D’où vient le mot queer ?

Le terme « queer » a longtemps désigné les personnes à la marge, jugées mépri­sables, en par­ti­cu­lier les homosexuel·les. Détourné par celles et ceux qu’il entendait injurier, le mot est devenu une bannière, dès la fin du XIXe siècle, avant de devenir un outil théorique et, à partir des années 1990, une identité. Retour sur l’histoire d’une insulte devenue étendard.

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Publié le 28/10/2025

Marche organisée par le groupe d’action directe gay et lesbien étasunien Queer Nation, le 17 juin 1990 à New York, contre la violence homophobe. Sur la banderole : « Queers Take Back the Night » (« Les queers récupèrent la nuit »). Crédit : AP PHOTO / ED BAILEY
Marche organisée par le groupe d’action directe gay et lesbien étasunien Queer Nation, le 17 juin 1990 à New York, contre la violence homophobe. Sur la banderole : « Queers Take Back the Night » (« Les queers récu­pèrent la nuit »). Crédit : AP PHOTO / ED BAILEY

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire

Voilà un mot qui, en seulement quelques années, s’est largement répandu dans l’espace public. On le retrouve dans les mani­fes­ta­tions pour les droits des personnes LGBTQIA+, bien sûr, mais aussi dans la presse (« Sophia Bush fait son coming out queer et confirme son couple avec Ashlyn Harris », titrait par exemple le HuffPost en avril 2024), le cinéma (Queer, de Luca Guadagnino, sorti en 2024), sur Netflix (les pro­grammes Queer Eye, Ultimatum: Queer Love, Queer Force), lors du Festival de Cannes (avec sa Queer Palm), etc.

Initialement injurieux, ce terme anglais signi­fiant « étrange » ou « bizarre » a fait l’objet d’une réap­pro­pria­tion et a été brandi comme étendard par celles et ceux qu’il stig­ma­ti­sait, par­ti­cu­liè­re­ment depuis les années 1990. Peu usité par le grand public il y a encore dix ou quinze ans, le mot s’est peu à peu fait une place dans le langage des milieux culturels, urbains ou militants, aux côtés des sigles LGBT ou LGBTQIA+ (et parfois à leur place). Il est même très offi­ciel­le­ment entré dans le dic­tion­naire Robert en 2019, défini ainsi : « Personne dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne cor­res­pond pas aux modèles dominants. »

Comment expliquer ce succès ? Désignant toutes les personnes qui s’écartent de l’hétéronormativité1Ensemble des normes qui pré­sentent l’hétérosexualité comme étant l’orientation sexuelle « naturelle » et qui font que toute personne est présumée hété­ro­sexuelle par défaut., que ce soit en raison de leur orien­ta­tion sexuelle ou de leur identité de genre, le terme est pratique. Là où le sigle LGBT a besoin d’être augmenté de nouvelles lettres pour devenir plus inclusif, « queer » a l’avantage de l’être par défaut. Et intègre bien mieux les nuances possibles et les entre-deux. « Contrairement à d’autres formes de réap­pro­pria­tions d’insultes, comme “gouine” ou “pédale”, “queer” opère une réap­pro­pria­tion tout en ques­tion­nant les fron­tières des caté­go­ries et les normes qui nous consti­tuent », observe Bruno Perreau, pro­fes­seur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et auteur du livre Qui a peur de la théorie queer ? (Presses de Sciences Po, 2018).

Le « pédé » des années 1930

Mais le terme a, en réalité, plusieurs usages. Et pour bien com­prendre toutes ses nuances, il faut se replonger dans l’histoire de ses occur­rences. On en trouve la trace en Grande-Bretagne, où dès le XVIe siècle il désigne des com­por­te­ments atypiques ou étranges. À partir du XIXe siècle, il prend une conno­ta­tion sexuelle et commence à être utilisé, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis, pour stig­ma­ti­ser les com­por­te­ments déviants de la norme, et plus par­ti­cu­liè­re­ment l’homosexualité… avant d’être repris à leur compte par les premier·es concerné·es. Dans son Dictionnaire des cultures gays et les­biennes (Larousse, 2003), le phi­lo­sophe et socio­logue Didier Eribon note que, dans les années 1920 et 1930, « désireux de se dissocier de l’image sociale dominante de l’homosexuel efféminé […], nombre de gays des classes moyennes, d’apparence plus discrète ou conven­tion­nelle, se désignent comme queers, le mot devenant alors, pour eux, synonyme de ce que nous appel­le­rions “pédé” ou “gay”. » Après la Seconde Guerre mondiale, et par­ti­cu­liè­re­ment à partir des années 1970, il est pro­gres­si­ve­ment abandonné au profit du mot « gay » – plus lisse, plus positif – avec le succès que l’on sait.

Oublié, le « queer » ? Le terme connaît une nouvelle vie à la fin des années 1980 et au début des années 1990, à la fois dans le champ de l’activisme et au sein du monde aca­dé­mique. À cette époque, les asso­cia­tions militant en faveur des droits des homosexuel·les peinent à obtenir des victoires. Les malades du sida meurent sans que les pouvoirs publics ne prennent de mesures à la hauteur du drame. Une nouvelle géné­ra­tion s’investit alors dans un activisme plus radical, notamment au sein d’un groupe créé en 1990 pendant une réunion d’Act Up New York : Queer Nation. Lors des gay prides de l’été 1990, à Chicago et à New York, ce collectif distribue un tract qui restera célèbre : « Queers Read This ! » (« Queers, lisez ça ! »). Reprenant à leur compte l’insulte « queer », les acti­vistes entendent ainsi s’opposer aux ten­ta­tives d’assimilation portées par les groupes gays ou lesbiens plus ins­ti­tu­tion­nels : le but n’est plus de montrer que les homos, les bis, les trans sont tout aussi « normaux » que les hétéros, mais de rejeter avec force le modèle hété­ro­pa­triar­cal. « Pour cette géné­ra­tion, cet usage politique de la queerness est une manière de dire qu’elle souhaite penser un autre projet de société, qui serait radi­ca­le­ment différent », décrypte Nelly Quemener2Lire son article « Queer », coécrit avec Maxime Cervulle, dans Encyclopédie critique du genre, coordonné par Juliette Rennes, La Découverte, 2021., pro­fes­seure en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion au Celsa Sorbonne Université (Paris). Au sein de col­lec­tifs souvent mixtes, femmes et hommes, la jeunesse queer investit de nouveaux modes d’action, comme les zaps, les die-in, les kiss-in3Les zaps sont des actions-éclairs ciblant des ins­ti­tu­tions. Les die-in sont une forme de mani­fes­ta­tion dans laquelle les participant·es s’allongent au sol pour simuler la mort, tandis que, dans les kiss-in, les manifestant·es s’embrassent pour visi­bi­li­ser l’homosexualité dans l’espace public., pour s’opposer aux dérives consu­mé­ristes du mouvement LGBTQIA+ et pour articuler l’activisme homo­sexuel avec les questions de sexisme et de racisme – s’inscrivant, de fait, dans une dynamique intersectionnelle.

Dans le même temps, le terme « queer » se diffuse aussi dans le monde uni­ver­si­taire. Dès les années 1980, la penseuse et poétesse éta­su­nienne d’origine mexicaine Gloria Anzaldúa l’utilise pour décrire son parcours, à la croisée de plusieurs fron­tières, ter­ri­to­riales, sexuelles ou ethniques (lire son portrait dans La Déferlante no 13). En 1990, sa collègue de l’université de Californie à Santa Cruz, la théo­ri­cienne féministe Teresa de Lauretis, organise un colloque pour lequel elle forge l’expression « queer theory ». Accoler ainsi une injure au terme « théorie », la démarche de Lauretis se veut pro­vo­ca­trice. L’universitaire entend montrer que les études gays et les­biennes se foca­lisent géné­ra­le­ment sur les gays, négli­geant d’autres groupes sociaux en marge des minorités sexuelles, comme les personnes trans­genres ou racisé·es. La même année, deux ouvrages obtiennent un écho important après leur parution aux États-Unis : Trouble dans le genre, de Judith Butler, et Épistémologie du placard, d’Eve Kosofsky Sedgwick. Ils ont en commun de décons­truire les caté­go­ries de genre et de remettre en cause une vision binaire des identités. Ces deux ouvrages vont être consi­dé­rés a pos­te­rio­ri comme fon­da­teurs de cette nouvelle théorie queer – quand bien même leurs autrices n’utilisent pas cette expression.

Dé-binariser le monde

Dans les années 1990, l’expression « théorie queer » se diffuse rapi­de­ment dans les cercles uni­ver­si­taires. Derrière l’intitulé se cache non pas une théorie unifiée, basée sur une doctrine claire, mais une diversité de textes qui ont pour point commun de s’inspirer de la pensée post­structuraliste4Le post­struc­tu­ra­lisme est un courant phi­lo­so­phique et critique né en France dans les années 1960 qui postule qu’un phénomène social ne peut s’étudier en dehors de la structure dans lequel il s’est construit. – les auteurs français Michel Foucault et Jacques Derrida, entre autres – pour analyser les normes de sexualité. Ces travaux montrent que les identités de genre et les orien­ta­tions sexuelles ne sont pas natu­relles mais construites. Elles pré­sentent géné­ra­le­ment le queer comme quelque chose que l’on fait, un regard porté sur les choses, plutôt que quelque chose que l’on est. « Il y a toute une réflexion sur le fait que les caté­go­ries habi­tuel­le­ment en usage sont très binaires et ne peuvent embrasser la com­plexi­té des expé­riences de soi, détaille Nelly Quemener. La queerness, c’est aussi penser des corps, des sub­jec­ti­vi­tés, des expé­riences qui se construisent autour de fron­tières poreuses, sans tenter de re-binariser le monde. »

Institutionnalisées au sein des uni­ver­si­tés éta­su­niennes au cours des années 1990, les études queers vont rapi­de­ment se voir reprocher d’être mises à toutes les sauces et de perdre de leur fertilité intel­lec­tuelle. « Ce qui, au départ, était une révolte contre les éti­quettes, une “insu­bor­di­na­tion”, pour reprendre un terme de Judith Butler, est devenu une étiquette aussi figée que celles que l’énergie queer avait pour but de subvertir », se désole ainsi Didier Eribon dès 2003, dans son Dictionnaire des cultures gays et les­biennes. Teresa de Lauretis elle-même prend ses distances avec la théorie queer, estimant que le terme est devenu « une créature de l’industrie du livre concep­tuel­le­ment vide ». Reste que, dans la conti­nui­té des études de genre et des études gays et les­biennes, la critique queer a permis d’ouvrir les réflexions sur les tran­si­den­ti­tés et les expres­sions de genre non nor­ma­tives, jusqu’ici restées dans les marges, et a renouvelé les ques­tion­ne­ments sur l’imbrication entre genre et sexualité.

En France, des uni­ver­si­taires comme Didier Eribon, Françoise Gaspard, Éric Fassin, Paul B. Preciado, ou encore Sam Bourcier contri­buent à faire connaître les écrits des pionnier·es de la pensée queer, telle Judith Butler. Des col­lec­tifs militants queers voient le jour, souvent nourris de textes uni­ver­si­taires. On pense aux Panthères roses, « asso­cia­tion de gouines et de pédés » créée en 2003, ou aux Tordues, qui orga­nisent une contre-marche des fiertés en 2005, ou encore au groupe nantais des DurEs à queer.

Terme fluide

Avec cette mul­ti­pli­ca­tion de textes et d’actions se réclamant d’une stratégie queer, le terme gagne peu à peu les sphères de la pensée dominante – mais il est géné­ra­le­ment débar­ras­sé de sa charge politique radicale. Ainsi, la première série télévisée mettant en scène un groupe d’hommes gays s’intitule Queer as Folk (1999) – sans qu’il y soit vraiment question de subvertir les identités… Et quand, en 2003, la télé éta­su­nienne lance une émission mettant en scène cinq experts homo­sexuels, elle l’appelle « Queer Eye for the Straight Guy », ce qui donne « Queer, cinq experts dans le vent » pour l’adaptation par TF1. « Le nom de cette émission était vraiment une façon de ne pas nommer les choses, pointe Bruno Perreau du MIT. Dans ce contexte, il y a ici le risque que “queer” euphémise une réalité. » Le mains­tream se précipite pour utiliser le terme « queer », de peur d’avoir à utiliser des termes plus expli­cites, comme « gay » ou « lesbienne ».

Une personne tient une pancarte sur laquelle on lit « Kwir ansanm nou sobat » (« Queers ensemble, nous luttons ») lors d’une marche des visibilités LGBTQIA+ dans le sud de l’île de La Réunion en juillet 2024.
À l’occasion d’une marche des visi­bi­li­tés LGBTQIA+ dans le sud de l’île de La Réunion en juillet 2024, organisée par les dif­fé­rents col­lec­tifs de l’île. Sur la pancarte : « Kwir ansanm nou sobat » (« Queers ensemble, nous luttons »). Le mot « kwir » est une créo­li­sa­tion militante du mot « queer » par la com­mu­nau­té LGBTQIA+ réunion­naise.
Crédit : MARIE-JULIE GASCON

Aujourd’hui, plusieurs usages du mot coha­bitent. Ainsi, dans son livre Queer, coécrit avec Philippe Liotard (éd. Anamosa, 2025), la doc­to­rante Inès Liotard identifie cinq uti­li­sa­tions du terme par les participant·es des soirées techno queers qu’elle a étudiées. La prin­ci­pale est synonyme de LGBTQIA+, mais intègre « le fait que le genre serait davantage fluide ». Dans une deuxième acception, le mot « rassemble tout ce qui est en mesure de contrer l’hétéronormativité », en référence à la théorie queer. Dans un troisième usage, l’adjectif « queer » désigne un type de fête. Il est également employé « pour dire un mouvement politique ». Enfin, l’intitulé est utilisé pour désigner une culture « avec une esthé­tique et des appa­rences propres ». « Ce qui est à retenir, c’est la flexi­bi­li­té, la souplesse du terme, résume de son côté Bruno Perreau. Chercher à avoir une défi­ni­tion canonique du queer serait un geste assez contra­dic­toire avec ce dont on parle. »

Preuve de la souplesse du terme, si « queer » n’a jamais eu de tra­duc­tion en français, il existe une adap­ta­tion du mot en créole réunion­nais, « kwir ». « Ce n’est pas une simple tra­duc­tion, fait valoir l’artiste plasticien·ne Brandon Gercara, qui l’utilise dans ses pro­duc­tions, car “kwir” s’ancre sur un ter­ri­toire donné. Il opère la fabri­ca­tion d’un “nous” qui conscien­tise les oppres­sions que nous vivons en commun, et qui ne sont pas vécues de la même manière dans d’autres ter­ri­toires, tels que l’Europe ou les États-Unis. » Plus de vingt-cinq ans après sa réap­pro­pria­tion par Gloria Anzaldúa, le terme poursuit sa tra­jec­toire féconde.

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    Ensemble des normes qui pré­sentent l’hétérosexualité comme étant l’orientation sexuelle « naturelle » et qui font que toute personne est présumée hété­ro­sexuelle par défaut.
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    Lire son article « Queer », coécrit avec Maxime Cervulle, dans Encyclopédie critique du genre, coordonné par Juliette Rennes, La Découverte, 2021.
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    Les zaps sont des actions-éclairs ciblant des ins­ti­tu­tions. Les die-in sont une forme de mani­fes­ta­tion dans laquelle les participant·es s’allongent au sol pour simuler la mort, tandis que, dans les kiss-in, les manifestant·es s’embrassent pour visi­bi­li­ser l’homosexualité dans l’espace public.
  • 4
    Le post­struc­tu­ra­lisme est un courant phi­lo­so­phique et critique né en France dans les années 1960 qui postule qu’un phénomène social ne peut s’étudier en dehors de la structure dans lequel il s’est construit.

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