C’est un projet de loi qui aurait dû être voté au printemps 2025, mais auquel se sont opposés des milliers de manifestant·es hongrois·es : à l’initiative du Premier ministre d’extrême droite Viktor Orbán, ouvertement copié sur le modèle russe, le texte visait à sanctionner des ONG et médias « violant ou critiquant » les valeurs inscrites dans la Constitution, notamment « la primauté du mariage, de la famille et des sexes biologiques ». À la clé, de lourdes amendes et une interdiction d’activité en cas de récidive.
Ce ne sont pas seulement les velléités de censure par le pouvoir politique, comme en Hongrie, qui menacent les médias : les élites économiques y voient aussi un moyen de servir leurs intérêts, à l’image de Jeff Bezos, milliardaire fondateur d’Amazon et propriétaire du Washington Post depuis 2013. À l’automne 2024, le prestigieux quotidien a refusé de se positionner dans la campagne présidentielle états-unienne. Une première depuis 1960. C’est que Bezos ne voulait pas se mettre à dos le candidat donné gagnant, Donald Trump. Business is business. « Nous allons tous mourir dans le noir et Jeff Bezos a éteint la lumière », avait résumé un lecteur du Post, en référence à la célèbre devise du journal, « la démocratie meurt dans l’obscurité ».
Dans un monde où les canaux d’information se sont multipliés comme jamais, où l’intelligence artificielle ouvre des perspectives dystopiques, où les Gafam et la culture des réseaux sociaux ont bousculé les instances – entreprises de presse établies, journalistes dûment identifié·es – qui autrefois hiérarchisaient et délivraient les nouvelles du monde, quelle sorte de « lumière » les médias indépendants peuvent-ils produire ? Comment peuvent-ils se faire le relais de ces voix minoritaires qui bousculent, voire révolutionnent une certaine perception de l’ordre social ?
En France, face aux tentatives d’un Vincent Bolloré ou d’un Pierre-Édouard Stérin – deux milliardaires français qui investissent dans les médias en assumant ouvertement de les mettre au service d’un projet idéologique d’extrême droite –, face au retour massif de la propagande assumée, il faut « tenir la digue », selon l’expression qu’emploie Marine Turchi, l’une des invité·es de ce numéro. S’en tenir aux faits ; assumer en toute transparence un regard politique sur le monde ; donner forme, non à la voix des puissant·es (qui résonne de toute façon beaucoup trop fort), mais aux chuchotements, aux nombreuses questions, aux récits abîmés ou enthousiastes, aux réflexions et utopies de celles et ceux dont la parole est rare. Cette ligne, celle d’un média indépendant marqué à gauche, nous la posions il y a cinq ans dans le manifeste de La Déferlante, que nous republions dans une version actualisée en ouverture de ce numéro.
L’envie d’aller creuser dans les interstices, d’inventer un autre rapport à l’information s’inscrit dans un héritage historique auquel nous souscrivons, et dont la journaliste Marie Kirschen fait le récit sur deux siècles. Cette volonté d’informer autrement fonde aussi une géographie des résistances, dont nous avons dressé la carte.
Partout, chaque jour, les alternatives féministes s’organisent. Des médias se créent en France qui nous donnent de l’espoir, qu’il s’agisse du journal papier Parti des femmes, publié deux fois par mois par un collectif de bénévoles, ou du nouveau média en ligne Problématik, construit par des personnes queers et marginalisées.
Aux masculinistes et LGBTphobes qui défendent une prétendue liberté d’expression, aux obsédé·es du point médian et de la lutte contre le « wokisme », nous opposons des témoignages, des vies, des luttes laissées dans l’ombre. Nous faisons nôtres les mots de l’historienne Michelle Perrot qui entendait « dissiper les ombres et créer un peu plus de clarté ». L’information est plus que jamais une lutte obstinée contre la nuit.






