Depuis ses débuts, au milieu du XIXe siècle, la photographie permet aux photoreporteur·ices de documenter, témoigner et rendre compte du réel. Aujourd’hui, à l’ère de l’intelligence artificielle et du flot incessant d’images, notre confiance vis-à-vis des photos s’érode. Submergé·es par ce flux, nous sommes moins facilement ému·es et plus méfiant·es. Pourtant, l’image conserve un rôle essentiel dans le champ de l’information, particulièrement en ce qui concerne les sujets encore peu visibilisés.
Désormais, des contre-récits sont diffusés par des artistes photographes. En s’écartant des codes classiques de l’information, elles et ils proposent une approche plus sensible du réel. Ces artistes ne capturent pas des faits bruts, saisis sur le vif, mais construisent soigneusement une information visuelle, nourrie de vécus partagés, de récits personnels ou minoritaires, et de subjectivités longtemps écartées.
La photographie, ainsi mise au service d’une narration collective, devient un vecteur de visibilité, une pratique de collaboration et de soin, permettant de faire exister ce qui jusqu’alors avait été occulté.
L’œuvre de l’artiste pluridisciplinaire catalane Laia Abril (ci-dessous) illustre bien cette démarche. Depuis 2015, elle s’attelle à écrire visuellement l’histoire de la misogynie, en explorant les mécanismes d’oppression des femmes à travers le monde et l’histoire. Son travail, divisé en plusieurs chapitres conçus comme des enquêtes au long cours, mêle photographies, textes, archives, sons et installations. Dans ses livres et ses expositions, l’artiste rassemble ses recherches pour souligner et dénoncer ce qui caractérise la misogynie dans sa globalité.
Laia Abril est loin d’être la seule photographe à porter ce type de récits à travers une démarche artistique singulière. Le portfolio que nous vous présentons explore ces nouvelles formes de diffusion de l’information à travers six projets photographiques contemporains qui ne se contentent pas de montrer, mais cherchent à faire ressentir. L’image devient un vecteur d’empathie et de lien.
Les artistes ici réuni·es adoptent des démarches variées – autoportraits, mises en scène, prises de vue en studio, images documentaires – et imaginent aussi des modes de diffusion spécifiques, par des dispositifs d’exposition ou sur Internet. Bien que très différents les uns des autres, ces projets ont un point commun : un regard concerné, collaboratif, éthique, assumant la part politique et relationnelle de toute prise de vue. Car, aujourd’hui, transmettre une information, c’est aussi interroger comment, avec qui, par qui et à qui elle est transmise.
Laia Abril
A History of misogyny

Laia Abril, 2021, MBAL-Le Locle, Suisse. Curated by Nathalie Herschdorfer. Courtesy the artist and Les filles du calvaire, Paris
Camille Farrah Lenain
Made of Smokeless Fire
Dans sa série « Made of Smokeless Fire », Camille Farrah Lenain explore les identités queers au sein de la culture musulmane, en France. Partant de l’histoire de son oncle, gay, qui a grandi dans un foyer musulman, elle met en lumière d’autres récits de personnes à l’intersection des discriminations liées à l’orientation sexuelle, à l’identité de genre et au racisme. En photographiant celles et ceux qui portent ces identités plurielles, Camille Farrah Lenain donne à voir des personnes largement sous-représentées.




![« [Nos colères], elles ne sont que réponses aux violences qu’on a subies ou qu’on subit et, pour moi, elles ne sont pas des attaques, elles sont des colères de défense. » Habibitch, Paris, 2020.](https://694359d6.delivery.rocketcdn.me/wp-content/uploads/2025/07/2-819x1024.jpg)
Camille Gharbi
À son insu
Dans cette série, Camille Gharbi aborde le thème de la soumission chimique : droguer une personne – une femme dans l’immense majorité des cas – à son insu ou sous la menace pour l’agresser sexuellement. Un délit difficilement démontrable. Chaque image illustre un cas réel en France, révélant l’agresseur et la substance utilisée. L’esthétique, épurée et quasi clinique, contraste avec la gravité du sujet. À rebours de l’image choc, l’artiste crée une distance qui favorise la réflexion et propose une prise de conscience par le sensible.



Haley Morris-Cafiero
Wait Watchers
En 2010, la photographe états-unienne Haley Morris-Cafiero réalise avec « Wait Watchers » (un jeu de mots avec le programme d’amaigrissement Weight Watchers), une série photo conçue comme une expérience sociale : elle documente les regards des passants sur sa corpulence, inversant les rôles entre observée et observateur·ices. Face aux nombreux commentaires haineux, en ligne, que suscitent les images, l’artiste répond avec « The Bully Pulpit », un projet d’autoportraits où elle se met en scène et tourne en dérision ses détracteur·ices en utilisant le même média : Internet. Elle sensibilise ainsi l’audience au cyberharcèlement, tout en créant un espace où
les anonymes malveillant·es se retrouvent, symboliquement, face à leur propre reflet.


Julie Balagué
Anatomie de l’invisible
Loin du sensationnalisme médiatique habituel sur ce sujet, Julie Balagué entreprend de mettre en image le déni de grossesse dans « Anatomie de l’invisible ». En collaboration avec les femmes concernées, la photographe mêle images et textes pour restituer leur vécu intime. Son approche se distingue par une scénographie conçue pour servir le propos :
les images ne se lisent entièrement qu’à partir d’un point de vue précis, conceptualisant formellement l’aspect caché du déni de grossesse, avant que les femmes elles-mêmes n’en prennent conscience. Les visiteur·ices expérimentent ainsi, comme elles, une découverte.
« Anatomie de l’invisible » sera présentée pour la première fois en exposition publique du 3 novembre au 12 décembre 2025, à Paris, dans le cadre du festival Photo Days.


Nanténé Traoé
Tu vas pas muter
Nanténé Traoré s’intéresse au geste d’injection hormonale dans les parcours de transition des personnes trans. Dans « Tu vas pas muter », l’artiste invite à regarder autrement cet acte a priori médical, en en restituant les dimensions communautaires, de soin et de célébration. Loin de se résumer à l’acte de la piqûre, ces réunions sont des moments de partage, de transmission et de soutien. À travers des images empreintes de douceur, l’artiste met en lumière l’intimité de ces instants, tout en rassurant et en diffusant des savoirs autour de cette pratique essentielle dans la compréhension des transidentités.



t’es sûr que tu veux que ça soit moi ?
– Oui
Puis j’ai ajouté :
Tu sais, c’est pas de l’amour que je vais mettre dans tes veines
J’ai bien désinfecté le tabouret, et la table, et ta peau
pour être sûr
c’est pas de l’amour, tu sais,
tu m’as dit
je sais.
première injec, premier mensonge
évidemment. »
Arkadiy.


Textes : Aline Bovard Rudaz
Conception : Ingrid Milhaud à partir d’une sélection réalisée avec Valérie Dereux et Louise Quignon.




