Comment continuer à médiatiser les violences sexuelles ?

Depuis la vague MeToo, les récits média­tiques de violences sexuelles se sont imposés. Ils font appa­raître des enjeux spé­ci­fiques : lien complexe entre jour­na­listes et témoins, menace de plainte en dif­fa­ma­tion, etc. Existe-t-il un risque d’essoufflement de ces récits ? Débat entre Laure Beaulieu, docteure en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion, Lénaïg Bredoux, codi­rec­trice édi­to­riale à Mediapart, et Emmanuelle Dancourt, pré­si­dente de l’association MeTooMedia.

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Publié le 29/07/2025

Modifié le 31/07/2025

Illustration de Lucile Gautier pour La Déferlante

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.

En octobre 2017, deux journaux états-uniens – le New York Times d’abord, puis le New Yorker – publient, à quelques jours d’écart, des enquêtes dans les­quelles plusieurs femmes accusent de violences sexuelles le pro­duc­teur Harvey Weinstein. 

Dans la foulée de cette média­ti­sa­tion, sur les réseaux sociaux, des femmes de toutes caté­go­ries sociales reprennent le mot d’ordre #MeToo, lancé dix ans plus tôt par l’assistante sociale africaine-américaine Tarana Burke pour sen­si­bi­li­ser aux violences sexo-spécifiques subies par les jeunes filles et femmes noires qu’elle ren­con­trait dans le cadre de son travail. Allant des remarques sexua­li­santes entendues dans la rue ou dans le cadre pro­fes­sion­nel, jusqu’à des faits pouvant relever de la justice pénale, les témoi­gnages qui affluent dessinent un continuum de violences sexistes et sexuelles, et mettent en lumière le caractère sys­té­mique de la domi­na­tion masculine.

En France, la grande majorité des rédac­tions accueille ce défer­le­ment de témoi­gnages avec défiance : « Ces dénon­cia­tions n’apportent rien sinon des amalgames entre dif­fé­rents com­por­te­ments bien éloignés les uns des autres […]. Si l’on mélange tout, on ne perçoit plus rien », tranche le jour­na­liste Guillaume Erner le 16 octobre 2017 sur France Culture. 

Les médias vont peu à peu prendre conscience du bou­le­ver­se­ment social majeur que constitue ce qu’on appelle désormais la vague MeToo. Certaines affaires de violences sexuelles béné­fi­cient alors d’une impor­tante cou­ver­ture média­tique : elles concernent des per­son­na­li­tés iden­ti­fiées, telle l’actrice Adèle Haenel qui décide de prendre la parole dans Mediapart en 2019 pour témoigner des violences sexuelles subies alors qu’elle était mineure, ou plus récemment des femmes moins connues, comme Gisèle Pelicot, dont l’ex-mari a été condamné pour des faits de viol en décembre 2024, au terme d’un procès suivi par des médias du monde entier (La Déferlante n° 17, février 2025). La notoriété de la victime (dans le cas d’Adèle Haenel) ou l’ampleur ou l’horreur par­ti­cu­lière du crime (pour le procès Pelicot) donnent un caractère excep­tion­nel à ces affaires ; mais quel trai­te­ment jour­na­lis­tique réserver à ce fait social massif, tris­te­ment banal, que sont les violences sexuelles ?

Laure Beaulieu

Docteure en sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion. Diplômée de Sciences Po Paris et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), ancienne jour­na­liste, elle a soutenu sa thèse, « Ce que #MeToo fait au travail jour­na­lis­tique. Ethnographie d’une rédaction de presse écrite nationale », en 2024.

Lénaïg Bredoux

Codirectrice édi­to­riale de Mediapart avec Valentine Oberti depuis 2023. En 2020, elle est nommée res­pon­sable édi­to­riale aux questions de genre (gender editor), une première dans un média français. Elle a dirigé l’ouvrage collectif #MeToo, le combat continue (coédition Mediapart/Seuil, 2023).

Emmanuelle Dancourt

Journaliste indé­pen­dante et pré­si­dente de MeTooMedia, asso­cia­tion qu’elle
a cofondée après avoir porté plainte contre Patrick Poivre d’Arvor pour agression sexuelle. MeTooMedia lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les médias et la culture.

Maintenant que les questions de violences sexistes et sexuelles ont gagné en légi­ti­mi­té dans les médias, comment éviter une forme de lassitude du public ?

LÉNAÏG BREDOUX Je me le demande souvent. Mais je crois qu’il faut accepter que l’effet de révé­la­tion intense du début de #MeToo ne puisse pas se répéter indé­fi­ni­ment. Au départ, il y avait un souffle lié à la nouveauté et à la décou­verte de méca­nismes longtemps passés sous silence. Maintenant que ces violences sont reconnues comme struc­tu­relles, le choc diminue. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter de les évoquer : pendant longtemps, la presse ne faisait pas cor­rec­te­ment son travail sur ces sujets, et la publi­ca­tion de ces enquêtes est venue combler un manque. 

À présent il faut les inscrire dans la banalité du trai­te­ment média­tique quotidien, au même titre que d’autres faits sociaux. Continuer à produire des enquêtes, en acceptant qu’elles n’aient pas le même impact spectaculaire.

EMMANUELLE DANCOURT Chez MeTooMedia, je suis chargée de la média­ti­sa­tion des affaires. Le fameux « tribunal média­tique 1L’expression « tribunal média­tique » qui date du début des années 2000 est utilisée pour dénigrer le jour­na­lisme d’investigation, qui prendrait la place du système judi­ciaire. », c’est moi ! Au sein de l’association, nous res­sen­tons très fortement une forme de lassitude qui émane des rédac­tions. On me dit souvent que le public « en a marre », que l’affaire n’est pas assez forte… 

Pourtant, je ne suis pas convain­cue que ce soit le public qui est lassé : je crois plutôt que ce sont les rédacteurs·ices en chef et les jour­na­listes qui cherchent autre chose. Il faut dire qu’il y a beaucoup de concur­rence dans la hié­rar­chi­sa­tion de l’information. Les affaires de violences sexuelles se retrouvent en com­pé­ti­tion avec d’autres actua­li­tés très fortes allant des grands procès poli­tiques, comme celui de Marine Le Pen, aux faits divers reten­tis­sants, comme celui de la mort du petit Émile Soleil… Cela rend leur média­ti­sa­tion plus difficile. 

Mais il est hors de question d’accepter ce backlash et cette fatigue. Je considère, comme Lénaïg Bredoux, que les affaires de violences sexuelles doivent être prises en charge au quotidien dans les rédac­tions, par des jour­na­listes clai­re­ment identifié·es et soutenu·es.

LAURE BEAULIEU Les violences sexistes et sexuelles ne sont pas ins­ti­tu­tion­na­li­sées dans les rédac­tions comme a pu l’être l’écologie. Dans la majorité des rédac­tions, il n’existe pas de vraies rubriques genre ou féminisme, ni de postes pérennes consacrés à ces thé­ma­tiques. Oui, quelques jour­na­listes sont chargées de ces sujets, mais leur poste implique d’en couvrir beaucoup d’autres au quotidien (sexualité, famille, questions LGBTQIA+, bioéthique…). 

Hors quelques excep­tions, il n’y a pas non plus de gender editor, fonction qui a été inventée aux États-Unis. Ces sujets sont parfois traités par des jour­na­listes fémi­nistes, qui trouvent là une niche édi­to­riale dans laquelle il est possible de faire carrière, mais le plus souvent, ce sont des jour­na­listes culture ou police-justice qui s’en occupent. Résultat : on traite ces violences par la per­son­ni­fi­ca­tion, comme des cas isolés, alors que ce sont des faits struc­tu­rels. Et à force de raconter toujours la même histoire – « Encore un homme accusé de violences » – ou de couvrir des procès où il se passe toujours la même chose – la parole des victimes est remise en cause –, on génère un essoufflement. 

Pour renou­ve­ler le trai­te­ment, il faut sortir de cette logique et média­ti­ser l’aspect sys­té­mique et patriar­cal des violences. Mais cela demande une autre tem­po­ra­li­té, un autre type de jour­na­lisme, plus en pro­fon­deur, avec des jour­na­listes qui ont du temps et des moyens. Il faudrait proposer des inter­views avec des expert·es et des asso­cia­tions, des analyses de rapports officiels et de chiffres… Ce n’est pas spec­ta­cu­laire, mais c’est indispensable.

À défaut d’approche struc­tu­relle, comment les rédac­tions choisissent-elles les affaires de violences sexuelles qu’elles vont traiter ?

LÉNAÏG BREDOUX Il faut d’abord accepter qu’il y a une part d’arbitraire : on enquête souvent sur ce qui nous « tombe dessus », ce qu’on découvre par hasard, au gré des ren­contres ou des documents et témoi­gnages qui nous sont envoyés. On doit aussi évaluer la solidité, le sérieux d’une enquête, selon les critères juri­diques définis par la loi sur la liberté de la presse du 29 juillet 18812Votée au moment où la IIIe République pose les fon­de­ments d’un usage démo­cra­tique du pouvoir, la loi du 29 juillet 1881 cadre juri­di­que­ment les droits et devoirs de la presse. Elle constitue aujourd’hui encore un texte de référence. : il faut des témoi­gnages, des éléments croisés… de quoi étayer suf­fi­sam­ment un article. Ensuite, ce qui est porté à la connais­sance du public n’est qu’une minorité des affaires sur les­quelles on travaille ! Beaucoup n’aboutissent pas, faute de preuves ou parce que les victimes se rétractent. Enfin, chaque rédaction a une ligne éditoriale. 

À Mediapart, on cherche à montrer les dimen­sions sys­té­miques des violences, les com­pli­ci­tés, les silences ins­ti­tu­tion­nels. Il n’y a pas de règle figée sur un nombre de témoi­gnages de victimes minimal pour publier un article : une seule voix peut suffire si la démarche est rigou­reuse. On peut aussi bien publier une enquête sur PPDA [Patrick Poivre d’Arvor] qui repose sur des dizaines de récits, que sur l’affaire Adèle Haenel, menée par Marine Turchi à partir d’un témoignage.

LAURE BEAULIEU Dans la majorité des rédac­tions, un·e jour­na­liste qui essaie de proposer une enquête se heurte tout de même à des critères impli­cites : le nombre de plaintes, la célébrité de la victime ou de l’agresseur, ou encore la façon dont on va pouvoir mettre en scène l’information, par exemple en l’illustrant par des photos, ce qui n’est pas possible quand les victimes veulent garder l’anonymat. Par ailleurs, l’affaire Adèle Haenel est excep­tion­nelle : c’est extrê­me­ment rare d’être face à une victime qui bénéficie de davantage de res­sources sym­bo­liques et éco­no­miques que la personne qu’elle accuse – ici, le réa­li­sa­teur Christophe Ruggia. Par ailleurs, cette affaire a marqué une évolution des normes jour­na­lis­tiques, déjà en cours chez Mediapart, mais qui s’est géné­ra­li­sée ensuite : le fait qu’on puisse média­ti­ser des accu­sa­tions avant qu’il y ait plainte – car en l’occurrence, c’est après la publi­ca­tion de l’article que le parquet s’est auto-saisi du dossier.

EMMANUELLE DANCOURT À MeTooMedia, en plus de la question du dépôt de plainte et du nombre de victimes, on a pu entendre « Il n’y a pas assez de viols » dans une affaire que les victimes voulaient porter devant les médias. Des sujets comme les violences psy­cho­lo­giques ou conju­gales sont aussi trop souvent ignorés – si Mediapart ne s’était pas emparé de l’affaire Plaza en 20233En septembre 2023, Mediapart révèle que Stéphane Plaza, animateur de télé­vi­sion et dirigeant d’une chaîne d’agences immo­bi­lières, est accusé de violences par trois anciennes compagnes. En février 2025, la justice le reconnaît offi­ciel­le­ment coupable de ces faits sur l’une d’entre elles., personne n’en aurait parlé : aucune autre rédaction n’avait voulu traiter le sujet ! Et puis certains milieux n’intéressent pas. On a par exemple eu beaucoup de mal à faire média­ti­ser des violences dans le secteur de la photo, et on n’a pas réussi avec celui de la critique cinéma, cette fois, pour des raisons évidentes de collusion entre les agres­seurs et les rédac­tions. Quant aux questions de la notoriété de la victime ou de l’agresseur, elles me semblent absurdes, car on sait que ces violences existent partout, pas seulement chez les puissants.


« Les questions de notoriété de la victime ou de l’agresseur me semblent absurdes, car on sait que ces violences existent partout, pas seulement chez les puissants. »

Emmanuelle Dancourt, pré­si­dente de MeTooMedia

LÉNAÏG BREDOUX La notoriété est impor­tante uni­que­ment pour les enquêtes nomi­na­tives, car elle révèle l’ampleur des com­pli­ci­tés. Mais il est essentiel de faire aussi des enquêtes sur des personnes non connues, car c’est ainsi qu’on dévoile les logiques sys­té­miques. L’affaire Plaza est, pour moi, emblé­ma­tique de ce que Mediapart fait aujourd’hui, mais qui n’aurait pas pu se faire il y a quelques années : les victimes sont des inconnues, en situation de précarité, et subissant des violences conju­gales – des profils qui, avant, n’auraient jamais eu accès à la média­ti­sa­tion, et des faits qu’on n’aurait pas réussi à détecter. 

Reste que la presse ne peut pas tout couvrir, car on fait face à une masse énorme de signa­le­ments, et on ne peut pas lui demander de réparer tout ce que la justice ou les ins­ti­tu­tions ne font pas. On fait des choix, ce n’est pas une fuite devant nos res­pon­sa­bi­li­tés, mais une nécessité dictée par nos limites.

LAURE BEAULIEU Tout cela soulève une inter­ro­ga­tion : dans quelle mesure ne doit-on pas créer d’autres espaces pour parler de ces questions-là en dehors de l’espace médiatique ?


« On ne peut pas demander à la presse de faire tout ce que la justice ou les ins­ti­tu­tions ne font pas. »

Lénaïg Bredoux, codi­rec­trice édi­to­riale de Mediapart

On a évoqué le statut social des femmes qui ont accusé Stéphane Plaza. Il diffère d’une victime à l’autre, en fonction de leurs res­sources éco­no­miques ou cultu­relles, ou de leur raci­sa­tion par exemple. Comment faire pour ne pas docu­men­ter seulement le #MeToo des plus privilégié·es ?

EMMANUELLE DANCOURT C’est pré­ci­sé­ment pour cela qu’on a fondé MeTooMedia : nous, jour­na­listes, avons un réseau et une parole qu’on écoute. Il était de notre devoir d’ouvrir un espace pour toutes les autres victimes. Je me souviens du moment où j’ai eu cette prise de conscience : « Si moi, avec mes pri­vi­lèges, je galère à faire entendre ma voix contre PPDA, alors qu’en est-il pour les autres ? » 

Le 9 mai 2022, sur le plateau de l’émission « À l’air libre » de Mediapart, une vingtaine de femmes dénoncent, lors d’une émission spéciale, des agressions sexuelles et des viols commis par le présentateur de télévision Patrick Poivre d’Arvor, dit PPDA. Sébastien Calvet / Mediapart
Le 9 mai 2022, sur le plateau de l’émission « À l’air libre » de Mediapart, une vingtaine de femmes dénoncent, lors d’une émission spéciale, des agres­sions sexuelles et des viols commis par le pré­sen­ta­teur de télé­vi­sion Patrick Poivre d’Arvor, dit PPDA.
Crédit photo : Sébastien Calvet / Mediapart

LAURE BEAULIEU Les médias restent influen­cés par des grilles de lecture clas­siques : classe sociale, race, capital culturel… Lorsqu’une victime ne coche pas les bonnes cases – qu’elle n’est pas une femme blanche appar­te­nant à une classe pri­vi­lé­giée –, les rédac­tions hésitent à média­ti­ser. Et inver­se­ment, quand un auteur est non blanc ou issu de classe populaire, le récit média­tique peut tomber dans des biais racistes ou clas­sistes. Pour sortir de cette situation, la bonne volonté des jour­na­listes ne suffit pas : on doit inter­ro­ger les struc­tures, les cadres de pro­duc­tion de l’information, notamment le continuum des violences à l’extérieur des rédac­tions comme à l’intérieur. Il faut aussi avoir en tête que ces rédac­tions cherchent à produire de l’information de manière efficace. Tant que les médias cher­che­ront des histoires faciles à mettre en scène, les récits complexes, nuancés, resteront à la marge.

LÉNAÏG BREDOUX Je n’ai pas de réponse simple à cette question, car c’est très difficile de décons­truire les biais jour­na­lis­tiques et les effets de domi­na­tion struc­tu­rels. Mais je crois que c’est par la diversité des terrains et des membres des rédac­tions qu’on peut contre­ba­lan­cer un peu ces inéga­li­tés. Des jour­na­listes ont mené pour Mediapart des enquêtes sur des you­tu­beurs, sur des imams connus sur les réseaux sociaux ou encore dans le stand-up : c’est dans ces milieux que les choses se jouent aussi. Mais c’est compliqué, car il faut éviter de renforcer des stig­ma­ti­sa­tions exis­tantes, notamment envers les personnes issues de milieux popu­laires ou les hommes racisés. Les victimes, dans ces contextes, vivent un conflit de loyauté : elles ont peur de renforcer les discours racistes ou isla­mo­phobes portés par l’extrême droite. Ce contexte politique pèse énor­mé­ment sur notre travail d’enquête et de publi­ca­tion, on ne peut pas l’ignorer.

LAURE BEAULIEU Je note tout de même qu’en faisant des enquêtes sur tous les secteurs, on trouve des spé­ci­fi­ci­tés, mais glo­ba­le­ment, on dégage chaque fois les mêmes méca­nismes de violence. Ce qui manque cruel­le­ment dans les médias, c’est l’analyse de ce qui crée ces mécanismes.

Une réaction classique des accusés est de contre-attaquer, en menaçant de porter plainte pour dif­fa­ma­tion. Est-ce que ce risque décourage les journalistes ?

LAURE BEAULIEU Il faut d’abord noter que c’est une menace qui existe dans toutes les enquêtes, mais qui est spé­ci­fi­que­ment brandie lorsqu’on parle de violences sexuelles. Quel·le rédacteur·ice en chef se dit : « On n’enquête pas sur un scandale de cor­rup­tion à cause de la dif­fa­ma­tion ? » Le dépôt de plainte pour dif­fa­ma­tion relève de la procédure-bâillon : en menaçant de saisir la justice, on cherche à intimider la personne qui porte des accu­sa­tions ou le ou la jour­na­liste qui a enquêté. Mais les directeur·ices de rédaction bran­dissent aussi cette menace comme argument face à des jour­na­listes pour leur demander toujours plus de preuves, voire pour justifier la non-publication d’une enquête. Pourtant, dans le fond, ce qui les inquiète vraiment, c’est la répu­ta­tion du média. Dans le milieu jour­na­lis­tique, on s’est longtemps référé à l’enquête sur Nicolas Hulot publiée en 2018 par le magazine Ebdo4En février 2018, le magazine Ebdo révèle la plainte pour viol déposé en 2008 à l’encontre du ministre de la Transition éco­lo­gique Nicolas Hulot. L’enquête est vivement critiquée, les jour­na­listes ayant anonymisé la plai­gnante à sa demande. Hulot dépose plainte pour dif­fa­ma­tion, mais la retire dis­crè­te­ment, le 26 décembre 2018. Entre-temps, Ebdo a mis la clé sous la porte.. Elle a été très critiquée, et le journal a disparu quelque temps plus tard.

Aujourd’hui, on assiste aussi à des attaques viru­lentes. Des mou­ve­ments mas­cu­li­nistes très puissants, par exemple, cherchent à polariser le débat, et se livrent à du har­cè­le­ment en ligne, aussi bien à l’égard des victimes que des jour­na­listes. Les pigistes 5Un·e pigiste est un jour­na­liste rémunéré·e à la tâche, c’est-à-dire à la longueur de son article en presse écrite. sont les plus exposé·es : ces violences sont effrayantes quand on n’a pas la pos­si­bi­li­té de débriefer, ni d’être épaulé·e.

LÉNAÏG BREDOUX Faire partie d’un collectif, comme c’est le cas à Mediapart, change tout : on fait face ensemble. On est aussi protégé·es par des avocat·es et on sait à quoi s’attendre. Ça ne veut pas dire que c’est facile. J’ai déjà été prise à partie par des avocat·es très virulent·es lors de procès qui ont eu lieu à la suite d’enquêtes que j’avais menées, et ce n’est jamais agréable. Je n’en tire ni gloire ni plaisir.

Les jour­na­listes qui traitent des violences sexistes et sexuelles sont aussi exposé·es à des récits très durs. Comment limiter cet impact psychologique ?

EMMANUELLE DANCOURT On parle ici du trau­ma­tisme vicariant, ce choc qu’on vit en écoutant des récits très violents, même si on n’est pas victime direc­te­ment6Le trau­ma­tisme vicariant, également appelé fatigue com­pas­sion­nelle, peut affecter les personnes confron­tées de manière répétée aux récits de trau­ma­tismes rapportés par des victimes, notamment de violences sexuelles.. Parfois, ces récits réac­tivent nos propres blessures, et là, ce n’est plus seulement au trau­ma­tisme vicariant qu’on a affaire. Quand le député Erwan Balanant, rap­por­teur, avec Sandrine Rousseau, de la com­mis­sion d’enquête par­le­men­taire sur les violences dans le monde de la culture, m’a demandé comment je pouvais tenir en entendant autant de victimes, j’ai réalisé à quel point on doit être entouré·es, soutenu·es, écouté·es. Il faut des espaces pour parler, des collègues et des professionnel·les formé·es pour nous aider à accom­pa­gner les victimes sans nous effondrer. Chez MeTooMedia, nos écou­tantes sont super­vi­sées par une psy­cho­logue spé­cia­li­sée dans les violences sexistes et sexuelles. C’est d’autant plus important que nous tra­vaillons selon le principe de la pair-aidance7La pair-aidance est une pratique qui repose sur l’entraide entre personnes vivant ou ayant vécu des dif­fi­cul­tés simi­laires. Elle s’appuie sur une dynamique de par­ti­ci­pa­tion, tant du pair ou de la paire aidant·e que de la personne accom­pa­gnée. : toutes nos écou­tantes sont d’anciennes victimes. Elles ont suivi la formation « Je te crois », que nous avons créée pour pro­fes­sion­na­li­ser l’écoute des victimes et qui sera bientôt proposée à d’autres associations.

LAURE BEAULIEU Le trau­ma­tisme vicariant reste trop méconnu en France. Tout comme le risque de stress post-traumatique, dont on ne parle que depuis cinq ans environ, mais qui existe aussi dans le cadre de ces enquêtes. Quant à la super­vi­sion psy­cho­lo­gique, elle est récente dans le jour­na­lisme et trop peu répandue. Ça ne fait pas partie de la culture du métier. Pourtant, il est essentiel de faire appel à des psy­cho­logues, spé­cia­listes du psy­cho­trau­ma de surcroît, pour accom­pa­gner ces situations. 

Ce qui aide aussi, c’est le débrie­fing à chaud ou encore, les réunions en pré­sen­tiel, avec du contact physique. Il faut également déléguer les retrans­crip­tions d’entretiens, car les réécouter dix fois fait courir un risque énorme de trau­ma­tisme. Enfin, il importe de pouvoir couvrir aussi d’autres types de sujets, moins lourds à évoquer. Rappelons-le : ce sont surtout des jour­na­listes femmes qui portent le travail émo­tion­nel lié au trai­te­ment des violences sexuelles. Beaucoup de leurs homo­logues masculins ont déserté ces thé­ma­tiques quelques années après que #MeToo a éclaté.

LÉNAÏG BREDOUX Le collectif joue, là encore, un rôle essentiel : on peut enquêter à plusieurs, partager ses doutes et ses dif­fi­cul­tés. Ça protège. Depuis 2021, l’ensemble des jour­na­listes qui tra­vaillent régu­liè­re­ment avec la rédaction de Mediapart ont aussi accès à une psy­cho­logue spé­cia­li­sée, qui peut être consultée pour le trai­te­ment des sujets dif­fi­ciles. Au-delà de notre média, pour tous les pigistes, il existe un dis­po­si­tif créé par le groupe Audiens [le régime de pré­voyance et santé du secteur des médias] per­met­tant de financer une aide psy­cho­lo­gique, y compris pour des enquêtes sur les violences sexistes et sexuelles, mais il est peu connu. Quand on écrit ce genre d’articles, ce qui est dur, ce n’est pas seulement d’écouter les récits, c’est aussi la mécanique de l’enquête – demander des preuves aux victimes, insister pour obtenir les infor­ma­tions exactes tout en ménageant la personne… Il faut que les rédac­tions recon­naissent que c’est normal d’être affecté·e et res­pectent leur obli­ga­tion légale de protéger leurs salarié·es. Enfin, il faut accepter de lever le pied quand c’est trop. Ce n’est pas un aveu de faiblesse, c’est une nécessité.


« Ce sont surtout des jour­na­listes femmes qui portent le travail émo­tion­nel lié au trai­te­ment des violences sexuelles, car beaucoup de leurs homo­logues masculins ont déserté ces thé­ma­tiques depuis #MeToo. »

Laure Beaulieu, docteure en sciences de l’information et de la communication

Comment éviter que les jour­na­listes, à leur tour, ne mal­traitent les personnes témoi­gnant de violences sexuelles, ou les asso­cia­tions qui se chargent de les défendre ?

EMMANUELLE DANCOURT Je suis jour­na­liste et pourtant, en tant que victime dans l’affaire PPDA, j’ai été choquée de voir à quel point des confrères et consœurs pouvaient mal s’y prendre. On reçoit des appels inopinés, des demandes d’entretien brut, sans pré­pa­ra­tion… À titre personnel, j’ai été contactée pour donner un témoi­gnage sur PPDA, alors que j’étais dans un centre com­mer­cial, à faire mes courses avec un de mes enfants ! Autre histoire, une victime a appelé l’association en pleurs car elle avait été inter­viewée pendant trois heures pour un reportage télé, et, à la fin, les jour­na­listes n’ont gardé que trente secondes de son récit. Ces mal­adresses viennent souvent de personnes bien inten­tion­nées, mais non formées. MeTooMedia a lancé une formation pour les jour­na­listes, car leur mécon­nais­sance provoque une violence réelle. En parallèle, l’association fait du media-training pour armer les victimes, leur expliquer les règles, les préparer à parler. C’est vital pour qu’elles ne soient pas broyées par la média­ti­sa­tion. Je les oriente aussi vers des jour­na­listes que je connais et en qui j’ai confiance, car j’ai appris à mes dépens combien c’est néces­saire. Je remonte d’ailleurs quelques bretelles quand il le faut. 

LÉNAÏG BREDOUX Pour éviter la revic­ti­mi­sa­tion8La revic­ti­mi­sa­tion, ou « vic­ti­mi­sa­tion secon­daire », peut concerner les victimes de violences diverses, notamment sexuelles, qui, à partir du moment où elles témoignent de ces violences, sont mal­trai­tées par les ins­ti­tu­tions – policière, judi­ciaire, média­tique… – censées les accom­pa­gner., il faut confier ces enquêtes à des gens qui maî­trisent le sujet, même si des erreurs restent possibles – auquel cas, ce qui compte, c’est de les recon­naître. Il est essentiel d’avoir conscience en per­ma­nence qu’on interroge des victimes, pas des sources clas­siques ; leur mémoire est souvent frag­men­tée, elles peuvent se tromper, leur envie de parler peut fluctuer… Tout cela demande de la patience et un·e jour­na­liste formé·e réagira mieux à ce type de situa­tions. Il faut aussi appliquer des règles strictes : expliquer le processus aux victimes, créer une relation de confiance fondée sur la trans­pa­rence, garantir le consen­te­ment à chaque étape – on ne peut pas tra­vailler sur des affaires où le consen­te­ment n’a pas été respecté et faire de même ! Publier sans l’accord des victimes reste trop courant, notamment quand des jour­na­listes obtiennent des plaintes par l’intermédiaire de la police. À Mediapart, on ne le fait jamais, mais ce n’est pas une norme partagée par toute la presse.

LAURE BEAULIEU Les jour­na­listes devraient permettre aux victimes de se rétracter jusqu’au bout, ce qui n’est pas toujours le cas. Les bonnes pratiques jour­na­lis­tiques sur les violences sexuelles sont récentes et encore fragiles ; les appliquer demande un énorme travail, qu’une rédaction classique n’a souvent pas les moyens d’assurer.

Il faut aussi que les jour­na­listes apprennent que quand une victime se trompe sur des détails, comme la météo le jour d’une agression ou une date, ce n’est pas parce qu’elle ment, mais à cause du choc trau­ma­tique9La psy­chia­trie s’accorde aujourd’hui à recon­naître qu’un événement trau­ma­ti­sant est sus­cep­tible d’affecter les capacités mnésiques du sujet qui en fait l’expérience.. Travailler sur ces sujets implique donc de revoir son rapport à la vérité et d’apprendre à entendre ces récits sans suspicion sys­té­ma­tique. Enfin, les jour­na­listes devraient avoir davantage conscience du rapport de domi­na­tion qui s’exerce, car elles et ils sont perçu·es comme des figures d’autorité.

EMMANUELLE DANCOURT En tant que victime et jour­na­liste, je parle de pair·e à pair·e : ce métier ne m’impressionne pas. Mais l’idée de MeTooMedia, c’était aussi, en sortant de l’affaire PPDA, de pouvoir accom­pa­gner des victimes qui n’ont pas cette même capacité à fixer des limites. Or je vois au quotidien à quel point il est difficile pour notre asso­cia­tion d’être ne serait-ce que citée dans les médias, alors qu’on fournit souvent des infor­ma­tions clés, voire des affaires entières. Les jour­na­listes ne mesurent pas toujours à quel point cette recon­nais­sance est vitale : c’est ce qui permet aux victimes de nous trouver et à l’association de recruter des bénévoles. Et puis il s’agit tout sim­ple­ment de la recon­nais­sance de notre travail, un travail fait majo­ri­tai­re­ment par des femmes, qui est gratuit et invi­si­bi­li­sé alors qu’il est essentiel. •

  • 1
    L’expression « tribunal média­tique » qui date du début des années 2000 est utilisée pour dénigrer le jour­na­lisme d’investigation, qui prendrait la place du système judiciaire.
  • 2
    Votée au moment où la IIIe République pose les fon­de­ments d’un usage démo­cra­tique du pouvoir, la loi du 29 juillet 1881 cadre juri­di­que­ment les droits et devoirs de la presse. Elle constitue aujourd’hui encore un texte de référence. 
  • 3
    En septembre 2023, Mediapart révèle que Stéphane Plaza, animateur de télé­vi­sion et dirigeant d’une chaîne d’agences immo­bi­lières, est accusé de violences par trois anciennes compagnes. En février 2025, la justice le reconnaît offi­ciel­le­ment coupable de ces faits sur l’une d’entre elles.
  • 4
    En février 2018, le magazine Ebdo révèle la plainte pour viol déposé en 2008 à l’encontre du ministre de la Transition éco­lo­gique Nicolas Hulot. L’enquête est vivement critiquée, les jour­na­listes ayant anonymisé la plai­gnante à sa demande. Hulot dépose plainte pour dif­fa­ma­tion, mais la retire dis­crè­te­ment, le 26 décembre 2018. Entre-temps, Ebdo a mis la clé sous la porte.
  • 5
    Un·e pigiste est un jour­na­liste rémunéré·e à la tâche, c’est-à-dire à la longueur de son article en presse écrite.
  • 6
    Le trau­ma­tisme vicariant, également appelé fatigue com­pas­sion­nelle, peut affecter les personnes confron­tées de manière répétée aux récits de trau­ma­tismes rapportés par des victimes, notamment de violences sexuelles.
  • 7
    La pair-aidance est une pratique qui repose sur l’entraide entre personnes vivant ou ayant vécu des dif­fi­cul­tés simi­laires. Elle s’appuie sur une dynamique de par­ti­ci­pa­tion, tant du pair ou de la paire aidant·e que de la personne accompagnée.
  • 8
    La revic­ti­mi­sa­tion, ou « vic­ti­mi­sa­tion secon­daire », peut concerner les victimes de violences diverses, notamment sexuelles, qui, à partir du moment où elles témoignent de ces violences, sont mal­trai­tées par les ins­ti­tu­tions – policière, judi­ciaire, média­tique… – censées les accompagner.
  • 9
    La psy­chia­trie s’accorde aujourd’hui à recon­naître qu’un événement trau­ma­ti­sant est sus­cep­tible d’affecter les capacités mnésiques du sujet qui en fait l’expérience.

S’informer en féministes : face à l’offensive, la contre-attaque

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°19 S’informer, parue en septembre 2025. Consultez le sommaire.