Dissiper la nuit

Publié le 26/07/2025

Lors d’une mani­fes­ta­tion silen­cieuse à Budapest, en Hongrie, contre le projet de loi ciblant les ONG et médias indé­pen­dants. Crédit : OLEG MARUSIC / THE ARCHIVE OF PUBLIC PROTESTS (APP)

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

C’est un projet de loi qui aurait dû être voté au printemps 2025, mais auquel se sont opposés des milliers de manifestant·es hongrois·es : à l’initiative du Premier ministre d’extrême droite Viktor Orbán, ouver­te­ment copié sur le modèle russe, le texte visait à sanc­tion­ner des ONG et médias « violant ou cri­ti­quant » les valeurs inscrites dans la Constitution, notamment « la primauté du mariage, de la famille et des sexes bio­lo­giques ». À la clé, de lourdes amendes et une inter­dic­tion d’activité en cas de récidive.

Ce ne sont pas seulement les velléités de censure par le pouvoir politique, comme en Hongrie, qui menacent les médias : les élites éco­no­miques y voient aussi un moyen de servir leurs intérêts, à l’image de Jeff Bezos, mil­liar­daire fondateur d’Amazon et pro­prié­taire du Washington Post depuis 2013. À l’automne 2024, le pres­ti­gieux quotidien a refusé de se posi­tion­ner dans la campagne pré­si­den­tielle états-unienne. Une première depuis 1960. C’est que Bezos ne voulait pas se mettre à dos le candidat donné gagnant, Donald Trump. Business is business. « Nous allons tous mourir dans le noir et Jeff Bezos a éteint la lumière », avait résumé un lecteur du Post, en référence à la célèbre devise du journal, « la démo­cra­tie meurt dans l’obscurité ».

Dans un monde où les canaux d’information se sont mul­ti­pliés comme jamais, où l’intelligence arti­fi­cielle ouvre des pers­pec­tives dys­to­piques, où les Gafam et la culture des réseaux sociaux ont bousculé les instances – entre­prises de presse établies, jour­na­listes dûment identifié·es – qui autrefois hié­rar­chi­saient et déli­vraient les nouvelles du monde, quelle sorte de « lumière » les médias indé­pen­dants peuvent-ils produire ? Comment peuvent-ils se faire le relais de ces voix mino­ri­taires qui bous­culent, voire révo­lu­tionnent une certaine per­cep­tion de l’ordre social ?

En France, face aux ten­ta­tives d’un Vincent Bolloré ou d’un Pierre-Édouard Stérin – deux mil­liar­daires français qui inves­tissent dans les médias en assumant ouver­te­ment de les mettre au service d’un projet idéo­lo­gique d’extrême droite –, face au retour massif de la pro­pa­gande assumée, il faut « tenir la digue », selon l’expression qu’emploie Marine Turchi, l’une des invité·es de ce numéro. S’en tenir aux faits ; assumer en toute trans­pa­rence un regard politique sur le monde ; donner forme, non à la voix des puissant·es (qui résonne de toute façon beaucoup trop fort), mais aux chu­cho­te­ments, aux nom­breuses questions, aux récits abîmés ou enthou­siastes, aux réflexions et utopies de celles et ceux dont la parole est rare. Cette ligne, celle d’un média indé­pen­dant marqué à gauche, nous la posions il y a cinq ans dans le manifeste de La Déferlante, que nous repu­blions dans une version actua­li­sée en ouverture de ce numéro.

L’envie d’aller creuser dans les inter­stices, d’inventer un autre rapport à l’information s’inscrit dans un héritage his­to­rique auquel nous sous­cri­vons, et dont la jour­na­liste Marie Kirschen fait le récit sur deux siècles. Cette volonté d’informer autrement fonde aussi une géo­gra­phie des résis­tances, dont nous avons dressé la carte.

Partout, chaque jour, les alter­na­tives fémi­nistes s’organisent. Des médias se créent en France qui nous donnent de l’espoir, qu’il s’agisse du journal papier Parti des femmes, publié deux fois par mois par un collectif de bénévoles, ou du nouveau média en ligne Problématik, construit par des personnes queers et marginalisées.

Aux mas­cu­li­nistes et LGBTphobes qui défendent une prétendue liberté d’expression, aux obsédé·es du point médian et de la lutte contre le « wokisme », nous opposons des témoi­gnages, des vies, des luttes laissées dans l’ombre. Nous faisons nôtres les mots de l’historienne Michelle Perrot qui entendait « dissiper les ombres et créer un peu plus de clarté ». L’information est plus que jamais une lutte obstinée contre la nuit.

Marie Barbier

Journaliste spécialisée dans les questions judiciaires. Elle a longtemps traîné sur les bancs des palais de justice pour le quotidien L’Humanité. Cofondatrice, elle en est aujourd’hui corédactrice en chef de La Déferlante. Elle gère, depuis Rennes, les questions financières. Voir tous ses articles

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Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.