Warning: Attempt to read property "ID" on int in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/themes/Divi/includes/builder/post/PostStack.php on line 62

En Argentine, une nouvelle génération contre le fascisme

Le pro­gramme ultra­l­ibéral et réac­tion­naire de l’actuel prési­dent argentin, Javier Milei, se dou­ble d’un dis­cours néga­tion­niste au sujet des crimes de la dic­tature (1976–1983). Face à cette offen­sive, le col­lec­tif Nietes se mobilise pour défendre la mémoire, la jus­tice et la démoc­ra­tie.
Publié le 26/07/2024

Modifié le 16/01/2025

Anita Pouchard pour La Déferlante
Sur la célèbre place de Mai, au cen­tre de Buenos Aires, une nou­velle généra­tion a pris le relais des Mères et des Grands-Mères qui mar­chaient pour dénon­cer les crimes de la dic­tature (1976–1983). Ici le 23 avril 2024. Crédit : Ani­ta Pouchard Ser­ra pour La Défer­lante.

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°15 Résis­ter, parue en août 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Karen May­dana Galván affiche un large sourire. « Je suis vrai­ment émue qu’il y ait autant de monde », souf­fle la jeune femme de 29 ans, mem­bre du col­lec­tif Nietes (« Petits-enfants », en lan­gage inclusif espag­nol) en scru­tant l’agitation alen­tour. Des mil­liers d’étudiant·es, comme elle, sont en train de se rassem­bler place du Con­grès, dans le cen­tre de Buenos Aires, d’où un cortège doit s’élancer pour rejoin­dre la place de Mai, selon le par­cours emblé­ma­tique des man­i­fes­ta­tions de la cap­i­tale argen­tine.

 

Ce 23 avril 2024, après des jours de pluies tor­ren­tielles, les rayons du soleil sont arrivés à point nom­mé pour cette mobil­i­sa­tion prévue depuis plusieurs semaines, à laque­lle par­ticipent aus­si des organ­i­sa­tions de travailleur·euses. Karen bran­dit un petit fanzine dont la cou­ver­ture proclame « La edu­cación es un dere­cho que da dere­chos » (L’éducation est un droit qui donne des droits).

Sur la célèbre place de Mai, au centre de Buenos Aires, une nouvelle génération a pris le relais des Mères et des Grands-Mères qui marchaient pour dénoncer les crimes de la dictature (1976-1983). Ici le 23 avril 2024, lors d’une mobilisation en faveur de l’éducation, mise à mal par le nouveau président d’extrême droite Javier Milei.

Sur la célèbre place de Mai, le 23 avril 2024, lors d’une mobil­i­sa­tion en faveur de l’éducation, mise à mal par le nou­veau prési­dent d’extrême droite Javier Milei. Crédit : Ani­ta Pouchard Ser­ra pour La Défer­lante

 

L’université publique est la dernière cible en date du gou­verne­ment de Javier Milei. Cet écon­o­miste de 54 ans a été élu fin novem­bre 2023 avec 56 % des voix, sur un pro­gramme ancré à l’extrême droite, prô­nant, entre autres, l’austérité économique. Sur ses réseaux soci­aux, le dirigeant s’en prend au sys­tème édu­catif et aux professeur·es, dénonçant leur pré­ten­du « endoc­trine­ment ». Dans le corps enseignant, la crainte ne cesse de grandir. « Va-t-on bien­tôt nous pour­suiv­re en jus­tice à cause de ce que nous enseignons ? », s’interroge Patri­cia Sepúlve­da, his­to­ri­enne et pro­fesseure à l’université nationale de Quilmes, dans la ban­lieue de Buenos Aires.

 

L’argument per­met en tout cas au chef de l’État de jus­ti­fi­er les coupes dans les dépens­es de l’enseignement sec­ondaire. Le gel budgé­taire annon­cé en 2023, dans un con­texte d’inflation de plus de 200 % en un an, équiv­aut à une baisse dras­tique des ressources. De nom­breux étab­lisse­ments du supérieur ont déjà infor­mé leurs étudiant·es que cer­tains pro­jets de recherche seraient sus­pendus. Si la ten­dance se pour­suit, on peut crain­dre, dans les années à venir, l’arrêt de cer­tains cur­sus, voire la fer­me­ture de plusieurs uni­ver­sités. « Cela s’est déjà pro­duit par le passé », rap­pelle Ana Ríos Bran­dana, 25 ans, étu­di­ante en psy­cholo­gie et mem­bre fon­da­trice de Nietes, ren­con­trée lors d’une réu­nion du col­lec­tif. « Pen­dant la dernière dic­tature, la fac de psy­cholo­gie a fer­mé pen­dant six ans », pré­cise-t-elle.

 Des membres du collectif Nietes, lors de cette mobilisation.

Des mem­bres du col­lec­tif Nietes, lors de cette mobil­i­sa­tion. Crédit: Ani­ta Pouchard Ser­ra pour La Défer­lante.

Le risque que l’histoire se répète

De 1976 à 1983, à la suite d’un coup d’État, une junte mil­i­taire a exer­cé le pou­voir en Argen­tine. Pen­dant les sept ans de cette dic­tature civi­lo- mil­i­taire, les opposant·es poli­tiques au régime (militant·es, étudiant·es, syn­di­cal­istes…) ont été enlevé·es, séquestré·es, torturé·es et assassiné·es dans les quelque 800 cen­tres de déten­tion clan­des­tins, les CCD, cen­tros clan­des­ti­nos de deten­ción, dis­séminés dans le pays. Les bour­reaux fai­saient ensuite presque sys­té­ma­tique­ment dis­paraître les corps de leurs vic­times. Cette péri­ode reste une plaie ouverte dans la société argen­tine, qui recense 30 000 « disparu·es » et env­i­ron 500 enfants volés. Ces bébés ou très jeunes enfants étaient enlevés à leurs par­ents au moment de leur arresta­tion ou bien nais­saient en déten­tion. Les femmes enceintes arrêtées pour­suiv­aient le plus sou­vent leur grossesse dans les CDD, où elles don­naient nais­sance à leur bébé avant d’être tuées. L’identité des enfants était ensuite fal­si­fiée afin qu’ils puis­sent être, le plus sou­vent, don­nés à l’adoption à des familles proches du pou­voir.

 

« Nous sommes les petits-enfants [nietes] des 30 000 disparu·es. Nous sommes leur sang, leur lutte et leurs rêves trans­mis de généra­tion en généra­tion. Nous sommes la preuve con­crète qu’ils ne nous ont pas ­vaincu·es », écrivaient, en 2019, les mem­bres de Nietes dans leur man­i­feste fon­da­teur. Cette année-là, à La Pla­ta, une ville située à une cinquan­taine de kilo­mètres au sud-est de Buenos Aires, un petit groupe d’adolescent·es et jeunes adultes descendant·es de vic­times voy­ait le jour, dessi­nant les prémices du mou­ve­ment, qui compte aujourd’hui plusieurs cen­taines de mem­bres dans tout le pays. Une ini­tia­tive alors jugée néces­saire face à la « pro­gres­sion impor­tante du dis­cours néga­tion­niste », analyse Ana, qui mar­que une pause avant d’ajouter : « et ça n’avait pour­tant rien à voir avec l’ampleur que ce dis­cours a pris aujourd’hui… »

 

Lors de la grande mobilisation pour l’éducation publique du 23 avril 2024, à Buenos Aires. Karen Maydana Galván porte le tee shirt du collectif Nietes.

Lors de la grande mobil­i­sa­tion pour l’éducation publique du 23 avril 2024, à Buenos Aires. Karen May­dana Galván porte le tee shirt du col­lec­tif Nietes. Crédit : Ani­ta Pouchard Ser­ra pour La Défer­lante

 

La con­damna­tion ces dernières décen­nies de plus d’un mil­li­er de bour­reaux pour crimes con­tre l’humanité (1) n’empêche pas le nou­veau prési­dent argentin de nier l’étendue des exac­tions com­mis­es pen­dant les sept années de dic­tature. Ce proces­sus d’effacement fait trem­bler les défenseur·euses de l’État de droit. « Pour la pre­mière fois, nous sommes sous la men­ace immi­nente de voir l’histoire se répéter », martèle la députée de Buenos Aires Vic­to­ria Mon­tene­gro. Fille de militant·es disparu·es, elle a été enlevée puis adop­tée lorsqu’elle était enfant. Une fois son iden­tité « récupérée » en 2000, elle a pu retrou­ver sa famille biologique. En mars dernier, devant l’assemblée munic­i­pale de Buenos Aires, elle expri­mait sa crainte et sa colère à l’égard de Javier Milei et de sa poli­tique : « C’est exacte­ment le même dan­ger, ce sont les mêmes intérêts économiques, mais cette fois, ils sont arrivés au pou­voir démoc­ra­tique­ment, en étant élus par le peu­ple. »

 

Par­mi les pro­jets les plus inquié­tants évo­qués par l’exécutif actuel, celui de trans­former com­plète­ment le site de l’ancienne Escuela de Mecáni­ca de la Arma­da (l’école de mécanique de la Marine, con­nue sous son sigle Esma). Ancien cen­tre de déten­tion clan­des­tin, lieu de tor­ture et d’exécution de 1976 à 1983, le bâti­ment recon­ver­ti en musée abrite aujourd’hui des espaces dédiés à la trans­mis­sion de la mémoire des crimes de la dic­tature ain­si qu’un cen­tre de recherche sci­en­tifique pour l’identification des enfants volés. Depuis 2023, l’ex-Esma est inscrite au pat­ri­moine mon­di­al de l’Unesco.

Dans la même manifestation, Karen Maydana Galván brandit une publication de Nietes : « L’Éducation est un droit qui donne des droits ».

Dans la même man­i­fes­ta­tion, Karen May­dana Galván bran­dit une pub­li­ca­tion de Nietes : « L’Éducation est un droit qui donne des droits ». Crédit : Ani­ta Pouchard Ser­ra pour La Défer­lante

Une transmission de génération en génération

Dès l’entrée du site, qui s’étend sur plusieurs hectares, on tombe sur un petit avion à hélice autour duquel des écolier·es sont ce jour-là rassemblé·es. Un guide leur explique son his­toire : la junte mil­i­taire, souhai­tant dis­simuler au max­i­mum les preuves matérielles des crimes com­mis et empêch­er le décompte des morts, avait mis en place les « vue­los de la muerte »

 

(vols de la mort). Pré­tex­tant des trans­ferts, les geôliers trans­portaient par­fois les prisonnier·es drogué·es dans des avions avant de les jeter vivant·es dans l’océan Atlan­tique ou dans l’estuaire du Río de la Pla­ta, tan­dis que d’autres rota­tions trans­portaient les dépouilles de prisonnier·es déjà mort·es

 

Ici, chaque cen­timètre car­ré rap­pelle la vio­lence de l’État. Des pho­tos issues de divers­es com­mé­mora­tions sont restées accrochées, des fresques murales ont été peintes, et, çà et là, des sym­bol­es sont dess­inés sur le sol. Par­mi eux, le foulard blanc de celles qu’on appelle « las Madres y Abue­las de Plaza de Mayo » (les Mères et Grands-Mères de la place de Mai). Dès avril 1977, en pleine dic­tature, des femmes se retrou­vaient au cen­tre de Buenos Aires, tous les jeud­is, pour marcher autour de la place de Mai, pro­test­er et échang­er des infor­ma­tions sur leurs enfants arrêté·es et sur leurs petits-enfants, en bas âge ou à naître, dont elles n’avaient plus de nou­velles. Le foulard sym­bol­ise les langes de leurs enfants dis­parus ou de leurs petits-enfants volés. Quar­ante-sept ans plus tard, 137 cas de dis­pari­tions d’enfants ont été réso­lus, mais plus de 300 per­son­nes n’ont pas encore été resti­tuées dans leur iden­tité et n’ont donc pas retrou­vé leur véri­ta­ble famille.

Ana Ríos Brandana, l’une des membres fondatrices du collectif Nietes. Sur la manche de son tee shirt figure le foulard symbole des Grands-Mères de la place de Mai.

Ana Ríos Bran­dana, l’une des mem­bres fon­da­tri­ces du col­lec­tif Nietes. Sur la manche de son tee shirt fig­ure le foulard sym­bole des Grands-Mères de la place de Mai.

Juan Pablo Moyano, petit-fils « retrouvé »

Juan Pablo Moy­ano,
petit-fils « retrou­vé ».

 

 

L’enceinte de l’ex-Esma abrite la Casa por la Iden­ti­dad (la mai­son pour l’identité), l’un des espaces dédiés à la mémoire et aux archives de la dic­tature. Assis sur un banc, Juan Pablo Moy­ano (en pho­to page de droite) dis­pose son néces­saire à maté (2) devant lui. Né en 1976 non loin de Buenos Aires, il est le dix-huitième « nieto recu­per­a­do » (petit-fils retrou­vé) et tra­vaille depuis 2003 dans ce bâti­ment, qui est aus­si le siège de l’association des Abue­las de Plaza de Mayo.

Tout autour de lui sont affichés les vis­ages de femmes et d’hommes « desa­pare­ci­dos ». De celles qui ont lut­té pour les retrou­ver aus­si. Le quadragé­naire par­le tout bas, comme s’il nous con­fi­ait un objet pré­cieux dont il fal­lait pren­dre soin. En 1977, son père est arrêté, puis sa mère en 1978. « On m’a enlevé de ses bras quand j’avais 18 mois, comme un sac à main qu’on arrache », dit-il, les yeux bril­lants. Ce n’est pas la pre­mière fois qu’il racon­te cet épisode : la trans­mis­sion est le cœur de son méti­er. « Mais je ne veux pas par­ler unique­ment de moi, nuance-t-il. L’histoire que je veux racon­ter est bien plus impor­tante. En Argen­tine, nous sommes cham­pi­ons du monde de foot. Mais nous sommes aus­si cham­pi­ons en ce qui con­cerne les droits humains. Le monde entier regarde nos poli­tiques à ce sujet et apprend du tra­vail que nous menons depuis des décen­nies. »

Il mon­tre un cliché noir et blanc de trois femmes attablées, dont Estela De Car­lot­to, prési­dente et mil­i­tante his­torique des Abue­las : « À l’époque, on les traitait de vieilles folles. Mais ce sont elles qui ont main­tenu en vie cette his­toire, qui l’ont trans­mise, de généra­tion en généra­tion, de bouche à oreille. Ce n’est pas rien ! »

 

Un héritage de luttes

Ce n’est telle­ment pas « rien » que Nietes s’inscrit aujourd’hui dans une volon­té affichée de pren­dre la suite de ces femmes com­bat­tantes. « Comme nous l’ont enseigné Las Madres y Abue­las [les Mères et Grands-Mères], la seule lutte per­due est celle qui est aban­don­née. […] Nous sommes la jeunesse dis­posée à résis­ter à l’ultradroite fas­ciste », affirme encore le col­lec­tif dans son man­i­feste. Elles et ils se récla­ment aus­si des com­bats mil­i­tants passés, notam­ment ceux des opposant·es poli­tiques dans les années 1970. Une fil­i­a­tion idéologique que tem­père toute­fois l’historienne Patri­cia Sepúlve­da : « Les con­di­tions d’émergence du mou­ve­ment actuel, comme la façon de militer, sont très dif­férentes. » Par exem­ple, dans les années 1970, il était admis dans l’opinion que la résis­tance ait recours aux armes. « Je dirais plutôt que les militant·es d’aujourd’hui font par­tie d’un proces­sus qui est celui de la con­struc­tion de la démoc­ra­tie en Argen­tine à par­tir des années 1980, après la fin de la dic­tature. » L’enseignante se réjouit néan­moins de l’engagement d’une nou­velle généra­tion. La résis­tance au gou­verne­ment de Javier Milei est « essen­tielle ». « Pour le moment, heureuse­ment, les con­di­tions de lutte sont très dif­férentes », pour­suit-elle. Est-ce qu’elles pour­raient se dur­cir ? « Dis­ons que ce gou­verne­ment a déjà prou­vé qu’il n’avait pas beau­coup de lim­ites… »

 

Visite scolaire dans un ancien centre clandestin de détention et de torture sous la dictature, aujourd’hui centre de mémoire. Les avions étaient utilisés pour les « vuelos de la muerte » (vols de la mort), durant lesquels les opposant·es étaient jeté·es, parfois vivant·es, dans l’océan Atlantique.

Vis­ite sco­laire dans un ancien cen­tre clan­des­tin de déten­tion et de tor­ture sous la dic­tature, aujourd’hui cen­tre de mémoire. Les avions étaient util­isés pour les « vue­los de la muerte » (vols de la mort), durant lesquels les opposant·es étaient jeté·es, par­fois vivant·es, dans l’océan Atlan­tique. Crédit : Ani­ta Pouchard Ser­ra pour La Défer­lante.

Tout en étant conscient·es de ne pas vivre la même époque, les mem­bres de Nietes souhait­ent met­tre en lumière le com­bat de leurs aînées. Elles et ils voient une con­ti­nu­ité dans le fait de lut­ter « pour un pays plus juste ». Avec une spé­ci­ficité généra­tionnelle qui a son impor­tance : la reven­di­ca­tion fémin­iste. Sym­bole de cet engage­ment, le « e » à la fin de Nietes, qui est une mar­que d’écriture inclu­sive (3). « Cette déci­sion a fait l’objet d’un débat entre nous, pré­cise Ana, mais au final, nous étions nombreux·ses à souhaiter créer un espace fémin­iste. » Cette déci­sion mar­que une nou­velle rup­ture avec les pra­tiques des opposant·es à la dic­tature dans les années 1970, qui « n’étaient pas fémin­istes, note Patri­cia Sepúlve­da. C’est fon­da­men­tal de le com­pren­dre pour ne pas faire dire au passé ce que nous voyons avec notre regard actuel. Les fémin­istes exis­taient, mais ne fai­saient pas par­tie des mêmes cer­cles. Elles étaient con­sid­érées par les femmes des mou­ve­ments armés comme des petites bour­geois­es qui se trompaient de lutte. » Néan­moins, elle admet qu’en s’éloignant des caté­gories habituelles leurs actions pour­raient être aujourd’hui qual­i­fiées de fémin­istes : « Celles qui ont inté­gré les organ­i­sa­tions armées, poli­tiques, ont con­stru­it des espaces dans lesquels leur parole était écoutée par les hommes, ce qui n’était pas le cas ailleurs. »

Au sein de Nietes, une grande majorité des mem­bres sont des femmes. S’agit-il encore une fois d’un héritage des engage­ments de leurs aînées dans les années 1970, 1980 ou 1990 ? Si Patri­cia Sepúlve­da se refuse à trac­er une ligne droite entre ces généra­tions, elle souligne : « Le fémin­isme ne peut pas se réin­ven­ter totale­ment tous les dix ans. Rechercher les racines, ten­ter de trac­er un chemin entre des luttes passées et présentes me paraît cru­cial pour con­tin­uer à avancer. »

Une fresque représentant les manifestations des Mères et Grands-Mères de la place de Mai, qui continuent de réclamer la vérité sur les disparu·es.

Une fresque représen­tant les man­i­fes­ta­tions des Mères et Grands-Mères de la place de Mai, qui con­tin­u­ent de réclamer la vérité sur les disparu·es. Crédit : Ani­ta Pouchard Ser­ra pour La Défer­lante.

Un nouveau combat pour la démocratie

Depuis son arrivée au pou­voir, le prési­dent argentin s’en prend vio­lem­ment aux femmes, et l’une de ses pre­mières mesures a été la sup­pres­sion du min­istère des Droits des femmes. Le droit à l’avortement, con­quis en 2020 après une mobil­i­sa­tion colos­sale des Argentin·es, est lui aus­si remis en cause4. La couleur verte déclinée dans l’identité visuelle de Nietes fait juste­ment référence au mou­ve­ment pour le droit à l’avortement.

 

« Qu’est-ce qui nous attend ? », soupire Karen May­dana Galván (en pho­to page de droite) en pré­parant une nou­velle réu­nion du col­lec­tif de la région de Buenos Aires. L’élection de Javier Milei a boulever­sé les mem­bres de Nietes. « L’incertitude engen­dre aus­si de l’anxiété, de la panique, ça pèse sur notre san­té men­tale. » Se retrou­ver pour par­ler du futur avec ses cama­rades, c’est aus­si un moyen de se soutenir, de ne pas se sen­tir seul·es. « Sincère­ment, je pense que je suis en état de choc, con­fie la jeune femme, mais c’est un “choc act­if”. »

 


« La mémoire, ce n’est pas juste un mot roman­tique. C’est un out­il puis­sant, indépen­dam­ment de qui est au gou­verne­ment. »

Juan Pablo Moy­ano, petit-fils « retrou­vé »


 

L’arrivée d’un néga­tion­niste au pou­voir ravive un trau­ma­tisme qui tra­verse quo­ti­di­en­nement des mil­liers de familles, puisque quar­ante ans après la fin de la dic­tature, elles con­tin­u­ent à chercher des infor­ma­tions sur leurs proches disparu·es : les con­di­tions de déten­tion, les cir­con­stances et le lieu de leur mort. Chaque jour, une nou­velle décou­verte peut poten­tielle­ment boule­vers­er leur vie. En 2010, Karen et sa famille appren­nent que les restes de son grand-père ont été retrou­vés et qu’il a été exé­cuté un 8 décem­bre au petit matin. Cette date a soudaine­ment pris une impor­tance sym­bol­ique, puisque Karen est née un 8 décem­bre, aux pre­mières heures du jour, dix-huit ans jour pour jour après la mort de son grand-père. La jeune mil­i­tante tient à réha­biliter le sou­venir de son aïeul, au-delà des souf­frances qu’il a endurées : « Ce n’est pas juste une his­toire triste. Nous voulons aus­si nous sou­venir qu’il s’agit de per­son­nes “nor­males” : mon grand-père aimait le foot, pass­er du temps avec sa famille et boire du maté. »

Dans le Musée et lieu de mémoire de l’Esma, classé au patrimoine mondial de l’Unesco, des photos des 30 000 disparu·es pendant la dictature.

Dans le Musée et lieu de mémoire de l’Esma, classé au pat­ri­moine mon­di­al de l’Unesco, des pho­tos des 30 000 disparu·es pen­dant la dic­tature. Crédit : Ani­ta Pouchard Ser­ra pour La Défer­lante.

L’objectif des inter­ven­tions, dans le cadre sco­laire ou ailleurs, est de créer un pont entre ces réc­its et le présent. « Certain·es pensent que c’est un truc qui s’est passé il y a longtemps, et voilà c’est fini. En nous voy­ant à peine plus âgé·es, elles et ils nous écoutent et se dis­ent “finale­ment, ce n’est pas si loin de nous, peut-être que ça aurait pu nous arriv­er” », pour­suit Karen. Ain­si, par­fois, des con­ver­sa­tions se nouent avec des partisan·es de Javier Milei, qui finis­sent par s’interroger sur leur choix.

 

Pour Juan Pablo aus­si, le nerf de la guerre est le dia­logue. Il lie la poussée fas­ciste actuelle à l’ignorance et aux faib­less­es de la mémoire col­lec­tive. « C’est pour ça que nous pas­sons notre temps à en par­ler, dit-il. La mémoire, ce n’est pas juste un mot roman­tique. C’est un out­il puis­sant. Indépen­dam­ment de qui est au gou­verne­ment, nous devons con­tin­uer. Il faut sor­tir, par­ler aux gens qui ne savent pas, con­va­in­cre, con­sci­en­tis­er. C’est ce que nous faisons tous les jours, à la Casa por la Iden­ti­dad. »

 


« Ce qui me paraît dingue, c’est de désir­er la même chose que mes grands-par­ents. Un souhait si sim­ple, con­tenu en deux mots : une Argen­tine juste et équitable. »

Lucila Soto, étu­di­ante en audio­vi­suel


 

Au-delà des mesures met­tant en péril l’État de droit, l’Argentine con­naît égale­ment une explo­sion de la pau­vreté, ali­men­tée par la poli­tique d’austérité orchestrée par Javier Milei.
À Río Grande, dans la province de Terre de Feu, à l’extrême sud de ce pays gigan­tesque, Lucila Soto, 24 ans, étu­di­ante en audio­vi­suel, mène elle aus­si le com­bat de Nietes. Par le biais de mes­sages instan­ta­nés, elle racon­te : « J’ai peur pour ma famille, pour moi, pour les gens qui m’entourent et les autres. Ne pas savoir si nous arriverons à boucler les fins de mois est insup­port­able. » Elle explique qu’il y a seule­ment quelques mois, sa famille fai­sait par­tie de la classe moyenne et vivait grâce au salaire de sage-femme de sa mère, qui exerce dans un hôpi­tal pub­lic. Aujourd’hui, elle a réduit de moitié son ali­men­ta­tion et ne con­somme qua­si­ment plus de fruits et de légumes… « Ce qui me paraît dingue, c’est de désir­er la même chose que mes grands-par­ents. Un souhait si sim­ple, con­tenu en deux mots : une Argen­tine juste et équitable. » Une aspi­ra­tion et une inquié­tude partagées par Ana, l’étudiante en psy­cholo­gie : « L’avancée de l’extrême droite, on la voit en Argen­tine, mais c’est une réal­ité mon­di­ale. C’est très préoc­cu­pant. On espère que le monde entier nous regarde. » •

Karen Maydana Galván, l’une des membres du collectif Nietes.

Karen May­dana Galván, l’une des mem­bres du col­lec­tif Nietes. Crédit : Ani­ta Pouchard Ser­ra pour La Défer­lante.

Plusieurs générations d’activistes pour la justice et la vérité

L’action des Nietes s’inscrit dans une longue généalo­gie de luttes pour la mémoire, la jus­tice et la vérité débutée en avril 1977 avec la nais­sance du mou­ve­ment des Mères de la place de Mai, bien­tôt suivi de celui des Grands-Mères de la place de Mai (Madres y Abue­las de Plaza de Mayo) : une poignée de femmes qui, en pleine dic­tature mil­i­taire, deman­dent la vérité sur la dis­pari­tion de leurs enfants, sou­vent de jeunes adultes, et de leurs petits-enfants alors bébés ou en bas âge.

Une généra­tion plus tard, en 1995, celle des enfants des 30 000 disparu·es devenu·es adultes crée l’association Hijos por la Iden­ti­dad y la Jus­ti­cia con­tra el Olvi­do y el Silen­cio (dont l’acronyme, écrit avec des points, H.I.J.O.S, sig­ni­fie « fils et filles » en espag­nol).

Dans la lignée des Madres et des Abue­las, en réponse à l’impunité et aux lois d’amnistie, elles et ils récla­ment la con­damna­tion de toutes les per­son­nes respon­s­ables des meurtres et dis­pari­tions sous la dic­tature.
Les « procès pour la vérité » n’ont véri­ta­ble­ment com­mencé que dans les années 2000. À l’heure actuelle, alors que Javier Milei rel­a­tivise et jus­ti­fie les crimes con­tre l’humanité com­mis par la dic­tature et remet en cause le bilan des 30 000 disparu·es, 80 procé­dures sont tou­jours en cours.

 

Ce reportage a été édité par Chloé Devis.


(1) À la date du 22 mars 2024, 1 176 per­son­nes ont été con­damnées selon les chiffres gou­verne­men­taux.

(2) Le maté est une infu­sion de feuilles de hier­ba maté séchées, dont la con­som­ma­tion est très répan­due en Argen­tine.

(3) En espag­nol, petite-fille se dit « nieta » et petit-fils « nieto ». Le pluriel s’exprime clas­sique­ment par le mas­culin générique « nietos ». Le « e » inclusif dans nietes efface les mar­ques du genre.

(4) En févri­er 2024, des député·es du par­ti prési­den­tiel ont présen­té une propo­si­tion de loi qual­i­fi­ant l’avortement de délit, pas­si­ble d’une peine car­cérale.

Eva Tapiero

Journaliste indépendante et membre des collectifs La Friche et Les Journalopes, son travail se concentre sur l’identité, la mémoire, les droits des femmes et des enfants. Elle est coautrice du livre Les Patientes d’Hippocrate. Dans ce numéro, elle signe le reportage sur les mères célibataires au Maroc. Voir tous ses articles

Résister en féministes

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°15 Résis­ter, parue en août 2024. Con­sul­tez le som­maire.


Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/plugins/really-simple-ssl/class-mixed-content-fixer.php on line 107