autre chose : « La réin­ser­tion est un échec. Notre défi est de pren­dre en charge les hommes vio­lents avec des thérapies effec­tives pour qu’ils ne trans­met­tent pas leur vio­lence à leurs enfants. »

Con­cer­nant la pro­tec­tion des enfants, en 2015, la loi a établi que les mineur·es exposé·es à la vio­lence de genre sont égale­ment considéré·es comme vic­times. Mais Ana Padi­al estime que des lacunes sub­sis­tent mal­gré tout : pen­dant son divorce, elle s’est vu impos­er un régime de garde d’un week-end sur deux jusqu’aux 14 ans de son fils. Ce dernier a alors pu deman­der au juge de ne plus voir son père, qui a finale­ment per­du ses droits parentaux. « Mon fils a dû subir le com­porte­ment de son père pen­dant des années. Aujourd’hui, il va bien, mais si un jour il est vio­lent, ce sera la faute de la société. »

Il suf­fit d’assister à une audi­ence pour « divorce con­tentieux » au tri­bunal spé­cial­isé, pour con­stater à quel point le main­tien des liens entre des pères recon­nus vio­lents et les enfants peut être tenace. Le regard inqui­et, une jeune femme vêtue de noir écoute la juge Mon­toya. Son ex-con­joint, instal­lé à l’autre bout de la salle d’audience est sous le coup d’une ordon­nance d’éloignement. « Pour la tran­quil­lité de votre fille et pour que Mon­sieur con­trôle son agres­siv­ité, je pro­pose des vis­ites super­visées, déclare la juge. Et si, dans un an, cela se passe bien, nous envis­agerons d’accroître ces droits de vis­ite. » La mère sec­oue la tête d’agacement quand la mag­is­trate demande la pour­suite des appels vidéo. « Il voit où je suis via la caméra, il con­tin­ue de vouloir m’épier. » La juge insiste : « Pour votre fille, c’est impor­tant de ne pas rompre la rela­tion avec son père. » Ce dernier devra acheter une tablette à sa fille pour que les appels ne se déroulent plus sur le télé­phone de la mère. L’avocate Sagrario Nieto Vera s’en désole : « Il est rare de réus­sir à sus­pendre un régime de vis­ite. Et les agresseurs utilisent les enfants pour main­tenir le con­trôle. »

Le temps trop long de la justice

Au même titre que Vio­len­cia Cero et que la plu­part des asso­ci­a­tions fémin­istes du pays, Sagrario Nieto Vera déplore égale­ment la sur­charge de tra­vail des tri­bunaux. La moyenne de traite­ment entre une plainte et un juge­ment est de qua­tre ans à Mala­ga. En févri­er 2021, un cas a été par­ti­c­ulière­ment révéla­teur de ce dys­fonc­tion­nement : un homme a ten­té de tuer son ex-com­pagne et une amie à elle en leur jetant de l’acide au vis­age. Une procé­dure était en cours con­tre lui pour des vio­lences envers la mère de son fils datant de 2016, pour laque­lle il n’a été con­damné qu’après la ten­ta­tive de fémini­cide, à six mois de prison.

Mal­gré un bud­get d’un mil­liard d’euros sur cinq ans, approu­vé par un « pacte d’État con­tre la vio­lence de genre » en 2017, le manque de moyens se fait sen­tir. Faute d’effectifs suff­isants, les juges spécialisé·es ne peu­vent assur­er des gardes qu’entre 8 heures et 13 heures. Le reste du temps, elles sont con­fiées à des juges d’instruction sans spé­cial­i­sa­tion. Les asso­ci­a­tions fémin­istes esti­ment égale­ment que la for­ma­tion des magistrat·es, d’une durée de seize heures, est insuff­isante. L’association Vio­len­cia Cero et la juge Mon­toya deman­dent aus­si l’ouverture d’un qua­trième tri­bunal à Mala­ga. L’arrivée d’un·e juge et de greffièr·es sup­plé­men­taires per­me­t­trait d’« éviter les soucis avec des juges pas for­cé­ment formé·es ».

Élargir le spec­tre de la loi à l’ensemble des vio­lences (sex­uelles, sex­istes au tra­vail, etc.), comme le réclame Vio­len­cia Cero est une reven­di­ca­tion nationale des fémin­istes : « L’agression d’une femme par son voisin n’est pas jugée dans ces tri­bunaux dans la mesure où ce n’est pas son con­joint, alors qu’il s’agit bien d’une vio­lence de genre », pointe l’avocate Sagrario Nieto Vera. « De plus, les chiffres ne ren­dent pas compte du nom­bre réel de femmes  assas­s­inées, puisque la belle-soeur, la mère, la fille tuées au même moment que la con­jointe ne sont pas compt­abil­isées dans les sta­tis­tiques, pas plus que les fémini­cides de tra­vailleuses du sexe. » La soci­o­logue Glòria Casas Vila com­plète : « Dans l’affaire de Pam­pelune (une jeune femme vic­time de vio­ls par plusieurs hommes,) la plaig­nante n’a pu béné­fici­er du statut de vic­time de vio­lence de genre. Elle n’a donc pas eu accès aux aides sociales et finan­cières dédiées, ça pose vrai­ment prob­lème. » La chercheuse pointe la pos­si­bil­ité d’une évo­lu­tion, avec des mod­èles comme la Cat­a­logne, où la loi régionale de 2008 inclut toutes les vio­lences des hommes, « sans exiger une rela­tion con­ju­gale entre agresseur et vic­time ».

Mais pour avancer encore, il fau­dra con­tr­er les con­ser­va­teurs, issus des rangs du par­ti libéral Ciu­dadanos ou du par­ti néo-fran­quiste Vox, qui gag­nent du ter­rain et ne cessent de remet­tre en ques­tion la loi-cadre de 2004. Le tri­bunal suprême, saisi plus de cent fois, a pour­tant statué sur la con­sti­tu­tion­nal­ité de cette loi et du traite­ment juridique dif­féren­cié pour les femmes. La pro­cureure Flor de Tor­res appuie : « Quand les femmes ne seront plus vio­len­tées et tuées sim­ple­ment parce qu’elles sont des femmes, on n’aura plus besoin d’une telle loi, mais ça n’est pas le cas aujourd’hui. Et ce n’est pas sim­ple­ment en Espagne mais aus­si en France et partout dans le monde. Cela requiert un principe d’intervention de l’État, une dis­crim­i­na­tion pos­i­tive, pour que l’on puisse arriv­er à une égal­ité de droits entre les hommes et les femmes. »

*****

1. Autrice de la thèse « Vio­lences machistes et médi­a­tion famil­iale en Cat­a­logne et en Espagne. Enjeux de la mise en oeu­vre d’un cadre légal d’inspiration fémin­iste », uni­ver­sité de Lau­sanne, 2018.

2. Voir « Fémini­cides en Europe : une com­para­i­son entre dif­férents pays », Euro­pean Data Jour­nal­isme Net­work, 2017.

3. En Espagne, les plaig­nantes ont la pos­si­bil­ité de refuser de témoign­er au procès.

 

Sophie Boutboul

Journaliste, membre du collectif Youpress, elle écrit notamment dans Mediapart, Le Monde et Le Canard Enchaîné. Elle est co-autrice de *Silence, on cogne. Enquête sur les violences conjugales subies par des femmes de gendarmes et de policiers (*Grasset, 2019). Voir tous ses articles

Se battre : nos corps dans la lutte

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