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En Amazonie, l’émancipation par le cinéma

Au Brésil, depuis dix ans, des femmes indigènes s’emparent de la caméra pour témoign­er de leur quo­ti­di­en et pro­duire leurs pro­pres réc­its. For­mées au sein d’ateliers organ­isés dans leurs vil­lages, elles poli­tisent les thèmes de l’intime et du domes­tique.
Publié le 18/10/2023

Modifié le 16/01/2025

Photo réalisées par Apolline Guillerot-Malick entre le 24 et le 26 juin 2023 à Mucuripe, terre indigène de la région d’Acre, au Brésil.

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°12 Rêver, paru en novem­bre 2023. Con­sul­tez le som­maire.

Elle vide d’une traite le con­tenu du verre. Der­rière elle, une dizaine de femmes, habil­lées de grandes vestes brodées, les bras et le vis­age décorés de motifs, repro­duisent l’une après l’autre ce geste.

Au fond du godet qu’elles reposent sur la grande table en bois, quelques gouttes d’une bois­son brune : ce breuvage hal­lu­cinogène nom­mé ici « nixi pae » (plus con­nu en Amérique du Sud sous le nom d’« ayahuas­ca ») est con­som­mé par les Indigènes d’Amazonie (1) dans le cadre d’une céré­monie rit­uelle qui débute tout juste. Le calme de la clair­ière est soudain rompu : au son des gui­tares, les femmes mêlent leurs voix et se lan­cent à l’unisson dans une ronde.Projetées sur un drap blanc ten­du faisant office d’écran, les sil­hou­ettes des danseuses illu­mi­nent les vis­ages de l’auditoire. Une trentaine de spec­ta­tri­ces sont rassem­blées dans la grande pièce aux murs de bois et au toit de tôle où les habitant·es du vil­lage de Mucuripe, en pleine forêt ama­zoni­enne, ont l’habitude de se réu­nir. Elles regar­dent défil­er les plans qu’elles ont tournés la veille, dans le cadre d’un ate­lier de ciné­ma en non-mix­ité qui a com­mencé quelques jours plus tôt. Au pre­mier rang, der­rière le vidéo­pro­jecteur, l’anthropologue Sophia Pin­heiro, l’une des inter­venantes de l’atelier, égraine les com­men­taires : « Super, ce plan en mou­ve­ment ! », « Là, tu pou­vais remon­ter un peu, tu lui as coupé la tête »…

Les par­tic­i­pantes acqui­es­cent. Par­mi elles, Lira de Lima Kax­i­nawá. Au sein du réseau informel que con­stituent les femmes des aldeias (2) de la terre indigène Pra­ia do Cara­panã (3), cette céli­bataire, mère de deux enfants, a endossé, à son pro­pre éton­nement, la fonc­tion de « lid­er­ança », de « meneuse » : « Je n’avais jamais imag­iné que je deviendrais lid­er­ança. Je pen­sais que je me mari­erais et que je resterais à la mai­son pour m’occuper de mes enfants, car c’est ain­si que ma mère m’a élevée », racon­te la trente­naire dis­crète. Pour­tant, c’est elle qui a lancé l’idée d’organiser un ate­lier de ciné­ma qui per­me­t­trait aux femmes de la com­mu­nauté de doc­u­menter en images leur tra­vail et leur vie quo­ti­di­enne, et qui est allée démarcher une ONG sus­cep­ti­ble de l’animer, l’institut Cat­i­tu.

Photo réalisée par Apolline Guillerot-Malick entre le 24 et le 26 juin 2023 à Mucuripe, terre indigène de la région d’Acre, au Brésil.

Pen­dant un ate­lier de prise de vue. Luciana de Lima Kax­i­nawá, 21 ans, der­rière la caméra, suit des études d’infirmière à dis­tance.

À la découverte du matériel audiovisuel

Depuis l’une des fenêtres fil­trant la pénom­bre du soir tombant, on aperçoit la végé­ta­tion ama­zoni­enne se jeter dans le fleuve Tarauacá, seule porte d’entrée du vil­lage, situé à dix heures de bateau de la ville la plus proche. Deux semaines aupar­a­vant, c’est par ce petit port qu’ont débar­qué les femmes venues de sept aldeias de la terre indigène. Âgées de 12 à 48 ans et issues de milieux ruraux, elles se sont extraites d’un quo­ti­di­en ryth­mé par la cueil­lette, la cui­sine, la pêche, la prise en charge du foy­er et l’artisanat, pour être hébergées à Mucuripe, aux côtés des trois inter­venantes de l’atelier, venues, elles, de grandes métrop­o­les brésili­ennes. Pour beau­coup des par­tic­i­pantes, qui n’ont jamais quit­té leurs familles, il s’agit d’une véri­ta­ble aven­ture. « C’est la pre­mière fois que je pars de chez moi si longtemps. C’est dif­fi­cile de laiss­er ma fille et mon mari, mais cet ate­lier est très impor­tant pour notre tra­vail et nos idées », con­fie Maxi Maria Melo.

Dans les pre­miers jours, elles ont donc appris à appréhen­der le matériel audio­vi­suel et à découper un film en séquences, et une séquence en plans. Enchaî­nant les exer­ci­ces de tour­nage devant et der­rière la caméra, cer­taines quadragé­naires réservées se sont révélées grandes actri­ces. Luciana de Lima Kax­i­nawá, qui, à 21 ans, suit en ligne des études d’infirmière, com­pare cette aisance avec celle qu’elle a con­statée à tra­vers son expéri­ence de soignante au sein du vil­lage : « Quand j’ai pris mes fonc­tions, beau­coup de femmes n’osaient pas par­ler de leurs règles et de leurs grossess­es, parce que le soignant était un homme et qu’elles en avaient honte. Je pense que les femmes parvi­en­nent à se déten­dre lorsque c’est une femme qui filme. » L’audiovisuel amène aus­si les par­tic­i­pantes à réfléchir aux rap­ports de genre. Dans l’un des ate­liers, elles ont été invitées à adress­er une let­tre-vidéo aux hommes. Les reven­di­ca­tions ont fusé : « Nous ne voulons pas de vio­lence à la mai­son », « Nous voulons être libres », « Nous voulons être soutenues dans les tâch­es ménagères. »

Un moment de politisation

Cette approche fémin­iste car­ac­térise la méth­ode dévelop­pée par l’institut Cat­i­tu. Chaque jour, des créneaux con­sacrés aux dis­cus­sions poli­tiques com­plè­tent les tour­nages. « Avant, les femmes ne pou­vaient pas vot­er ni étudi­er. Ça, je ne le savais pas », racon­te Txi­ma Da Sil­va, une des par­tic­i­pantes de 16 ans. « Tu es fémin­iste ! », assène Viviane Her­mi­da, la for­ma­trice qui ani­me ces temps d’échanges. Le verbe haut, elle répète ce refrain à toute par­tic­i­pante ayant le bon­heur de crois­er sa route. « J’ai le souci de ne pas apporter une idée blanche, occi­den­tale, de la manière dont les rela­tions entre les sex­es devraient être, explique-t-elle. Je défends le fait que les points de vue de ces femmes soient davan­tage pris au sérieux par le mou­ve­ment et la théorie fémin­istes. » Orig­i­naire de la ville de Sal­vador, dans le nord-est du Brésil, Viviane Her­mi­da est ce que les habi­tantes du vil­lage nom­ment une nawa, c’est-à-dire une non-Indigène, comme les deux autres ani­ma­tri­ces de l’institut Cat­i­tu présentes à Mucuripe. L’ONG affirme ten­ter de recruter au moins une inter­venante indigène dans chaque ses­sion d’ateliers qu’elle organ­ise, mais celles-ci sont trop peu nom­breuses à être for­mées pour que leur présence soit sys­té­ma­tique.

Photo réalisées par Apolline Guillerot-Malick entre le 24 et le 26 juin 2023 à Mucuripe, terre indigène de la région d’Acre, au Brésil.

Photo réalisées par Apolline Guillerot-Malick entre le 24 et le 26 juin 2023 à Mucuripe, terre indigène de la région d’Acre, au Brésil.

Pen­dant un ate­lier, les par­tic­i­pantes appren­nent à utilis­er des micros et s’initient au son. Par­mi elles : Txi­ma Da Sil­va, 16 ans (en rouge sur la pho­to précé­dente)

Une fois la tech­nique assim­ilée, les par­tic­i­pantes échafau­dent le film col­lec­tif dont le tour­nage clôt les deux semaines d’ateliers, et dont les rush­es seront mon­tés lors d’une sec­onde ses­sion. Après quelques débats, elles déci­dent de se lancer dans un doc­u­men­taire qui racon­terait la pré­pa­ra­tion et le déroule­ment d’une céré­monie de nixi pae exclu­sive­ment fémi­nine. Tra­di­tion­nelle­ment, ce rit­uel est pré­paré et dirigé par les hommes. S’en empar­er et inscrire cet événe­ment dans le 7e art est un geste fort pour les femmes de Mucuripe. « Avec cette céré­monie, on a un peu mon­tré la trans­for­ma­tion de la cul­ture », explique Luciana de Lima Kax­i­nawá, qui qual­i­fie pudique­ment le film d’« un peu fémin­iste ». Sophia Pin­heiro est plus rad­i­cale : elle analyse leur choix comme un moyen de guérir le « trau­ma­tisme col­lec­tif de l’assujettissement et de la vio­lence envers les femmes ».
Ce sont des for­ma­tions comme celle dis­pen­sée à Mucuripe qui ont per­mis la nais­sance d’un ciné­ma indigène brésilien. En 1986, le réal­isa­teur fran­co-brésilien Vin­cent Carel­li lance Vídeo nas aldeias (« vidéo dans les aldeias »), un pro­jet audio­vi­suel qui, à par­tir de 1997, s’est trans­for­mé en école de ciné­ma con­sacrée aux Indigènes brésilien·nes. Lors des deux pre­miers man­dats prési­den­tiels de Lula, de 2003 à 2010, mar­qués par une poli­tique de recon­nais­sance des droits des peu­ples indigènes, le ren­force­ment des finance­ments publics a per­mis de mul­ti­pli­er la tenue d’ateliers dans les vil­lages. Générale­ment, le tour­nage était col­lec­tif et ren­forçait les liens soci­aux. La paternité/maternité d’un film n’était pas attribuée à un·e réalisateur·ice, mais à une com­mu­nauté.

Si ces stages de ciné­ma étaient a pri­ori mixtes, les femmes s’en auto-exclu­aient par sen­ti­ment de non-légitim­ité et manque de maîtrise du por­tu­gais. Car dans les aldeias, ce sont les hommes qui tra­di­tion­nelle­ment pren­nent en charge la com­mu­ni­ca­tion avec les non-­Indigènes, qui se fait dans la langue offi­cielle du Brésil. Pour Sophia Pin­heiro, qui a établi une chronolo­gie des films dirigés par des femmes indigènes, le pre­mier film coréal­isé par une femme, Natuyu Yuwipo Txi­cão, remonte à 2001. Les enfants ikpeng s’adressent au monde (35 min) prend la forme d’une let­tre d’enfants indigènes qui présen­tent leur mode de vie. Aucune œuvre ne sera plus pro­duite par une réal­isatrice avant 2009. Cette année-là, Mari Cor­rêa, la codi­rec­trice de Vídeo nas aldeias crée sa pro­pre ONG, l’institut Cat­i­tu, pour lever cette bar­rière sym­bol­ique, dans une optique fémin­iste. « J’ai dévelop­pé une méth­ode pour attir­er les femmes vers ces stages : se pass­er des hommes », racon­te avec humour l’ancienne mon­teuse de ciné­ma. À Mucuripe, Luciana de Lima Kax­i­nawá con­firme que l’intuition était bonne : « Je me sens plus à l’aise dans un ate­lier réservé aux femmes. Lorsqu’un ate­lier audio­vi­suel a été organ­isé dans le vil­lage, il était des­tiné à tout le monde, mais seuls les hommes s’y sont inscrits. Ils par­ticipent davan­tage. Je me sen­ti­rais con­trainte en leur présence. »


Enchaî­nant les exer­ci­ces de tour­nage devant et der­rière la caméra, cer­taines par­tic­i­pantes se sont révélées grandes actri­ces.


Multiplier les récits décoloniaux

Depuis la créa­tion de ces stages non mixtes, les femmes s’emparent peu à peu du médi­um ciné­matographique. Issues des divers­es eth­nies indigènes du Brésil – Guarani, Max­akali, Tupinam­bá, Pataxó Hã-hã-hãe… –, cer­taines d’entre elles s’émancipent même du ciné­ma ama­teur tel qu’il est pra­tiqué dans les ate­liers col­lec­tifs pour sign­er leurs pro­pres films, en con­tin­u­ant d’explorer le genre doc­u­men­taire ou en s’orientant vers la fic­tion ou le ciné­ma expéri­men­tal. On peut citer Gra­ciela Guarani, dont le film Meu sangue é ver­mel­ho (2019, 87 min), primé plusieurs fois à l’international, suit un jeune rappeur qui tente de com­pren­dre la vio­lence exer­cée con­tre des peu­ples indigènes ; Patrí­cia Fer­reira Pará Yxapy, une doc­u­men­tariste qui a tra­vail­lé avec des cinéastes inu­its canadien·nes (lire l’encadré p. 31) ; Sueli Max­akali, qui aime crois­er les arts plas­tiques et le ciné­ma ; ou encore Olin­da Tupinam­bá, qui s’est for­mée à la fin de ses études de jour­nal­isme aux côtés de son mari, pho­tographe.

Ces derniers temps, Sophia Pin­heiro a relevé un pic de pro­duc­tion de réal­isatri­ces : par­mi la trentaine de films indigènes pro­duits en moyenne chaque année, treize étaient signés par des femmes en 2020, dix en 2021. Elle analyse cette dynamique comme une réponse à un gou­verne­ment d’extrême droite – celui de Jair Bol­sonaro, prési­dent de 2019 à 2022 – et une volon­té de mul­ti­pli­er les réc­its décolo­ni­aux.

Photo réalisée par Apolline Guillerot-Malick entre le 24 et le 26 juin 2023 à Mucuripe, terre indigène de la région d’Acre, au Brésil.

Lira de Lima Kax­i­nawá (au pre­mier plan) par­ticipe à l’atelier et sert d’interprète entre le por­tu­gais et le hãtxa kuï, la langue par­lée par le peu­ple Huni Kuin.

Comme leurs homo­logues mas­culins, les réal­isatri­ces de films indigènes met­tent au cœur de leur tra­vail la lutte pour le ter­ri­toire et celle pour l’environnement. Ain­si, dans ses courts-métrages Kaa­po­ra. O chama­do das matas (2020) et Equi­líbrio (2020), Olin­da Tupinam­bá évoque le per­son­nage de la Kaa­po­ra, une fig­ure indigène mythique de gar­di­enne de la forêt : « J’ai voulu réac­tiv­er la mémoire col­lec­tive de cette entité pro­tec­trice, qui était là pour main­tenir l’équilibre entre les êtres humains et l’environnement », me racon­te la cinéaste avec qui je m’entretiens en visio à mon retour de Mucuripe.
La spé­ci­ficité des films pro­duits par les femmes repose sur l’exploration de l’intime : la vie domes­tique, la rela­tion aux enfants, l’expérience quo­ti­di­enne de la vio­lence mas­cu­line, la place lais­sée à l’expression des sen­ti­ments. Pour Sophia Pin­heiro, ce ciné­ma donne une place pri­mor­diale à des his­toires longtemps con­sid­érées comme mineures. « Comme dans le mou­ve­ment fémin­iste, une sorte de tor­sion nar­ra­tive s’est opérée dans le ciné­ma indigène, trans­for­mant ce qui est de l’ordre du privé en quelque chose de col­lec­tif  », analyse-t-elle avant d’ajouter : « Il s’agit de re-sig­ni­fi­er cette place de la mai­son en tant que groupe poli­tique. » À Mucuripe, la lid­er­ança des femmes de Pra­ia do Cara­panã, Lira de Lima Kax­i­nawá ne dit pas autre chose : « En fait, toutes les femmes sont des leadeuses. À la mai­son, ce sont elles qui diri­gent. »


« Nous, les Indigènes, nous avons notre pro­pre con­cep­tion de la réal­i­sa­tion d’un film. Je pense que filmer est un peu sim­i­laire à l’artisanat que nous pro­duisons déjà. »

Sueli Max­ali, réal­isatrice


Des films fabriqués comme des bracelets

Formelle­ment, cela se traduit, selon Sophia Pin­heiro, par « un cadrage plaçant la per­son­ne qui filme au même niveau que la per­son­ne filmée », et par une caméra physique­ment proche des sujets plutôt que tenue à dis­tance et util­isée en mode zoom. « Les films pro­duits par ces femmes n’ont pas de pudeur à mon­tr­er le corps féminin ou l’allaitement », ajoute-t-elle. Par exem­ple, dans son long-métrage Ibi­rape­ma (2022, 50 min), Olin­da Tupinam­bá met en scène avec sim­plic­ité un cou­ple cuisi­nant nu à l’ombre de leur mai­son au toit de feuilles. Ses plans ne cherchent ni à dis­simuler ni à sex­u­alis­er cette nudité. « Le corps est vu naturelle­ment, sans insin­u­a­tion », explique la cinéaste, qui partage sa vie entre son aldeia et une ville de l’État de Bahia, au cen­tre-est du Brésil.

Ces inno­va­tions formelles qui reflè­tent une approche à la fois décolo­niale et antipa­tri­ar­cale amè­nent à repenser la notion même de film. La réal­isatrice Sueli Max­akali entrevoit ain­si la créa­tion ciné­matographique comme la fab­ri­ca­tion d’un bracelet tra­di­tion­nel : elle suit ses pro­pres intu­itions et cer­ti­tudes plutôt qu’un scé­nario préétabli. « Nous, les Indigènes, nous avons notre pro­pre con­cep­tion de la réal­i­sa­tion d’un film. Filmer est un peu sim­i­laire à l’artisanat que nous pro­duisons déjà », con­fi­ait-elle à Sophia Pin­heiro lors d’un entre­tien que la chercheuse a retran­scrit dans sa thèse. « C’est une manière de penser ancrée dans la pra­tique, le tra­vail manuel », con­sid­ère l’universitaire. Elle com­pare l’inventivité du ciné­ma indigène avec celle des débuts du 7e art en Europe à la fin du xixe siè­cle. Comme ceux des réalisateur·ices français·es d’alors, Alice Guy ou Georges Méliès, les films indigènes sont « très liés à l’expérimentation, à la spon­tanéité, à l’utilisation du lan­gage ciné­matographique comme de la magie », explique-t-elle.

Les rush­es sont pro­jetés et com­men­tés col­lec­tive­ment tout au long de la journée. Les enfants prof­i­tent de la séance, cachés der­rière l’écran de ciné­ma, un grand drap ten­du dans la salle com­mu­nau­taire du vil­lage.

 

Sur le drap ten­du dans la grande salle com­mune du vil­lage de Mucuripe, la lumière s’éteint soudaine­ment. « The End » ? Non. Une coupure de courant due à une sur­charge élec­trique. Elle sonne ici comme un rap­pel des con­di­tions pré­caires – élec­tric­ité et con­nex­ion insta­bles, manque d’équipements… – qui car­ac­térisent le ciné­ma indigène. A for­tiori quand il est réal­isé par des femmes, même celles qui, avec quelques œuvres à leur act­if, béné­fi­cient de ressources socio-économiques plus solides que les femmes de Mucuripe, comme Olin­da Tupinam­bá : « On doit encore choisir entre acheter une caméra ou nour­rir notre famille », déplore la réal­isatrice, qui parvient néan­moins à tir­er la plu­part de ses revenus de son activ­ité artis­tique.

Pour cette rai­son, l’institut Cat­i­tu fait tou­jours don de matériel audio­vi­suel aux vil­lages ayant par­ticipé aux ate­liers. « Les gens roman­tisent par­fois le ciné­ma indigène. Ils pensent que, puisque c’est un ciné­ma de guéril­la, nous devons tout faire nous-mêmes, con­state Olin­da Tupinam­bá. Mais dans le ciné­ma des Blancs, il y a assez d’argent pour pay­er une équipe. » Il en va de même pour la dif­fu­sion-dis­tri­b­u­tion des films : à l’écart des grands cir­cuits com­mer­ci­aux, elle a lieu au sein des réseaux indigènes, des uni­ver­sités et par­fois de la télévi­sion. Les copies des films passent rarement le sas des salles obscures. D’une voix calme mais décidée, Olin­da Tupinam­bá, défricheuse d’un ciné­ma encore en con­struc­tion, réaf­firme l’importance du regard des femmes indigènes : « Nous pou­vons et devons trou­ver notre place » au sein d’une indus­trie car­ac­térisée par l’entre-soi et une hégé­monie blanche et mas­cu­line. « Sinon, quelles his­toires seront racon­tées ? »

Depuis 2023, un réseau de femmes indigènes cinéastes lancé par l’institut Cat­i­tu vise à con­solid­er cette verve créa­trice. Le col­lec­tif Katahirine, dont le nom sig­ni­fie « con­stel­la­tion » dans la langue du peu­ple manchineri, veut réper­to­ri­er les réal­isatri­ces ayant pro­duit au moins un film et leur offrir une plate­forme d’entraide pour mieux présen­ter les finance­ments publics exis­tants et qu’elles puis­sent y pré­ten­dre. À Mucuripe, assise sur le planch­er de bois de sa petite cui­sine, Luciana de Lima Kax­i­nawá s’exclame : « Les hommes ont cette façon de dire : “Écoutez, je peux tout faire tout seul.
Je ne dépends de per­son­ne.” Et les femmes, non. Les femmes sont là ensem­ble. Notre ciné­ma, c’est un ciné­ma de l’union. » •

Le cinéma indigène, un mouvement transnational

Dès sa nais­sance, le ciné­ma indigène brésilien établit des liens avec celui d’autres peu­ples nat­ifs du con­ti­nent améri­cain. Il s’inscrit dans un mou­ve­ment d’indigénisme transna­tion­al, qui vise à pro­mou­voir les intérêts de pop­u­la­tions spoliées depuis des siè­cles par les Blanc·hes. Le pro­jet Vídeo nas aldeias entre­tient ain­si des liens avec le pro­gramme cana­di­en Wapikoni Mobile, qui promeut lui aus­si la pro­duc­tion de films éman­cipés de représen­ta­tions hégé­moniques. Mais l’avènement du ciné­ma autochtone cana­di­en inter­vient plus tôt et dans un con­texte bien dif­férent. L’Office nation­al du film du Cana­da lance dès les années 1960 le pro­gramme Chal­lenge for Change, visant à ren­dre disponibles des moyens de pro­duc­tion ciné­matographique pour les com­mu­nautés autochtones. Il s’agit alors de « créer la nation en don­nant voix à ses dif­férents élé­ments : les peu­ples autochtones, les fran­coph­o­nes, les anglo­phones… », explique Isabelle St-Amand, assis­tante-pro­fesseure en lit­téra­ture autochtone à l’université Queen’s, en Ontario. L’universitaire ajoute que « les femmes occu­pent une place cen­trale dans le ciné­ma autochtone » depuis ses prémices, avec notam­ment la fig­ure incon­tourn­able d’Alanis Obom­saw­in, une artiste abé­naquise ayant réal­isé près de 50 doc­u­men­taires, qui ont fait l’objet d’une rétro­spec­tive au Muse­um of Mod­ern Art (MoMA) de New York en 2008.

 

Apolline Guillerot- MalickApolline Guillerot-Malick

Jour­nal­iste, pho­tographe et vidéaste indépen­dante, instal­lée au Brésil depuis 2022. For­mée en his­toire des arts, elle cou­vre des thé­ma­tiques cul­turelles, fémin­istes, écologiques et religieuses.

 


1. Descendant·es des eth­nies qui peu­plaient le Brésil avant la fin du xve siè­cle, les Indigènes représen­tent aujourd’hui 1,7 mil­lion de per­son­nes, soit 0,83 % de la pop­u­la­tion.

2. L’aldeia, que l’on peut traduire par « vil­lage », est un mode d’organisation géo­graph­ico-sociale pro­pre aux peu­ples indigènes brésiliens. L’aldeia regroupe en général des per­son­nes d’une même eth­nie, ici les Kax­i­nawá, aus­si appelés Huni Kuin.

3. Les ter­res indigènes sont des regroupe­ments d’aldeias. Celle de Pra­ia do Cara­panã (d’une sur­face de 610 km², l’équivalent du Ter­ri­toire de Belfort) a vu ses lim­ites recon­nues par l’État brésilien. D’autres sont en cours de démar­ca­tion.

Apolline Guillerot-Malick

Journaliste, photographe et vidéaste indépendante, installée au Brésil depuis 2022. Formée en histoire des arts, elle couvre des thématiques culturelles, féministes, écologiques et religieuses. Voir tous ses articles

Rêver : La révolte des imaginaires

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