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Dessiner les traumatismes

Le dessin est util­isé depuis longtemps dans le cadre du soin psy­chi­a­trique ou de la thérapie des trau­mas, pour pos­er des diag­nos­tics médi­caux et comme out­il de guéri­son. Il est aus­si un moyen d’évo­quer d’une façon sen­si­ble des oppres­sions col­lec­tives. Enquête sur une pra­tique visant à guérir de nos maux socié­taux.
Publié le 22/04/2024

Modifié le 16/01/2025

Face au souvenir traumatique de l’inceste, Élise Ki a commencé à dessiner. « Le dessin me permettait d’extérioriser, de remettre à distance. » Ce dessin, intitulé Courage est accompagné d’un poème : « La peur surgit / Il est temps de se battre / Pour une goutte d’espoir. » Élise Ki / Alon féminisme Réunion
Élise Ki a com­mencé à dessin­er face au sou­venir trau­ma­tique de l’inceste. Ce dessin, inti­t­ulé « Courage » est accom­pa­g­né d’un poème : « La peur sur­git / Il est temps de se bat­tre / Pour une goutte d’espoir. » Crédit : Élise Ki / Alon fémin­isme Réu­nion

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°14 Dessin­er, paru en mai 2024. Con­sul­tez le som­maire.

C’est un bon­homme têtard noir, avec des cheveux sur la tête et dix doigts à chaque main. Bien à l’abri dans son camion, avec la mer au fond. À ses côtés, une tache jaune bras écartés, un trait vert.

Une masse informe représen­tant deux corps imbriqués l’un dans l’autre, bor­dée d’une grosse tache rouge, du sang. « Ma mère m’a remise dans son ven­tre ce jour-là », a expliqué Ken­za, 4 ans et demi, en faisant ce dessin au cen­tre d’évaluation pédi­a­trique du psy­chotrau­ma­tisme (CE2P) de Lenval à Nice, quelques jours après l’attentat du 14 juil­let 2016. « Ce dessin, elle le fai­sait trente fois de suite, tou­jours le même, les feuilles volaient dans le cab­i­net. Par­fois elle dessi­nait les enfants dans le ciel, par­fois son petit sac de bon­bons avec eux », nous explique Hager Ben Aouis­si au télé­phone, sa mère, qui a eu le réflexe de plonger avec sa fille entre les roues du camion. Son corps frêle comme seul boucli­er. Des mort·es tout autour. Alors que l’enfant reste mutique pen­dant des mois, le dessin est la clé pour com­pren­dre ce qui la tra­verse vrai­ment. « Le petit sac de bon­bons, c’était sa façon à elle de me dire qu’elle se sen­tait coupable, car j’étais en train de pay­er les bon­bons quand elle a vu le camion arriv­er. Grâce à son dessin, j’ai pu désamorcer cela. J’ai pu lui expli­quer que ce n’était pas sa faute. »

Kenza, 4 ans et demi, survivante de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016, est restée mutique pendant des mois. Longtemps, les dessins ont été son seul moyen d’expression. Celui-ci, comme celui de la page de droite et de la page 110, est extrait de l’exposition et du catalogue Déflagrations. Dessins d’enfants et violences de masse, Zérane S. Girardeau (dir), coédition Mucem/ Lienart, 2021. DR. MICHÈLE BATTISTA ET PR. FLORENCE ASKENAZY-GITTARD - SUPEA SERVICE UNIVERSITAIRE DE PSYCHIATRIE DE L’ENFANT ET DE L’ADOLESCENT, CHULENVAL HÔPITAUX, NICE / PHOTO DÉFLAGRATIONS

Dessin réal­isé par Ken­za, 4 ans et demi, sur­vivante de l’attentat de Nice du 14 juil­let 2016. Il est extrait du cat­a­logue Défla­gra­tions. Dessins d’enfants et vio­lences de masse, Zérane S. Girardeau (dir), coédi­tion Mucem/ Lien­art, 2021. Crédit : DR. M. BATTISTA ET PR. F. ASKENAZY-GITTARD — SUPEA SERVICE UNIVERSITAIRE DE PSYCHIATRIE DE L’ENFANT ET DE L’ADOLESCENT, CHULENVAL HÔPITAUX, NICE / PHOTO DÉFLAGRATIONS

 

« Le dessin est un lan­gage, il per­met d’exprimer l’indicible, l’inexplicable, l’unique, et d’en dire l’intensité et toutes les nuances, à tra­vers la com­po­si­tion dont les modal­ités peu­vent être d’une var­iété qua­si infinie. S’il n’y a qu’un seul mot juste, il y a une mul­ti­tude de façons d’exprimer ce mot par le dessin », expli­quait dans les années 1970 la doc­teure en psy­cholo­gie Jacque­line Roy­er, autrice du manuel La Per­son­nal­ité de l’enfant à tra­vers le dessin du bon­homme (Editest, 1977). C’est elle qui a insti­tué le dessin dans les tests de per­son­nal­ité util­isés pour analyser le développe­ment moteur et psy­chologique des enfants en bas âge. Son test a récem­ment été repris par deux chercheurs alle­mands, Peter Win­ter­stein et Robert J. Jung­wirth, pour illus­tr­er les con­séquences des écrans sur le développe­ment intel­lectuel et créatif de ceux-ci.

Cette méth­ode de diag­nos­tic stricte­ment obser­va­tion­nelle pose ques­tion. Le bon­homme, l’arbre, la mai­son… : on peut inter­préter beau­coup de choses dans un dessin, peut-être trop, selon Jean-Pierre Klein, pédopsy­chi­a­tre et fon­da­teur de l’Institut nation­al d’expression de créa­tion, d’art et trans­for­ma­tion (Inecat), qui a beau­coup tra­vail­lé avec les enfants vic­times de vio­lences sex­uelles. Il explique au télé­phone que « le dessin a plusieurs util­ités pour les thérapeutes. En matière de diag­nos­tic, déjà : à par­tir des pre­miers gri­bouil­lis, des pre­mières formes, de la façon de com­pos­er la sil­hou­ette d’un per­son­nage, on peut déter­min­er com­ment un·e enfant évolue, augur­er des dif­fi­cultés sous-jacentes. On peut inter­préter ce qui échappe à la per­son­ne quand elle des­sine sa famille, quand elle se des­sine elle-même. Le prob­lème de ces tests, c’est que, tout comme leur inter­pré­ta­tion, ils peu­vent être un peu nor­mat­ifs : un·e enfant des­sine sa mère plus grande que son père, et un·e thérapeute peut en tir­er des con­clu­sions dom­mage­ables. Il n’y a pas de bonne ou de mau­vaise façon de dessin­er des arbres ou des maisons, et bâtir son analyse sur des grilles de lec­ture peut être dan­gereux (d’où l’inutilité des dic­tio­n­naires de rêves, par exem­ple) : nous sommes tous·tes différent·es. »

 

Dessiner pour conjurer ses peurs

Au-delà du diag­nos­tic, c’est dans la ges­tion de crise que le dessin se révèle le plus utile. Mais là encore, il y a plusieurs écoles. Muriel Fuks est psy­cho­logue en libéral entre Brux­elles et Metz. Elle utilise sou­vent le dessin en hyp­nose avec ses petit·es patient·es et garde leurs œuvres pré­cieuse­ment : elles sont la preuve man­i­feste de leur évo­lu­tion. « Quand un·e patient·e arrive, explique-t-elle au télé­phone, les par­ents me présen­tent un symp­tôme (pipi au lit, prob­lème de nour­ri­t­ure, som­meil per­tur­bé…). En séance, l’enfant n’a pas tou­jours le vocab­u­laire pour exprimer ou com­pren­dre ce qu’il ressent. Avec le dessin, nous allons au-delà de ce bar­rage. Je lui demande de dessin­er son prob­lème, et ensem­ble nous réfléchissons à cette représen­ta­tion. »

Le dessin n’est donc pas un médi­a­teur entre le ou la thérapeute et le ou la patient·e, mais surtout entre celui ou celle-ci et son incon­scient. Sur un dessin que nous mon­tre Muriel Fuks comme exem­ple, il y a deux lutins de Noël, l’un avec une alarme à la main, un autre aux com­man­des d’une grosse machine qui fuit. L’enfant de 9 ans avait représen­té son énurésie par le truche­ment de deux per­son­nages avec lesquels il ne par­ve­nait pas à com­mu­ni­quer. « Le dessin est une porte d’entrée pour com­pren­dre l’univers d’une per­son­ne, explique la psy­cho­logue. On s’appuie sur ses ressources, sur sa créa­tiv­ité. On ne fait pas d’interprétation, on accom­pa­gne le patient ou la patiente dans la métaphore qu’il ou elle a choisi. Par le dessin, comme avec tout objet “flot­tant” (jou­et, mar­i­on­nette), on va pou­voir repren­dre con­tact avec les lutins et résoudre le prob­lème. » Séance dess­inée après séance dess­inée, l’enfant était par­venu à con­trôler son corps endor­mi.

Cette méth­ode thérapeu­tique est très dif­férente de l’art-thérapie, prônée par Jean-Pierre Klein : « Il y a la méth­ode où le thérapeute donne une con­signe, demande de trans­pos­er l’imaginaire de la colère, la vio­lence du deuil, sur le papi­er, et d’agir dessus. Pour ma part, je préfère ne rien deman­der : le sou­venir brûle, il est douloureux, ce serait ajouter une vio­lence sup­plé­men­taire. C’est un tra­vail déli­cat sur un sys­tème très déli­cat, où la per­son­ne peut penser que par­ler est un risque trop grand à pren­dre. L’art-thérapie, avoir l’impression d’inventer le sou­venir, c’est con­jur­er la peur. »

Le dessin ci-dessus nous a été fourni par les équipes de Médecins sans frontières (MSF). Son auteur, un adolescent érythréen de 15 ans, a tenté de traverser la Méditerranée en 2019. Le bateau a coulé et le garçon a assisté à la noyade de 130 personnes. « L’image qui ne le quitte plus est celle d’un père qui tenait ses deux bébés dans les bras. Il ne pouvait pas nager en tenant ses enfants, mais se refusait à les lâcher. L’auteur les a vus sombrer ensemble, sans pouvoir les aider », précise l’équipe de MSF. Transféré en centre de détention libyen quelques jours après le naufrage, il y a réalisé ce dessin.MÉDECINS SANS FRONTIÈRES / DÉFLAGRATIONS

Ce dessin a été fourni par les équipes de Médecins sans fron­tières (MSF). Son auteur, un ado­les­cent éry­thréen de 15 ans, a ten­té de tra­vers­er la Méditer­ranée en 2019. Le bateau a coulé et le garçon a assisté à la noy­ade de 130 per­son­nes. Il est extrait du cat­a­logue Défla­gra­tions. Crédit: MÉDECINS SANS FRONTIÈRES / DÉFLAGRATIONS

Mais encore faut-il pou­voir s’emparer d’un cray­on. Arman­do Cote est psy­cho­logue clin­i­cien au cen­tre Pri­mo-Levi à Paris, une asso­ci­a­tion de soin aux exilé·es vic­times de per­sé­cu­tions. Il tra­vaille prin­ci­pale­ment auprès de mineur·es qui ont con­nu la guerre ou dont le par­cours migra­toire fut trau­ma­ti­sant. Des per­son­nes qui ont per­du par­fois jusqu’à la capac­ité de dessin­er, car elles ne dor­ment plus, par exem­ple. « Nous tra­vail­lons au quo­ti­di­en sur l’absence, ce que l’on appelle le “trou-matisme”. Le dessin, c’est sou­vent le pre­mier élé­ment que l’on obtient en con­sul­ta­tion, mais enfants et adultes vont représen­ter des choses rad­i­cale­ment dif­férentes. L’enfant des­sine les traces de ce qu’il ou elle a vécu ou est en train de vivre. C’est comme un réc­it, c’est direct, trans­par­ent. Les per­son­nes adultes dessi­nent peu, et quand elles le font, elles essaient de cacher la chose évi­dente. Le dessin est plus métaphorique, c’est plutôt un moyen d’arriver à dire ou saisir ce qui ne peut pas pass­er par le sig­nifi­ant (le mot ou l’image). Nous tra­vail­lons beau­coup avec Rithy Panh (1), un artiste cam­bodgien sur­vivant du géno­cide, et, comme Claude Lanz­mann [réal­isa­teur du film Shoah], il mon­tre des espaces vides, il mon­tre ceux qui man­quent. »

Même s’il tra­vaille tous les jours avec ce médi­um, le médecin est par­fois éton­né de la puis­sance des con­séquences du dessin sur certain·es patient·es. « Je me sou­viens d’un petit garçon venu d’Ukraine. Il avait très vite appris le français, il par­lait très bien. Et, avec l’interprète, je lui pro­pose de dessin­er ce qu’il ressent. J’ai eu froid dans le dos : c’était très macabre, entre Tim Bur­ton et Dalí, un univers très par­ti­c­uli­er. Je me suis dit qu’avec ce patient tout pas­sait par le dessin. À par­tir de ce moment-là, nous avons pu lancer un véri­ta­ble voy­age pathologique, qui finale­ment n’a rien à voir avec la guerre, mais tout à voir avec sa per­cep­tion de la France, le décalage cul­turel : c’est pour cela que je dis sou­vent que rien ne sert d’interpréter les dessins, ce sont eux qui nous inter­prè­tent. »


« Il n’y a pas de bonne ou de mau­vaise façon de dessin­er des arbres ou des maisons, et bâtir son analyse sur des grilles de lec­ture peut être dan­gereux : nous sommes tous·tes différent·es. »

Jean-Pierre Klein, pédopsy­chi­a­tre et fon­da­teur de l’Institut nation­al d’expression de créa­tion, d’art et trans­for­ma­tion (Inecat)


Exposer des œuvres tirées de ses traumatismes

Au quo­ti­di­en, Élise Amy cherche dans la nature des plantes pré­sumées dis­parues. Elle est chargée de mis­sion con­ser­va­tion au Con­ser­va­toire botanique nation­al du Mas­carin, sur l’île de La Réu­nion. Mais c’est à une autre dis­pari­tion qu’elle s’est con­fron­tée un jour, lors d’une séance d’EMDR (2) avec un psy­chi­a­tre : celle de ses sou­venirs trau­ma­tiques. « Des choses com­mençaient à revenir, elles me trou­blaient, et, au cours d’une séance d’hypnose, l’inceste a ressur­gi, vio­lem­ment, explique-t-elle quand nous la con­tac­tons par télé­phone. Tout a été réac­tivé et j’ai dû être hos­pi­tal­isée. » Dans le cadre de son suivi, le dessin lui a été pro­posé par un thérapeute. Une bouée de sauve­tage pour la jeune femme. « J’avais des images en tête, mais je ne savais pas dessin­er. Le médecin m’avait dit de ne pas penser à la tech­nique, de ne rien retenir et de jeter les choses sur le papi­er, comme elles venaient. » Elle com­mence alors avec de l’encre noire (voir le dessin ci-dessous), seule teinte pos­si­ble pour exprimer ses sen­ti­ments de l’époque, puis a pro­gres­sive­ment intro­duit de la couleur : « Le dessin me per­me­t­tait d’extérioriser, de remet­tre à dis­tance. J’ai pris mon temps, je me suis con­cen­trée, pour que ça soit ressem­blant, pour que ça me rassem­ble aus­si, car j’avais beau­coup de sou­venirs du sen­ti­ment de dis­so­ci­a­tion ressen­ti au moment des agres­sions. »

GLC, Au fond du trou, 2020. L’image est venue à l’autrice en début de thérapie. « Le “moi adulte” demande au “moi enfant” de venir vers lui », expliquet-elle. Ce dessin a été exposé à plusieurs reprises dans le cadre de l'exposition Psychotraum’Artistes, à Saint-Denis, La Réunion entre 2021 et 2024.GLC / ALON FÉMINISME RÉUNION

Ce dessin inti­t­ulé « GLC, Au fond du trou » a été réal­isé par son autrice, en début de thérapie. Il a été exposé dans le cadre de l’ex­po­si­tion Psychotraum’Artistes, à Saint-Denis, La Réu­nion entre 2021 et 2024. Crédit : GLC / ALON FÉMINISME RÉUNION, 2020

Quand un soignant lui explique qu’elle pour­rait expos­er ses dessins, ça fait tilt : « Je me suis dit que d’autres per­son­nes avaient dû vivre la même chose que moi et se recon­naî­traient dans mes dessins. » À l’époque, elle vient juste de cofonder une asso­ci­a­tion fémin­iste locale, Alon fémin­isme Réu­nion, et décide non seule­ment de mon­ter une expo­si­tion, mais aus­si de faire un appel à créa­tion en direc­tion de toute per­son­ne vic­time de vio­lences. Dans ce cadre, l’association de femmes et d’enfants vic­times de vio­lences (Afevv) a pro­posé des ate­liers d’art-thérapie. Au total, une quin­zaine de per­son­nes ont partagé leurs dessins, aux­quels ont été ajoutés des pan­neaux décryptant les mécan­ismes du psy­chotrau­ma­tisme. Le pre­mier accrochage de Psychotraum’Artistes a eu lieu à Saint-Denis de La Réu­nion en 2021, et la dernière édi­tion s’est achevée en jan­vi­er 2024. « Je me suis recon­nue dans d’autres dessins, se rap­pelle Élise Amy. Cer­tains sont assez uni­versels, ils exposent les états par lesquels on passe… Tout ça forme un tableau très par­lant à ceux qui savent, à ceux qui décou­vrent aus­si. Une femme s’était représen­tée avec un énorme sac sur le dos, le poids du silence. Dans un autre dessin, on voit juste le torse d’une femme sans tête, avec des flammes noires autour d’elle. Ses mains tor­dent son ven­tre… Celui-là m’a beau­coup par­lé. » La jeune femme a fait du chemin, et, passé l’urgence, elle ne des­sine presque plus. « Quand je regarde mes dessins aujourd’hui, ça me per­met de voir mon évo­lu­tion, le tra­vail que j’ai réus­si à faire. »

 


« [Je voulais] ren­dre hom­mage au geste de témoignage de ces enfants, qui repren­nent les crayons, se met­tent à trac­er, racon­ter, créer. Leurs dessins sont comme des gestes gag­nés sur la mort et la destruc­tion. »

Zérane Girardeau, direc­trice artis­tique et com­mis­saire d’expositions


 

Par­fois, ce sont les dessins des autres qui per­me­t­tent de répon­dre à nos urgences col­lec­tives. En 2013, Zérane Girardeau, direc­trice artis­tique et com­mis­saire d’expositions, ressent un choc, une colère, devant l’immensité des crimes per­pétrés par le régime syrien sur son peu­ple, puis la honte devant les cadavres échoués sur les plages de la Méditer­ranée. « Je me suis dit : les mômes sont partout, sur les ter­ri­toires en guerre, dans les camps de réfugiés, les hôpi­taux bom­bardés, les can­ots. J’ai vu des dessins des sur­vivants et je me suis mise à écrire un pro­jet pour ren­dre hom­mage au geste de témoignage de ces enfants, qui repren­nent les crayons, se met­tent à trac­er, racon­ter, créer. Pour moi, leurs dessins sont comme des gestes gag­nés sur la mort et la destruc­tion. »

 

Le dessin, voix des maux collectifs

Elle crée alors l’association Défla­gra­tions, dans le but d’identifier, pro­téger et rassem­bler ces réc­its graphiques de toutes épo­ques, de tous con­ti­nents. Des cro­quis d’enfants survivant·es de la Shoah ou de par­cours migra­toires tor­turés, des gri­bouil­lis de Raqqa en Syrie, de Sara­je­vo, du 11 sep­tem­bre 2001, du Rwan­da. Des dessins d’enfants dis­séminés dans les archives à Lon­dres, Berlin ou Madrid, des dessins gardés dans les locaux d’ONG et de leurs acteurs human­i­taires (comme Médecins sans fron­tières, qui nous a trans­mis quelques dessins) ou dans les musées du sou­venir. Des images de la guerre, créées pour sur­vivre, qui peu­vent panser des plaies bien plus grandes encore. Des plaies socié­tales.

« Ma pre­mière ques­tion, c’était : “Quelle image peut ren­dre vis­i­ble la guerre et ses effets ?”, se sou­vient-elle aujourd’hui. Quelle image nous per­met de garder les yeux ouverts ? Nous avons tous été devant des dessins d’enfants, ce sont des images qui ne sont pas des illus­tra­tions du réel mais des recom­po­si­tions per­son­nelles : ils mélan­gent des élé­ments réels, sym­bol­iques imag­i­naires, ils défor­ment, cachent, exagèrent, super­posent des tem­po­ral­ités. Un enfant peut mon­tr­er une scène de pil­lages, d’exécutions, et ajouter un soleil, une végé­ta­tion, des ani­maux, une jux­ta­po­si­tion par­fois sur­prenante, énig­ma­tique, mais qui fait sens pour lui. Ce sont des images ouvertes, qui nous lais­sent avec notre imag­i­naire, avec le mys­tère de ce qui est par­fois insond­able. Au quo­ti­di­en, on est envahi·es par des images immé­di­ate­ment vis­i­bles et lis­i­bles. Là, on doit s’attarder devant ces fig­u­ra­tions et ten­ter d’approcher l’expérience intime. Voilà la force de ces dessins d’enfants. »

L’auteur du dessin ci-dessus, un garçon syrien de 8 ans, a dû fuir son pays avec sa famille en 2012 alors qu’il était âgé de 3 ans. Cinq ans plus tard, réfugié à Irbid, en Jordanie, il s’applique, au centre de santé mentale de Médecins sans frontières, à dessiner un rêve : « C’est une porte et une voiture. Nous revenons dans notre pays. Je me souviens de la porte. Elle était bleue. Je suis dans la voiture, avec toute ma famille. »MÉDECINS SANS FRONTIÈRES / DÉFLAGRATIONS

L’auteur du dessin ci-dessus est un garçon syrien qui a dû fuir son pays avec sa famille en 2012 alors qu’il était âgé de 3 ans. A 8 ans, au cen­tre de san­té men­tale de Médecins sans fron­tières à Irbid en Jor­danie, il des­sine un rêve : « C’est une porte et une voiture. Nous revenons dans notre pays. Je me sou­viens de la porte. Elle était bleue. Je suis dans la voiture, avec toute ma famille. » Crédit : MÉDECINS SANS FRONTIÈRES / DÉFLAGRATIONS

En 2021, le dessin de Ken­za, la sur­vivante de l’attentat du 14 juil­let 2016 à Nice, a rejoint des cen­taines d’autres entre les murs du Mucem, à Mar­seille, dans le cadre de l’exposition « Défla­gra­tions : dessins d’enfants et vio­lences de masse ». Quand Ken­za vis­ite l’exposition et trou­ve son dessin au milieu des autres, elle vac­ille : « On n’a pas vrai­ment vécu la même chose, mais on a le même rap­port [au monde] : on entend des tirs, des trucs, même si ce n’est pas là. On est comme unis ici, rassem­blés, même si on se con­naît pas. » Six ans après l’attaque, l’enfant désor­mais âgée de 11 ans reste frag­ile, mais ce dessin est l’expression de son courage, sa voix à elle pour mon­tr­er ce qui per­siste. « Je veux que les gens voient ma colère, mes émo­tions, ce que j’ai vécu », résume-t-elle. En 2019, en séance avec une art-thérapeute où il fal­lait représen­ter son super pou­voir, elle a fab­riqué un petit masque bleu avec des plumes jaunes sur lequel elle a col­lé des dizaines d’yeux, comme pour illus­tr­er son hyper­vig­i­lance : « Quand on voit, on se sauve. » •

Cet arti­cle a été édité par Mathilde Blézat.

 


(1) Rithy Panh est un réal­isa­teur fran­co-cam­bodgien, sur­vivant des hor­reurs per­pétrées par le régime des Khmers rouges entre 1975 et 1979. Ses films Les Gens de la riz­ière (1994) et S21. La machine de mort khmère rouge (2002) ont fait date. Son tra­vail se con­cen­tre sur le trau­ma­tisme et le tra­vail du deuil.

(2) Pra­tiquée depuis 1987, l’EMDR est une psy­chothérapie par mou­ve­ments ocu­laires qui cible les mémoires trau­ma­tiques des indi­vidus.

Anne-Laure Pineau

Journaliste pigiste indépendante, membre du collectif Youpress et de l’AJL (Association des journalistes lesbiennes, gay, bi·es, trans et intersexes). Pour ce numéro, elle a écrit le scénario de la BD sur Diana Sacayan. Voir tous ses articles

DESSINER : ESQUISSES D’UNE ÉMANCIPATION

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