Dans l’œil des photographes féministes

Dans un monde saturé d’images, le travail de certain·es artistes pho­to­graphes se dis­tinguent par leur sen­si­bi­li­té et leur capacité à changer notre regard. Laia Abril, Julie Balagué, Camille Farrah Lenain, Camille Gharbi, Haley Morris-Cafiero et Nanténé Traoré ont en commun de s’emparer de sujets peu traités dans l’espace média­tique, comme la tran­si­den­ti­té ou la gros­so­pho­bie. Elles et ils donnent à voir autrement les expé­riences mino­ri­taires et les violences de genre.

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Publié le 29/07/2025

Modifié le 14/08/2025

Camille Gharbi - À son insu

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 “S’informer en fémi­nistes”, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

Depuis ses débuts, au milieu du XIXe siècle, la pho­to­gra­phie permet aux photoreporteur·ices de docu­men­ter, témoigner et rendre compte du réel. Aujourd’hui, à l’ère de l’intelligence arti­fi­cielle et du flot incessant d’images, notre confiance vis-à-vis des photos s’érode. Submergé·es par ce flux, nous sommes moins faci­le­ment ému·es et plus méfiant·es. Pourtant, l’image conserve un rôle essentiel dans le champ de l’information, par­ti­cu­liè­re­ment en ce qui concerne les sujets encore peu visibilisés.

 

Désormais, des contre-récits sont diffusés par des artistes pho­to­graphes. En s’écartant des codes clas­siques de l’information, elles et ils proposent une approche plus sensible du réel. Ces artistes ne capturent pas des faits bruts, saisis sur le vif, mais construisent soi­gneu­se­ment une infor­ma­tion visuelle, nourrie de vécus partagés, de récits per­son­nels ou mino­ri­taires, et de sub­jec­ti­vi­tés longtemps écartées.

La pho­to­gra­phie, ainsi mise au service d’une narration col­lec­tive, devient un vecteur de visi­bi­li­té, une pratique de col­la­bo­ra­tion et de soin, per­met­tant de faire exister ce qui jusqu’alors avait été occulté.

L’œuvre de l’artiste plu­ri­dis­ci­pli­naire catalane Laia Abril (ci-dessous) illustre bien cette démarche. Depuis 2015, elle s’attelle à écrire visuel­le­ment l’histoire de la misogynie, en explorant les méca­nismes d’oppression des femmes à travers le monde et l’histoire. Son travail, divisé en plusieurs chapitres conçus comme des enquêtes au long cours, mêle pho­to­gra­phies, textes, archives, sons et ins­tal­la­tions. Dans ses livres et ses expo­si­tions, l’artiste rassemble ses recherches pour souligner et dénoncer ce qui carac­té­rise la misogynie dans sa globalité.

Laia Abril est loin d’être la seule pho­to­graphe à porter ce type de récits à travers une démarche artis­tique sin­gu­lière. Le portfolio que nous vous pré­sen­tons explore ces nouvelles formes de diffusion de l’information à travers six projets pho­to­gra­phiques contem­po­rains qui ne se contentent pas de montrer, mais cherchent à faire ressentir. L’image devient un vecteur d’empathie et de lien.

Les artistes ici réuni·es adoptent des démarches variées –  auto­por­traits, mises en scène, prises de vue en studio, images docu­men­taires  – et imaginent aussi des modes de diffusion spé­ci­fiques, par des dis­po­si­tifs d’exposition ou sur Internet. Bien que très dif­fé­rents les uns des autres, ces projets ont un point commun : un regard concerné, col­la­bo­ra­tif, éthique, assumant la part politique et rela­tion­nelle de toute prise de vue. Car, aujourd’hui, trans­mettre une infor­ma­tion, c’est aussi inter­ro­ger comment, avec qui, par qui et à qui elle est transmise. 

Laia Abril

A History of misogyny

Pour dénoncer la culture du viol, Laia Abril photographie les vêtements dans lesquels des femmes de différents âges et 
de plusieurs pays ont été violées. Vue de l’exposition « On Rape ». Laia Abril, 2021, MBAL-Le Locle, Suisse. Curated by Nathalie Herschdorfer. Courtesy the artist and Les filles du calvaire, Paris
Pour dénoncer la culture du viol, Laia Abril pho­to­gra­phie les vêtements dans lesquels des femmes de dif­fé­rents âges et de plusieurs pays ont été violées. Vue de l’exposition « On Rape ».
Laia Abril, 2021, MBAL-Le Locle, Suisse. Curated by Nathalie Herschdorfer. Courtesy the artist and Les filles du calvaire, Paris

Camille Farrah Lenain

Made of Smokeless Fire

Dans sa série « Made of Smokeless Fire », Camille Farrah Lenain explore les identités queers au sein de la culture musulmane, en France. Partant de l’histoire de son oncle, gay, qui a grandi dans un foyer musulman, elle met en lumière d’autres récits de personnes à l’intersection des dis­cri­mi­na­tions liées à l’orientation sexuelle, à l’identité de genre et au racisme. En pho­to­gra­phiant celles et ceux qui portent ces identités plu­rielles, Camille Farrah Lenain donne à voir des personnes largement sous-représentées.

«"Je me sentais comme un arbre dont il fallait couper les branches, parce que les gens ne savaient pas dans quel sens je partais."» Samyra, Paris, 2024.
« Je me sentais comme un arbre dont il fallait couper les branches, parce que les gens ne savaient pas dans quel sens je partais. » Samyra, Paris, 2024.
«"Mon Dieu, fais taire leurs regards, rassure-moi que je suis l’essence de ton art."» N., XX., 2023.
« Mon Dieu, fais taire leurs regards, rassure-moi que je suis l’essence de ton art. » N., XX., 2023.
Lamine, Repose En Paix, Marseille, 2022. « Les pigeons, c’est un cadeau de ma mère, parce qu’on a fait la paix il y a pas longtemps. Ma mère a eu pas mal de problèmes de santé, et pendant qu’elle est encore vivante, j’ai décidé de régler les choses, parce que je veux pas qu’elle meure dans un conflit, parce que sa mort, ce sera une photo de ce moment-là, qui sera figé pour l’éternité. » Lamine, Marseille, 2022.
Lamine, Repose En Paix, Marseille, 2022. « Les pigeons, c’est un cadeau de ma mère, parce qu’on a fait la paix il y a pas longtemps. Ma mère a eu pas mal de problèmes de santé, et pendant qu’elle est encore vivante, j’ai décidé de régler les choses, parce que je veux pas qu’elle meure dans un conflit, parce que sa mort, ce sera une photo de ce moment-là, qui sera figé pour l’éternité. » Lamine, Marseille, 2022.
« On nous enlève notre humanité, notre fonction, notre place, notre usage. Il ne nous reste plus rien. Il n’y a plus aucun malaise de la part des autres à nous humilier, à faire du mal à des personnes qui n’existent pas, ou n’existent plus. » N. & M., Toulouse, 2024.
« On nous enlève notre humanité, notre fonction, notre place, notre usage. Il ne nous reste plus rien. Il n’y a plus aucun malaise de la part des autres à nous humilier, à faire du mal à des personnes qui n’existent pas, ou n’existent plus. » N. & M., Toulouse, 2024.
« [Nos colères], elles ne sont que réponses aux violences qu’on a subies ou qu’on subit et, pour moi, elles ne sont pas des attaques, elles sont des colères de défense. » Habibitch, Paris, 2020.
« [Nos colères], elles ne sont que réponses aux violences qu’on a subies ou qu’on subit et, pour moi, elles ne sont pas des attaques, elles sont des colères de défense. » Habibitch, Paris, 2020.

Camille Gharbi

À son insu

Dans cette série, Camille Gharbi aborde le thème de la sou­mis­sion chimique : droguer une personne – une femme dans l’immense majorité des cas – à son insu ou sous la menace pour l’agresser sexuel­le­ment. Un délit dif­fi­ci­le­ment démon­trable. Chaque image illustre un cas réel en France, révélant l’agresseur et la substance utilisée. L’esthétique, épurée et quasi clinique, contraste avec la gravité du sujet. À rebours de l’image choc, l’artiste crée une distance qui favorise la réflexion et propose une prise de conscience par le sensible.

Camille Gharbi - À son insu
Camille Gharbi - À son insu
Camille Gharbi - À son insu

Haley Morris-Cafiero

Wait Watchers

En 2010, la pho­to­graphe états-unienne Haley Morris-Cafiero réalise avec « Wait Watchers » (un jeu de mots avec le programme d’a­mai­gris­se­ment Weight Watchers), une série photo conçue comme une expé­rience sociale : elle documente les regards des passants sur sa cor­pu­lence, inversant les rôles entre observée et observateur·ices. Face aux nombreux com­men­taires haineux, en ligne, que suscitent les images, l’artiste répond avec « The Bully Pulpit », un projet d’autoportraits où elle se met en scène et tourne en dérision ses détracteur·ices en utilisant le même média : Internet. Elle sen­si­bi­lise ainsi l’audience au cybe­rhar­cè­le­ment, tout en créant un espace où
les anonymes malveillant·es se retrouvent, sym­bo­li­que­ment, face à leur propre reflet.

Haley Morris-Cafiero - Wait Watchers
Haley Morris-Cafiero - Wait Watchers
Sur le miroir : « Tu es grosse et dégueu­lasse, tes bras me donnent envie de gerber. »

Julie Balagué

Anatomie de l’invisible

Loin du sen­sa­tion­na­lisme média­tique habituel sur ce sujet, Julie Balagué entre­prend de mettre en image le déni de grossesse dans « Anatomie de l’invisible ». En col­la­bo­ra­tion avec les femmes concer­nées, la pho­to­graphe mêle images et textes pour restituer leur vécu intime. Son approche se distingue par une scé­no­gra­phie conçue pour servir le propos :
les images ne se lisent entiè­re­ment qu’à partir d’un point de vue précis, concep­tua­li­sant for­mel­le­ment l’aspect caché du déni de grossesse, avant que les femmes elles-mêmes n’en prennent conscience. Les visiteur·ices expé­ri­mentent ainsi, comme elles, une découverte.

« Anatomie de l’invisible » sera présentée pour la première fois en expo­si­tion publique du 3 novembre au 12 décembre 2025, à Paris, dans le cadre du festival Photo Days.

Julie Balagué - Anatomie de l’invisible
Visite de l’exposition d’atelier « Anatomie de l’invisible », de Julie Balagué, dans le cadre de portes ouvertes d’artistes Poush à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), en janvier 2021.
Julie Balagué - Anatomie de l’invisible

Nanténé Traoé

Tu vas pas muter

Nanténé Traoré s’intéresse au geste d’injection hormonale dans les parcours de tran­si­tion des personnes trans. Dans « Tu vas pas muter », l’artiste invite à regarder autrement cet acte a priori médical, en en res­ti­tuant les dimen­sions com­mu­nau­taires, de soin et de célé­bra­tion. Loin de se résumer à l’acte de la piqûre, ces réunions sont des moments de partage, de trans­mis­sion et de soutien. À travers des images empreintes de douceur, l’artiste met en lumière l’intimité de ces instants, tout en rassurant et en diffusant des savoirs autour de cette pratique essen­tielle dans la com­pré­hen­sion des transidentités.

Nanténé Traoé - Tu vas pas muter
« Ma première injec c’est mon ami Arkadiy qui me l’a faite. […] Je me souviens que c’était un moment important, et il a été le plus doux possible. Sur cette photo, j’ai chaud, je suis épuisé, mais je me sens super vivant. » Lou, 2021.
Nanténé Traoé - Tu vas pas muter
« Cette image, c’est nous : pas l’aiguille qui trans­perce la peau ; l’instant d’après, celui du care, celui où on redevient des enfants. » Tal, 2022.
Nanténé Traoé - Tu vas pas muter
« Avant ta première injection je t’ai demandé :
t’es sûr que tu veux que ça soit moi ?
– Oui
Puis j’ai ajouté :
Tu sais, c’est pas de l’amour que je vais mettre dans tes veines
J’ai bien dés­in­fec­té le tabouret, et la table, et ta peau
pour être sûr
c’est pas de l’amour, tu sais,
tu m’as dit
je sais.
première injec, premier mensonge
évi­dem­ment. »

Arkadiy.
Nanténé Traoé - Tu vas pas muter
Injection heb­do­ma­daire de Louise, 2022.
Nanténé Traoé - Tu vas pas muter
« Cette photo, tu l’as appelée Simon célébrant Simon. La tran­si­tion, jusque-là, ça avait été un processus solitaire. […] Alors ce soir-là, après le passage au tribunal, c’était moins Simon célébrant Simon que Simon célébrant Simon entouré de celleux qu’il aime. » Simon, 2021.

Textes : Aline Bovard Rudaz
Conception : Ingrid Milhaud à partir d’une sélection réalisée avec Valérie Dereux et Louise Quignon.

S’informer en féministes : face à l’offensive, la contre-attaque

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 “S’informer en fémi­nistes”, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.