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Collectif Red Flag : un safe space pour les Teufeuses

Bulles de lib­erté fes­tive dans un monde de la nuit très régle­men­té, les « free par­ties » sont régulière­ment le théâtre de vio­lences sex­istes et sex­uelles. Depuis jan­vi­er 2022, le col­lec­tif Red Flag plante sa tente dans ces fêtes clan­des­tines, accueille les vic­times et sen­si­bilise les organ­isa­teurs, très majori­taire­ment des hommes, à ces enjeux. En décem­bre dernier, La Défer­lante a accom­pa­g­né les filles de cette asso­ci­a­tion dans une free en Bre­tagne.
Publié le 12/04/2023

Modifié le 16/01/2025

Le 18 décembre 2022, dans une free party quelque part entre Nantes et Rennes. Le barnum de l’association Red Flag, avec ses néons colorés et ses tentures, est une oasis de lumière dans la nuit noire.
Le 18 décem­bre 2022, dans une free par­ty quelque part entre Nantes et Rennes. Le bar­num de l’association Red Flag, avec ses néons col­orés et ses ten­tures, est une oasis de lumière dans la nuit noire. © Louise Quignon

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°10 Danser, de mai 2023. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.
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Au cœur de l’hiver, quelque part dans un champ en Bre­tagne, la fête se pré­pare. Au pied d’une éoli­enne, le matériel de la sono est mon­té, recou­vert d’un immense dessin de père Noël à l’air démo­ni­aque qui sem­ble sur­gir des enceintes géantes. Tout près de là, le bar­num de l’asso­ci­a­tion Red Flag, avec ses néons col­orés et ses ten­tures, est une oasis de lumière dans la nuit noire. Des ban­deroles « Si on voulait des pots de colle, on serait allé chez Cas­to » et « Frot­teurs de meufs, hors de nos teufs » don­nent le ton. La table est cou­verte de fly­ers, de bon­bons et de pro­tec­tions péri­odiques. On y aperçoit aus­si une boîte, pour les dons.

Ce soir-là, Juli­ette s’attelle à la répar­ti­tion des rôles. Ses cinq cama­rades sont assis­es dans des chais­es pli­antes de camp­ing, emmi­tou­flées jusqu’aux yeux pour braver les — 4 degrés. Qui pour faire des maraudes ? Par­ler aux vic­times ? À un agresseur pré­sumé ? Aux mecs défon­cés qui ne man­queront pas de venir pos­er des ques­tions sur le stand ? Les filles font une « météo de l’humeur » : elles parta­gent leur état d’esprit du moment, pour définir en amont qui sera capa­ble d’affronter ou non les éventuels coups durs de la nuit. Déjà une teufeuse s’avance, sécurisée instinc­tive­ment par cette assem­blée de nanas. « Y a une copine pipi par ici ? » Elle hésite à s’aventurer seule dans la cam­pagne envi­ron­nante, plongée dans une obscu­rité com­pacte. Elle a tou­jours été la seule femme de son groupe de teuf. « C’est ras­sur­ant de savoir qu’il y a ce stand, explique-t-elle. Dès que je perds mes potes, je me sens un peu flip­pée, donc repér­er des filles, c’est cool. » Le nom de l’association, Red Flag, fait référence aux signes qui devraient nous alert­er d’un dan­ger dans une rela­tion amoureuse. L’ambition de Juli­ette et ses cama­rades, c’est d’offrir un refuge au sein des free par­ties, ces immenses fêtes clan­des­tines – illé­gales du point de vue des pou­voirs publics – dont elles sont elles-mêmes adeptes. 

En Free Party, une femme sur deux en insécurité

C’est en jan­vi­er 2022 que le col­lec­tif voit le jour, en Île-de-France. Elles sont huit jeunes femmes, entre 19 et 24 ans, issues du monde du tra­vail social, de la cul­ture ou de l’animation. Toutes se revendiquent du fémin­isme inter­sec­tion­nel¹, cer­taines font par­tie de « sound sys­tems² ». « On con­statait que la place des meufs en teuf était un sujet récur­rent lors des réu­nions de sound sys­tem. Il y avait une ini­tia­tive à met­tre en place », explique Julie. « Et per­son­ne d’autre que des femmes n’allait le faire », renchérit Juli­ette. Pen­dant deux mois, chaque mar­di, elles se réu­nis­sent pour met­tre sur pied un col­lec­tif. Le prob­lème des vio­lences sex­istes et sex­uelles devient très vite cen­tral. Cha­cune a eu son lot : un frot­te­ment, une main aux fess­es, etc. « La vérité, c’est que le monde de la teuf ne sait pas pro­téger son pro­pre pub­lic », assène Per­rine. Dès la pre­mière réu­nion, l’émotion les a sub­mergées. « C’était très fort, on s’est racon­té des choses intimes, puis on s’est retrou­vées à pleur­er ensem­ble », se livre Mar­i­on.

Elles ont bien sûr abor­dé ces sujets avec des potes teufeurs, mais la plu­part dépoli­tisent ou min­imisent les faits. Pour eux, un agresseur est « juste un con­nard » qui n’a rien à faire là. Mar­i­on soupire : « On nous répond : “Nan mais le mec, moi je l’attache à un arbre” ou bien : “On lui pète sa gueule et on le vire de la teuf !” » Rien qui nour­risse la réflex­ion sur la façon de prévenir les vio­lences. En free, l’attention des « orga » se con­cen­tre sur la réduc­tion des risques liés à l’usage de stupé­fi­ants mais oublie la minorité de femmes et de per­son­nes LGBT+ qui évolue dans cet univers très mas­culin. Des asso­ci­a­tions offi­cielles, pour­tant, ont déjà son­né l’alerte. L’une d’entre elles, Con­sen­tis, a révélé en 2018 que 60 % des femmes ont été vic­times de har­cèle­ment ou d’agression sex­uelle en milieu fes­tif, et que plus d’une femme sur deux se sent en insécu­rité dans ces lieux.

Le col­lec­tif nais­sant a tranché : en plus du stand, des accom­pa­g­ne­ments pipi et des maraudes en binômes au cœur de la foule, il pro­pose un espace isolé dédié à l’accueil des vic­times et un chill out – un espace de détente avec mate­las et coussins, en mix­ité choisie. Traduire : aucun homme cis­genre n’est autorisé à pénétr­er dans ce lieu de repos. Un véri­ta­ble « out­il de lutte poli­tique » indique leur fly­er. Pour­tant, chaque fois qu’elles expliquent le con­cept de mix­ité choisie, les filles de Red Flag font face à des réflex­ions out­rées, de l’incompréhension ou des blagues lour­dingues. « Un jour, un “orga” nous a refusé la non-mix­ité, se sou­vient Char­lotte. Cer­tains mecs ne com­pren­nent pas, ils ont l’impression qu’on retire aux teufeurs une part de leur lib­erté. » Mais elles ne lâchent pas, et décou­vrent la puis­sance du col­lec­tif, bulle d’empow­er­ment. 


En free, l’attention des organ­isa­teurs se con­cen­tre sur la réduc­tion des risques liés à l’usage de stupé­fi­ants mais oublie la minorité de femmes et de per­son­nes LGBT+ qui évolue dans cet univers très mas­culin.


« Le Red Flag, c’est vite devenu un espace de reprise de pou­voir pour nous. Je me sens archi plus forte », con­state Juli­ette.

L’enjeu de l’association est aus­si de sen­si­bilis­er, et mieux encore, de for­mer les hommes qui organ­isent les free. « L’idée, ce serait qu’avant une teuf, les “orga” se posent la ques­tion des vio­lences sex­istes et sex­uelles », résume Char­lotte. « Il y a encore des per­son­nes très réti­centes, mais on en voit aus­si se tourn­er volon­taire­ment vers nous », con­state Mar­i­on. À l’automne 2022, en région nan­taise, lors du week-end de réu­nion de la Coor­di­na­tion nationale des sons (CNS)³, les filles de Red Flag étaient présentes, pour présen­ter le col­lec­tif et dis­penser une for­ma­tion. L’assemblée était com­posée d’une cen­taine de per­son­nes, tous des hommes. Durant ces deux journées, un frémisse­ment d’intérêt s’est fait sen­tir : « Est-ce que ça veut dire que la free, c’est un milieu qui craint ? », ques­tionne un par­tic­i­pant. « Ça ne craint pas plus qu’ailleurs, mais ça ne craint pas moins que l’extérieur », répond Juli­ette. Aux mots « pelle et pioche » qui fusent dans l’assistance, allu­sion au traite­ment réservé aux agresseurs, les mil­i­tantes opposent le dia­logue, y com­pris avec un agresseur. « Il n’est pas ques­tion de “survi­o­lence” en pétant la gueule à l’agresseur pré­sumé », pré­cise Mar­i­on.

Anticiper le danger

Le son qui fait vibr­er les organes, les pro­jecteurs qui aveu­g­lent, les corps qui se mêlent devant les enceintes, une cen­taine de per­son­nes qui ond­u­lent. Au cœur de la petite free bre­tonne, les filles de Red Flag répon­dent aux sol­lic­i­ta­tions des curieuses et curieux. Cette nuit-là, elles accueil­lent aus­si Rouge, leur pre­mière bénév­ole. Issue du milieu du squat, la jeune femme décou­vre le monde de la free. « C’est ent­hou­si­as­mant de voir se con­stru­ire quelque chose de nou­veau. Elles ont iden­ti­fié un prob­lème, et elles ont su trou­ver une solu­tion entre elles et pour les autres, analyse-t-elle. Ça leur donne beau­coup de force. » Rouge a inté­gré la règle pre­mière de toute inter­ven­tion en teuf : jamais seule. Elle s’est aus­si famil­iarisée avec l’échelle de grav­ité des vio­lences sex­istes et sex­uelles. A‑t-on affaire à une insulte sex­iste qui n’implique pas un péril immé­di­at ? La per­son­ne a‑t-elle com­mis une vio­lence physique, une agres­sion sex­uelle ? L’idée étant de savoir jauger l’imminence ou non d’un dan­ger, pour ensuite adapter la réac­tion, tout en con­tour­nant les mécan­ismes de défense de l’agresseur. Lequel va plaisan­ter, min­imiser les faits, s’agacer, se jus­ti­fi­er ou invers­er la cul­pa­bil­ité. « Le but, c’est que tout soit réglé dans le respect de la vic­time. Qu’elle soit sere­ine pour le reste de la teuf », résume Rouge. Si la per­son­ne en fait la demande, Red Flag peut aus­si l’accompagner au com­mis­sari­at « pour qu’elle se sente soutenue et s’assurer que sa plainte est cor­recte­ment enreg­istrée. En amont, on lui explique le par­cours d’une plainte, mais on ne donne pas notre avis, ce n’est pas notre rôle », souligne Mar­i­on.

Tard dans la nuit, Tess, une teufeuse, va dormir dans l’espace de détente, à l’abri des regards. Avant de s’allonger, elle racon­te que dans le chill d’une autre fête, mixte celui-là, un homme l’a embrassée dans son som­meil. « La non-mix­ité, ce n’est pas une insulte aux hommes, ça va, ils ont déjà pas mal de priv­ilèges ! C’est juste une sécu­rité pour nous », estime-t-elle. Au milieu de cette foule qui tangue durant des heures sans s’arrêter, le stand de Red Flag, lui, est fixe. Un phare dans la nuit de toutes les lib­ertés. « Des meufs nous dis­ent qu’il y a un vrai besoin. Des mecs nous remer­cient aus­si », relate Char­lotte. Un jour, au cours d’une autre soirée un homme est venu leur racon­ter qu’il avait été l’auteur d’un viol. Là aus­si il a fal­lu par­ler, sans rejet, sans dégoût. Cet épisode a mar­qué Juli­ette. « On a géré, mais j’ai pleuré un bon moment après. On n’avait pas anticipé que l’impact émo­tion­nel allait être aus­si fort. »

Le dialogue, c’est elles

Un agricul­teur furax appa­raît au bout du champ. La fête est finie et, sous le bar­num de Red Flag comme ailleurs dans la free, un mou­ve­ment de repli s’amorce. Pour­tant les mil­i­tantes de l’association sont encore au tra­vail. On leur a sig­nalé la présence d’un homme con­nu pour des faits d’agression hors teuf. Les filles de Red Flag échangent avec lui. L’homme admet tout de suite : il suit une thérapie et il est soumis à une mesure d’éloignement. Il accepte d’être rac­com­pa­g­né à sa voiture. Dans ces moments-là, le col­lec­tif demande tou­jours aux organ­isa­teurs de faire acte de « présence physique », rien de plus. L’intervention, le dia­logue, c’est elles. Elles ont créé Red Flag pour cela. Parce qu’elles savent, mieux que quiconque, ce que vivent les teufeuses. Ce qui ne les empêche pas de se ques­tion­ner sur la solu­tion « facile » qui con­siste à extraire quelqu’un de l’espace de la free. Quelle légitim­ité, surtout lorsque la per­son­ne n’a rien com­mis de répréhen­si­ble sur le lieu de la fête ? Quelle serait l’efficacité d’une telle mesure dans le temps ? « On n’a pas fini de tra­vailler notre fémin­isme, con­clut Juli­ette. On met les pieds dans un endroit où notre com­bat est encore loin d’être accep­té. »


1. L’intersectionnalité est une approche qui tient compte de l’imbrication de dif­férentes oppres­sions (sex­isme, racisme, clas­sisme, validisme…) pour mieux com­pren­dre les vécus spé­ci­fiques des per­son­nes opprimées.

2. Le « sound sys­tem » désigne à la fois le mur du son (le matériel de sono) d’une free par­ty et un groupe d’organisateurs (qui a col­lec­tive­ment payé ce matériel), aus­si appelé « orga ». Selon sa taille, une free peut être organ­isée par un ou plusieurs sound sys­tems.

3. La CNS fédère les sound sys­tems français et porte des actions de com­mu­ni­ca­tion au niveau région­al et nation­al pour défendre le principe des free par­ties. Il récolte égale­ment des dons qui per­me­t­tent de soutenir les organ­isa­teurs aux pris­es avec la jus­tice, par exem­ple en finançant leurs frais d’avocat.

Elsa Gambin

Journaliste indépendante nantaise, elle travaille notamment sur les féminismes, l'adolescence, les mouvements sociaux. Ancienne travailleuse sociale, elle est spécialisée en protection de l'enfance. Elle collabore notamment avec Télérama, Mediacités, Topo et Le Monde des Ados. (crédit photo Marine Fromont.) Voir tous ses articles

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