Voilà un mot qui, en seulement quelques années, s’est largement répandu dans l’espace public. On le retrouve dans les manifestations pour les droits des personnes LGBTQIA+, bien sûr, mais aussi dans la presse (« Sophia Bush fait son coming out queer et confirme son couple avec Ashlyn Harris », titrait par exemple le HuffPost en avril 2024), le cinéma (Queer, de Luca Guadagnino, sorti en 2024), sur Netflix (les programmes Queer Eye, Ultimatum: Queer Love, Queer Force), lors du Festival de Cannes (avec sa Queer Palm), etc.
Comment expliquer ce succès ? Désignant toutes les personnes qui s’écartent de l’hétéronormativité1Ensemble des normes qui présentent l’hétérosexualité comme étant l’orientation sexuelle « naturelle » et qui font que toute personne est présumée hétérosexuelle par défaut., que ce soit en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, le terme est pratique. Là où le sigle LGBT a besoin d’être augmenté de nouvelles lettres pour devenir plus inclusif, « queer » a l’avantage de l’être par défaut. Et intègre bien mieux les nuances possibles et les entre-deux. « Contrairement à d’autres formes de réappropriations d’insultes, comme “gouine” ou “pédale”, “queer” opère une réappropriation tout en questionnant les frontières des catégories et les normes qui nous constituent », observe Bruno Perreau, professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT) et auteur du livre Qui a peur de la théorie queer ? (Presses de Sciences Po, 2018).
Le « pédé » des années 1930
Mais le terme a, en réalité, plusieurs usages. Et pour bien comprendre toutes ses nuances, il faut se replonger dans l’histoire de ses occurrences. On en trouve la trace en Grande-Bretagne, où dès le XVIe siècle il désigne des comportements atypiques ou étranges. À partir du XIXe siècle, il prend une connotation sexuelle et commence à être utilisé, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis, pour stigmatiser les comportements déviants de la norme, et plus particulièrement l’homosexualité… avant d’être repris à leur compte par les premier·es concerné·es. Dans son Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes (Larousse, 2003), le philosophe et sociologue Didier Eribon note que, dans les années 1920 et 1930, « désireux de se dissocier de l’image sociale dominante de l’homosexuel efféminé […], nombre de gays des classes moyennes, d’apparence plus discrète ou conventionnelle, se désignent comme queers, le mot devenant alors, pour eux, synonyme de ce que nous appellerions “pédé” ou “gay”. » Après la Seconde Guerre mondiale, et particulièrement à partir des années 1970, il est progressivement abandonné au profit du mot « gay » – plus lisse, plus positif – avec le succès que l’on sait.
Oublié, le « queer » ? Le terme connaît une nouvelle vie à la fin des années 1980 et au début des années 1990, à la fois dans le champ de l’activisme et au sein du monde académique. À cette époque, les associations militant en faveur des droits des homosexuel·les peinent à obtenir des victoires. Les malades du sida meurent sans que les pouvoirs publics ne prennent de mesures à la hauteur du drame. Une nouvelle génération s’investit alors dans un activisme plus radical, notamment au sein d’un groupe créé en 1990 pendant une réunion d’Act Up New York : Queer Nation. Lors des gay prides de l’été 1990, à Chicago et à New York, ce collectif distribue un tract qui restera célèbre : « Queers Read This ! » (« Queers, lisez ça ! »). Reprenant à leur compte l’insulte « queer », les activistes entendent ainsi s’opposer aux tentatives d’assimilation portées par les groupes gays ou lesbiens plus institutionnels : le but n’est plus de montrer que les homos, les bis, les trans sont tout aussi « normaux » que les hétéros, mais de rejeter avec force le modèle hétéropatriarcal. « Pour cette génération, cet usage politique de la queerness est une manière de dire qu’elle souhaite penser un autre projet de société, qui serait radicalement différent », décrypte Nelly Quemener2Lire son article « Queer », coécrit avec Maxime Cervulle, dans Encyclopédie critique du genre, coordonné par Juliette Rennes, La Découverte, 2021., professeure en sciences de l’information et de la communication au Celsa Sorbonne Université (Paris). Au sein de collectifs souvent mixtes, femmes et hommes, la jeunesse queer investit de nouveaux modes d’action, comme les zaps, les die-in, les kiss-in3Les zaps sont des actions-éclairs ciblant des institutions. Les die-in sont une forme de manifestation dans laquelle les participant·es s’allongent au sol pour simuler la mort, tandis que, dans les kiss-in, les manifestant·es s’embrassent pour visibiliser l’homosexualité dans l’espace public., pour s’opposer aux dérives consuméristes du mouvement LGBTQIA+ et pour articuler l’activisme homosexuel avec les questions de sexisme et de racisme – s’inscrivant, de fait, dans une dynamique intersectionnelle.
Dans le même temps, le terme « queer » se diffuse aussi dans le monde universitaire. Dès les années 1980, la penseuse et poétesse étasunienne d’origine mexicaine Gloria Anzaldúa l’utilise pour décrire son parcours, à la croisée de plusieurs frontières, territoriales, sexuelles ou ethniques (lire son portrait dans La Déferlante no 13). En 1990, sa collègue de l’université de Californie à Santa Cruz, la théoricienne féministe Teresa de Lauretis, organise un colloque pour lequel elle forge l’expression « queer theory ». Accoler ainsi une injure au terme « théorie », la démarche de Lauretis se veut provocatrice. L’universitaire entend montrer que les études gays et lesbiennes se focalisent généralement sur les gays, négligeant d’autres groupes sociaux en marge des minorités sexuelles, comme les personnes transgenres ou racisé·es. La même année, deux ouvrages obtiennent un écho important après leur parution aux États-Unis : Trouble dans le genre, de Judith Butler, et Épistémologie du placard, d’Eve Kosofsky Sedgwick. Ils ont en commun de déconstruire les catégories de genre et de remettre en cause une vision binaire des identités. Ces deux ouvrages vont être considérés a posteriori comme fondateurs de cette nouvelle théorie queer – quand bien même leurs autrices n’utilisent pas cette expression.
Dé-binariser le monde
Dans les années 1990, l’expression « théorie queer » se diffuse rapidement dans les cercles universitaires. Derrière l’intitulé se cache non pas une théorie unifiée, basée sur une doctrine claire, mais une diversité de textes qui ont pour point commun de s’inspirer de la pensée poststructuraliste4Le poststructuralisme est un courant philosophique et critique né en France dans les années 1960 qui postule qu’un phénomène social ne peut s’étudier en dehors de la structure dans lequel il s’est construit. – les auteurs français Michel Foucault et Jacques Derrida, entre autres – pour analyser les normes de sexualité. Ces travaux montrent que les identités de genre et les orientations sexuelles ne sont pas naturelles mais construites. Elles présentent généralement le queer comme quelque chose que l’on fait, un regard porté sur les choses, plutôt que quelque chose que l’on est. « Il y a toute une réflexion sur le fait que les catégories habituellement en usage sont très binaires et ne peuvent embrasser la complexité des expériences de soi, détaille Nelly Quemener. La queerness, c’est aussi penser des corps, des subjectivités, des expériences qui se construisent autour de frontières poreuses, sans tenter de re-binariser le monde. »
Institutionnalisées au sein des universités étasuniennes au cours des années 1990, les études queers vont rapidement se voir reprocher d’être mises à toutes les sauces et de perdre de leur fertilité intellectuelle. « Ce qui, au départ, était une révolte contre les étiquettes, une “insubordination”, pour reprendre un terme de Judith Butler, est devenu une étiquette aussi figée que celles que l’énergie queer avait pour but de subvertir », se désole ainsi Didier Eribon dès 2003, dans son Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes. Teresa de Lauretis elle-même prend ses distances avec la théorie queer, estimant que le terme est devenu « une créature de l’industrie du livre conceptuellement vide ». Reste que, dans la continuité des études de genre et des études gays et lesbiennes, la critique queer a permis d’ouvrir les réflexions sur les transidentités et les expressions de genre non normatives, jusqu’ici restées dans les marges, et a renouvelé les questionnements sur l’imbrication entre genre et sexualité.
En France, des universitaires comme Didier Eribon, Françoise Gaspard, Éric Fassin, Paul B. Preciado, ou encore Sam Bourcier contribuent à faire connaître les écrits des pionnier·es de la pensée queer, telle Judith Butler. Des collectifs militants queers voient le jour, souvent nourris de textes universitaires. On pense aux Panthères roses, « association de gouines et de pédés » créée en 2003, ou aux Tordues, qui organisent une contre-marche des fiertés en 2005, ou encore au groupe nantais des DurEs à queer.
Terme fluide
Avec cette multiplication de textes et d’actions se réclamant d’une stratégie queer, le terme gagne peu à peu les sphères de la pensée dominante – mais il est généralement débarrassé de sa charge politique radicale. Ainsi, la première série télévisée mettant en scène un groupe d’hommes gays s’intitule Queer as Folk (1999) – sans qu’il y soit vraiment question de subvertir les identités… Et quand, en 2003, la télé étasunienne lance une émission mettant en scène cinq experts homosexuels, elle l’appelle « Queer Eye for the Straight Guy », ce qui donne « Queer, cinq experts dans le vent » pour l’adaptation par TF1. « Le nom de cette émission était vraiment une façon de ne pas nommer les choses, pointe Bruno Perreau du MIT. Dans ce contexte, il y a ici le risque que “queer” euphémise une réalité. » Le mainstream se précipite pour utiliser le terme « queer », de peur d’avoir à utiliser des termes plus explicites, comme « gay » ou « lesbienne ».

Crédit : MARIE-JULIE GASCON
Aujourd’hui, plusieurs usages du mot cohabitent. Ainsi, dans son livre Queer, coécrit avec Philippe Liotard (éd. Anamosa, 2025), la doctorante Inès Liotard identifie cinq utilisations du terme par les participant·es des soirées techno queers qu’elle a étudiées. La principale est synonyme de LGBTQIA+, mais intègre « le fait que le genre serait davantage fluide ». Dans une deuxième acception, le mot « rassemble tout ce qui est en mesure de contrer l’hétéronormativité », en référence à la théorie queer. Dans un troisième usage, l’adjectif « queer » désigne un type de fête. Il est également employé « pour dire un mouvement politique ». Enfin, l’intitulé est utilisé pour désigner une culture « avec une esthétique et des apparences propres ». « Ce qui est à retenir, c’est la flexibilité, la souplesse du terme, résume de son côté Bruno Perreau. Chercher à avoir une définition canonique du queer serait un geste assez contradictoire avec ce dont on parle. »
Preuve de la souplesse du terme, si « queer » n’a jamais eu de traduction en français, il existe une adaptation du mot en créole réunionnais, « kwir ». « Ce n’est pas une simple traduction, fait valoir l’artiste plasticien·ne Brandon Gercara, qui l’utilise dans ses productions, car “kwir” s’ancre sur un territoire donné. Il opère la fabrication d’un “nous” qui conscientise les oppressions que nous vivons en commun, et qui ne sont pas vécues de la même manière dans d’autres territoires, tels que l’Europe ou les États-Unis. » Plus de vingt-cinq ans après sa réappropriation par Gloria Anzaldúa, le terme poursuit sa trajectoire féconde.




