Comment les cathos réactionnaires s’infiltrent dans les sphères de pouvoir

Un mois après la nomi­na­tion du gou­ver­ne­ment Barnier et malgré les gages donnés par le nouveau Premier ministre sur les droits repro­duc­tifs et pour les personnes LGBT+, l’influence des milieux catho­liques réac­tion­naires sur ses ministres inquiète dans les milieux fémi­nistes et LGBT+. En l’espace de dix ans, La Manif pour tous a certes perdu en influence, mais d’autres groupes de pression, béné­fi­ciant d’un fort soutien média­tique, sont passés à l’action – dans l’enseignement notamment. 

par

Publié le 25/10/2024

Modifié le 16/01/2025

À Lyon, une semaine après la nomination du nouveau gouvernement, des manifestantes réclament l'application des programmes d'éducation à la sexualité dans les écoles, septembre 2024. Crédit photo : Elsa Biyick / Hans Lucas.
À Lyon, une semaine après la nomi­na­tion du nouveau gou­ver­ne­ment, des mani­fes­tantes réclament l’ap­pli­ca­tion des pro­grammes d’é­du­ca­tion à la sexualité dans les écoles, septembre 2024. Crédit photo : Elsa Biyick / Hans Lucas.

Retrouvez le numéro 16 de la revue sur le thème « S’habiller », paru en novembre 2024. Consultez le sommaire.

Le Premier ministre, Michel Barnier, l’a promis le 22 septembre dernier sur France 2 : il ne reviendra pas sur les droits sociaux acquis tels que la pro­créa­tion médi­ca­le­ment assistée pour toutes ou l’accès à l’avortement. Mais quelle confiance accorder à ces décla­ra­tions, quand son gou­ver­ne­ment a pour têtes d’affiche des ministres proches des milieux réac­tion­naires catholiques ?

Bruno Retailleau (Intérieur) fait partie des plus fervents soutiens du mouvement de La Manif pour tous (LMPT) – renommée en 2023 Le Syndicat de la famille. Comme d’autres ministres – Catherine Vautrin (Partenariat avec les ter­ri­toires et Décentralisation de la France), Annie Genevard (Agriculture, Souveraineté ali­men­taire et Forêt), Patrick Hetzel (Enseignement supérieur et Recherche), François-Noël Buffet (Outre-mer) et Sophie Primas (chargée du Commerce extérieur et des Français de l’étranger) –, il a voté contre la loi Taubira ins­ti­tuant en 2013 le mariage pour toustes, puis, à l’instar d’Othman Nasrou (secré­taire d’État chargé de la Citoyenneté et de la Lutte contre les dis­cri­mi­na­tions), a longtemps soutenu son abro­ga­tion. Comme Laurence Garnier (secré­taire d’État chargée de la Consommation), il a voté en 2022 contre l’interdiction des thérapies de conver­sion (qui pré­tendent guérir les personnes homo- ou bisexuelles de leur orien­ta­tion sexuelle, comme si elles étaient malades), et contre la consti­tu­tion­na­li­sa­tion de l’interruption volon­taire de grossesse (IVG) à l’hiver 2024.

« À part Retailleau, ce sont quand même des seconds couteaux, des résidus de La Manif pour toustempère Céline Béraud, socio­logue, spé­cia­liste des questions de genre et des religions à l’École des hautes études en sciences sociales. Ils sont allés chercher celles et ceux qui restaient chez Les Républicains, c’est-à-dire des personnes issues de la droite très conser­va­trice. » Avec seulement 47 député·es du groupe Droite répu­bli­caine (ex-Les Républicains) à l’Assemblée nationale, ce gou­ver­ne­ment n’aura selon elle pas la force de frappe suf­fi­sante pour « désanc­tua­ri­ser » les droits liés à l’IVG et aux familles LGBT+ : « Leur parti ne repré­sente rien. »

Mais les asso­cia­tions fémi­nistes ne se disent pas rassurées pour autant. « Si on ne met ni volonté politique ni moyens finan­ciers, il n’y a pas besoin de toucher aux lois pour res­treindre les droits », pointe Véronique Sehier, rap­por­teure de l’étude « Droits sexuels et repro­duc­tifs en Europe », publiée en 2019 par le Conseil éco­no­mique, social et environnemental. 

Elle mentionne, pour exemple, une étude régionale réalisée par le Planning familial, dont elle a été co-présidente. « Dans les Hauts-de-France, seul un centre d’IVG sur deux pratique actuel­le­ment des inter­rup­tions de grossesse jusqu’à la fin de la qua­tor­zième semaine, comme le prévoit pourtant la loi. » 

Le noyautage des associations d’usagers

Surtout, « il ne faut pas sous-estimer les réseaux catho­liques », explique Céline Béraud. Car si La Manif pour tous a indé­nia­ble­ment perdu en influence depuis 2013, de nom­breuses orga­ni­sa­tions satel­lites ont continué à se déve­lop­per. Parmi celles qui ont « gagné en pro­fes­sion­na­li­sa­tion et en visi­bi­li­té », la socio­logue cite les Associations fami­liales catho­liques (AFC), à l’origine du lobbying exercé sur les sénateur·ices contre l’inscription de l’avortement dans la consti­tu­tion à l’hiver 2024 ; mais également l’association anti-IVG Alliance Vita, créée par Christine Boutin, dont le délégué général, Tugdual Derville, a été porte-parole de La Manif pour tous en 2013.

« Les Associations fami­liales catho­liques, sous l’égide de l’Union dépar­te­men­tale des asso­cia­tions fami­liales, sont entrées dans un certain nombre de struc­tures comme repré­sen­tantes des usagers, et c’est ça qui est inquié­tant aujourd’hui », commente Véronique Sehier. En mars dernier, elles deman­daient la sup­pres­sion des « très nom­breuses réfé­rences au genre » dans le programme d’éducation affective et sexuelle mis en place en 2001 dans les éta­blis­se­ments scolaires, dans le parfait pro­lon­ge­ment de leur lutte contre le programme péda­go­gique « les ABCD de l’égalité » en 2013.


UNE ACCÉLÉRATION DES PANIQUES RÉACTIONNAIRES À L’UNIVERSITÉ


Les questions liées à l’identité de genre sont au cœur de la bataille que livrent « les héritiers de La Manif pour tous », comme les appelle Maud Royer, pré­si­dente de l’association féministe Toutes des femmes, et autrice du Lobby trans­phobe (Textuel, 2024). Dans une chronique publiée dans le numéro 15 de La Déferlante, elle rappelle l’alliance tacite conclue entre « les groupes “antigenre”, proches des droites catho­liques » et « les franges les plus réac­tion­naires de la psy­cha­na­lyse et de la psy­chia­trie ». Sociologue des médias, Karine Espineira fait le même constat : dans Transidentités et tran­si­tudes. Se défaire des idées reçues (Le Cavalier Bleu, 2024, coécrit avec Maud-Yeuse Thomas), elle explique que « l’ensemble des mou­ve­ments “anti” a investi la scène média­tique et “contaminé” pro­gres­si­ve­ment la sphère politique depuis 2011 ». C’est ainsi que, au printemps 2024, une pro­po­si­tion de loi inter­di­sant les tran­si­tions de mineur·es, largement inspirée du rapport d’un groupe de pression trans­phobe (l’Observatoire la Petite Sirène), a été adoptée au Sénat.

« Une resucée de la théorie “antigenre” »

Davantage que la remise en question de droits acquis, Céline Béraud craint aujourd’hui l’accélération des paniques réac­tion­naires visant en par­ti­cu­lier, dans l’enseignement supérieur, les études de genre et les études post­co­lo­niales. « Mon ministre, Patrick Hetzel, est de ceux qui ont fait enfler la polémique sur le “wokisme” à l’université, qui est une sorte de resucée de la “théorie antigenre” » que bran­dissent les milieux catho­liques, arguant que le genre n’est pas une construc­tion sociale. La socio­logue s’inquiète également des rapports de force au sein des éta­blis­se­ments scolaires. Des per­son­na­li­tés conser­va­trices comme Alexandre Portier, ministre délégué à la Réussite scolaire et à l’Enseignement pro­fes­sion­nel, pour­raient y trouver des relais asso­cia­tifs comme le Syndicat de la famille ou le mouvement SOS Éducation, qui prétend réunir parents et pro­fes­seurs et qui est proche de l’extrême droite. Ces réseaux pour­raient lancer de nouvelles polé­miques sur les enfants trans ou l’éducation sexuelle à l’école.

Dans ce contexte inquié­tant pour les droits des minorités sexuelles et de genre, la nouvelle secré­taire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Salima Saa, déplorait à la fin de septembre que la loi de 2001 prévoyant trois séances annuelles d’éducation à la sexualité à l’école ne soit pas appliquée. Une décla­ra­tion sur­pre­nante, car tota­le­ment à contre-courant des positions affichées par une bonne partie de ses collègues du gou­ver­ne­ment. La secré­taire d’État risque de se retrouver bien seule pour passer à l’action. 


→ Retrouvez les recom­man­da­tions ainsi que l’agenda de la rédaction juste ici.

S’habiller, en découdre avec les injonctions

Retrouvez le numéro 16 de la revue sur le thème « S’habiller », paru en novembre 2024. Consultez le sommaire.