La salle du Théâtre du Vieux Saint-Étienne, à Rennes, s’est remplie. Sur les planches, perchée sur une chaise face au public, la journaliste Nolwenn Weiler a changé de casquette à l’occasion de l’événement de « journalisme vivant » organisé par Les Trois Ours, jeune média breton qui « fait monter l’information sur scène » à l’occasion de « pressetacles ».
« Pour imaginer ce rendez-vous, on s’est demandé ce qui existait, ce qui nous intéressait et concernait notre territoire », éclaire une des cofondatrices des Trois Ours, la journaliste Julie Lallouët-Geffroy, en fin de représentation. À la fin de 2023, la Bretagne comptait 6,6 millions de porcs, plus de 650 000 vaches laitières et 49,2 millions de volailles de chair : cela en fait la première région française pour les productions porcine, laitière et avicole… et pour le nombre d’emplois dans le secteur de l’agroalimentaire. En 2024, la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (Draaf) de Bretagne en totalisait 63 511.

C’est sur ce territoire breton que Nolwenn Weiler a grandi et travaille. « Cela fait vingt ans que je m’intéresse aux questions agricoles et agro‑alimentaires », indique la journaliste, qui a participé à la création du média indépendant Basta !, consacré aux luttes environnementales et sociales. Elle est installée dans la campagne de l’Ille-et-Vilaine, dans l’est de la région : « Cela me permet d’être au contact de ces sujets au quotidien. Je peux aller à la rencontre de mes interlocuteur·ices plus facilement, les voir chez eux, chez elles, dans des manifestations publiques… Je gagne en proximité. » L’impact des pesticides sur la santé des travailleur·euses et sur la biodiversité, le coût écologique des productions agricoles industrielles, la destruction du bocage… autant de thèmes qu’elle creuse à longueur d’enquêtes.
Nombre de journalistes, originaires ou pas de Bretagne, s’installent et exercent sur cette terre, marquée par une identité culturelle forte et une tradition de luttes sociales, où le nucléaire n’a pas pu s’implanter1En 1974, alors que l’État français lance un vaste programme d’installation de centrales nucléaires, les habitant·es de Plogoff (dont beaucoup de femmes) se mobilisent contre le projet dans leur commune, qui est finalement abandonné en 1981., mais qui est aussi le berceau des familles Pinault et Bolloré. « La Bretagne est la deuxième région française en ce qui concerne l’attribution de cartes de presse, et la seule dont le nombre augmente depuis quelques années », remarque Jean-Marie Charon, sociologue au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), spécialiste des médias. Parmi ces journalistes, une importante proportion de femmes âgées de 30 à 45 ans, comme Nolwenn Weiler ou Inès Léraud.
Celle-ci, Angevine d’origine, commence à travailler il y a plus de dix ans sur les pathologies invalidantes liées au travail agricole en pays breton. Convaincue elle aussi de l’importance de vivre sur place pour mieux comprendre son sujet, elle s’installe dans le village costarmoricain de Maël-Pestivien. Elle se lance alors dans la réalisation d’une enquête sonore intitulée Journal breton, diffusée sur France Culture pendant deux saisons (22 épisodes au total). Elle y raconte le poids de l’agrobusiness sur la vie des agriculteur·ices, des élèves de lycées agricoles ou des ouvrier·es d’abattoirs, la façon dont les acteurs économiques du secteur s’invitent dans la vie politique en exerçant des pressions (au sein des conseils municipaux par exemple), ou encore le rejet manifeste, par les coopératives et les syndicats agricoles majoritaires, de toute critique du modèle productiviste.
« À partir du moment où j’ai vraiment compris comment le système agro-industriel fonctionnait – qu’il y avait une omerta, pour simplifier –, j’ai commencé à m’inquiéter pour moi et pour mes témoins », se souvient Inès Léraud. Courant 2018, au fur et à mesure que son travail gagnait en visibilité, les menaces et intimidations à son égard se sont mises à affluer sur les réseaux sociaux. Elle a essuyé plusieurs procédures-bâillons2Une procédure-bâillon est une action en justice qui vise à intimider ou à faire taire des personnes physiques ou morales, le plus souvent des journalistes, des ONG ou des lanceur·euses d’alerte. d’entreprises l’attaquant pour diffamation. En 2021, lorsque le grossiste en fruits et légumes Chéritel retire sa plainte quelques jours avant la tenue annoncée du procès, Inès Léraud a déjà quitté la Bretagne : elle s’est installée provisoirement dans les Pyrénées-Orientales le temps d’écrire sa BD Algues vertes3 Inès Léraud et Pierre Von Hove, Algues vertes. L’histoire interdite, La Revue Dessinée / Delcourt, 2019 (200 000 exemplaires vendus). La BD a inspiré le film Les Algues vertes, de Pierre Jolivet, sorti en 2023, dont Inès Léraud a coécrit le scénario (plus de 400 000 entrées, dont un tiers en Bretagne).. Véritable succès de librairie, l’ouvrage a contribué à mettre en lumière la nécessité d’enquêter sur un milieu aussi opaque que l’agrobusiness breton.

Opaque, au point de s’en prendre physiquement à celles qui tenteraient de l’éclairer de leurs recherches. Collègue et amie d’Inès Léraud, Morgan Large, qui enquête elle-même régulièrement sur les acteurs de ce secteur et que sa fonction de conseillère municipale à Glomel (Côtes‑d’Armor) rend très identifiable, a subi à deux reprises, en 2021 et 2023, le déboulonnage des roues de son véhicule. Les deux consœurs, devenues proches, se sont beaucoup soutenues face aux coups et intimidations qu’elles enduraient. « On s’est secourues l’une l’autre », commente Inès Léraud.
Morgan Large, qui enquête sur le secteur agro-industriel, a subi à deux reprises le déboulonnage des roues de son véhicule.

© Vincent Gouriou pour Télérama
En enquêtant en Bretagne, Inès Léraud a rencontré d’autres journalistes s’intéressant à ces questions : « Je me suis aperçue qu’on était toutes des femmes. » Elle a alors créé un collectif informel de femmes journalistes travaillant en milieu rural partout en France. Beaucoup parmi elles exercent comme pigistes, un mode de rémunération à l’article, plus précaire qu’un emploi en poste au sein d’une rédaction. Plus solitaire aussi. Les membres du collectif, dont Nolwenn Weiler et Morgan Large, se retrouvent une fois par an et, le reste de l’année, partagent conseils et expériences pour exercer plus sereinement et travailler parfois ensemble. « Faire partie de ce collectif de femmes nous rend puissantes. Sans cela, on peut vraiment tomber les unes après les autres », explique Lucile Leclair, autrice de Hold-up sur la terre (Le Seuil / Reporterre, 2022), dans lequel elle s’attaque au géant des chips Altho, établi dans le Morbihan.
C’est bien dans les dynamiques collectives que les journalistes peuvent trouver des moyens de contrer les manœuvres des barons de l’agrobusiness. En 2020, alors que la parution d’Algues vertes a encore fait monter d’un cran les intimidations et menaces à l’égard d’Inès Léraud, une dizaine de ses collègues décident d’interpeller la Région Bretagne afin de sensibiliser au droit d’informer sur la filière agroalimentaire en faisant circuler deux pétitions, l’une réunissant des journalistes, l’autre des citoyen·nes. C’est dans la foulée de cette mobilisation qu’est lancé le média d’investigation Splann ! (« transparent », en breton), dont les enquêtes en français et en breton sont reprises dans des médias nationaux et régionaux partenaires, comme Mediapart, Reporterre ou France 3 Bretagne. « On s’est dit qu’il y avait un manque à combler », précisent dans leur bureau à Guingamp Julie Lallouët-Geffroy, Faustine Sternberg, Juliette Cabaço Roger et Caroline Trouillet, cofondatrices, avec d’autres, du média en ligne, dont elles constituent aujourd’hui l’équipe salariée.
La presse quotidienne régionale (PQR) bretonne se porte bien, avec la présence des mastodontes Ouest-France et Le Télégramme4Respectivement premier et quatrième titre de PQR française. Avec une diffusion autour de 600 000 exemplaires, Ouest-France est le titre quotidien qui se vend le plus en France, devant Le Monde. ; elle a toutefois longtemps fait preuve d’une certaine frilosité dès lors qu’il s’agissait de mettre en lumière les dégâts générés par le productivisme agricole. Les journalistes de Splann ! avaient relevé les difficultés à faire émerger des problématiques environnementales en lien direct avec le lobby agro-industriel. « Il y a beaucoup d’autocensure », remarque Juliette Cabaço Roger, Franco-Portugaise venue s’installer dans la région pendant ses études de journalisme. Elle cite une de ses expériences au Télégramme, à Brest : « Le principal annonceur du journal était Leclerc. Clairement, on n’y touchait pas, c’était comme ça. » Faustine Sternberg est elle aussi installée depuis quelques années en Bretagne. La géographe de formation a essuyé un même refus d’enquêter en presse locale sur des arnaques à l’étiquette chez un grossiste en légumes. « La rédaction avait peur du procès et n’était pas prête à prendre ce genre de risques alors que c’était un gros acteur de la vie locale », constate la trentenaire.
Pour mettre fin à la loi du silence, Splann ! a choisi de consacrer sa première enquête à la pollution de l’air à l’ammoniac, due en grande partie à l’omniprésence d’élevages intensifs dans la région. L’équipe s’est ensuite penchée sur la disparition du bocage, la pollution d’une mine dans les Côtes‑d’Armor, la méthanisation… Chaque enquête fait l’objet de discussions au sein du comité éditorial, les journalistes reçoivent le soutien de la rédaction tout au long de leur travail, et chaque article est relu par une avocate avant publication. « Se rassembler, ça nous permet d’aller plus loin contre l’autocensure. En avançant à plusieurs, on sécurise notre travail à chaque pas que l’on fait », se réjouit Julie Lallouët-Geffroy. Pour la Finistérienne installée à Rennes – et dont le père travaillait dans l’agroalimentaire–, l’initiative est des plus louables, car, « [s]on gros problème, avant cela, c’était l’isolement ». La publication de ses articles lui donnait la boule au ventre.

Ces journalistes ont aussi relevé le défi de s’immiscer dans le milieu de l’investigation. Longtemps resté l’apanage des hommes, celui-ci est en train d’évoluer. « J’observe une féminisation des emplois de journaliste d’enquête, dans tous les domaines, indique le responsable du master Journalisme, reportage et enquête de l’Institut d’études politiques de Rennes (IEP), Christophe Gimbert. Ces dernières années, il y a par ailleurs une sensibilité très forte sur les questions environnementales, en particulier de nos diplômées féminines. »
Un milieu très masculin
Avec cette double casquette – être une femme, vouloir traiter les questions agricoles sous l’angle de l’impact écologique –, pas facile a priori de se faire accepter quand on enquête sur le lobby agro-industriel. « L’agro est un milieu très fermé », estime Julie Lallouët-Geffroy, qui invoque avant tout l’importance de la posture pour gagner la confiance de ses sources. « Il y a fort longtemps que j’ai des bottes en caoutchouc en permanence dans ma voiture pour ne pas arriver dans les fermes comme la petite minette. »
Pourtant, aucune des journalistes interrogées pour cet article ne dit avoir subi de comportements sexistes en se rendant en reportage à la ferme, dans les usines, ou en discutant par téléphone avec des cadres dans les bureaux, quand bien même leurs interlocuteurs sont très majoritairement masculins. « En manif agricole, on peut être entourée d’hommes dans la cinquantaine, ce qui n’est pas toujours confortable quand on débute. Mais bon, on fait notre boulot », déclare Faustine Sternberg, qui, en acquérant de l’expérience, s’est défait de la petite voix et de la posture hésitante qu’elle affichait à ses débuts. « C’est presque plus moi qui ai des a priori, qui me demande si un agriculteur va me parler d’égal à égale quand je vais sur le terrain. En fait, ça se passe très bien », ajoute sa consœur Juliette Cabaço Roger.
« Faire partie de ce collectif de femmes journalistes nous rend puissantes. Sans cela, on peut vraiment tomber les unes après les autres. »
Lucile Leclair, journaliste spécialiste des questions agricoles
Si leurs révélations rencontrent de plus en plus d’échos – comme le montrent le succès de la BD Algues vertes et de son adaptation au cinéma, ou encore l’accueil de la série Jeux d’influence 5Série de Jean-Xavier de Lestrade, sur Arte, deux saisons (2019 et 2022)., dont le personnage principal est une journaliste enquêtant dans les milieux de l’agroalimentaire –, la puissance du lobby agro-industriel dans la région reste prégnante. Les algues vertes envahissent toujours certaines plages bretonnes. Les haies continuent de disparaître. L’air est vicié chaque printemps au moment des épandages. Et les travailleur·euses du secteur agroalimentaire ont une santé dégradée et meurent encore dans l’exercice de leur fonction, comme le rappelait Nolwenn Weiler à Rennes lors de sa représentation pour Les Trois Ours le 24 avril 2025.
Son travail, comme celui des femmes journalistes qui enquêtent en Bretagne, commence « de toute évidence » à inspirer les plus jeunes, constate Christophe Gimbert de l’IEP de Rennes. À l’IUT Information-Communication parcours journalisme de Lannion, où l’on forme aussi la relève, on « a toujours valorisé le local au sein [du] cursus », explique la chercheuse Sandy Montañola, qui y enseigne. Des journalistes comme Morgan Large y interviennent depuis quelques années. De quoi enthousiasmer Inès Léraud, marraine de la dernière promotion du Centre de formation professionnelle pour les journalistes à Paris. Elle conclut, apaisée : « Avant, je trouvais que mon métier était très dur, qu’il avait trop d’impact sur ma vie intime. La reconnaissance que j’ai aujourd’hui et le fait que ce travail en inspire d’autres, ça me comble. » •


