Chirinne Ardakani : « La résistance féministe antiguerre n’a pas dit son dernier mot »

Les conflits d’hier et d’aujourd’hui sont le fait d’un « patriar­cat en bande organisée », estime l’avocate et militante féministe Chirinne Ardakani. Au pouvoir mili­ta­ri­sé des pré­si­dents russe, israélien, étasunien ou iranien, le féminisme oppose l’antimilitarisme et le pacifisme.

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Publié le 28/10/2025

Chirinne Ardakani. Crédit : dessin de Lucie Gautier 

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire.

Dans l’Europe de 1938 en proie au fascisme, Virginia Woolf reven­di­quait déjà, dans son essai Trois Guinées, la force trans­for­ma­trice du féminisme pour assurer une paix juste et la démo­cra­tie mondiale : « Dans l’histoire, rares sont les êtres humains qui sont tombés sous les balles d’une femme. »

L’actualité inter­na­tio­nale récente donne imman­qua­ble­ment raison à l’autrice : à Gaza, à Kyiv et à Téhéran, l’habit, ou plutôt le treillis, fait le mâl(e). Partout, le pouvoir mili­ta­ri­sé des Khamenei, Nétanyahou, Poutine, Trump et consorts tue les civil·es, accapare les terres et détruit le vivant.


La guerre de douze jours entre Israël et l’Iran en juin 2025 fut, de ce point de vue, un cas d’école du patriar­cat en bande organisée et de la menace qu’il fait peser non seulement sur les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais aussi sur celles et ceux qui sont les plus menacé·es par la mili­ta­ri­sa­tion et le réar­me­ment des sociétés : les femmes, les étranger·es et les com­mu­nau­tés LGBTQIA+, ethniques ou confes­sion­nelles opprimées, voire persécutées.


Sous les décombres, en plein cœur de la capitale iranienne, riche de ses neuf millions d’habitant·es, les corps sans vie de centaines de civil·es parmi lesquel·les des citoyen·nes ordi­naires ayant pris part au mouvement « Femme, Vie, Liberté » ; mais aussi, les prisonnier·es poli­tiques de la prison d’Evin, bastion de la résis­tance non violente à la dictature, détruite en quelques secondes par une frappe « sym­bo­lique » israé­lienne. Une goutte dans un océan de sang, en com­pa­rai­son avec les dizaines de milliers de Palestiniens et Palestiniennes en proie, au même moment, à la famine, à l’apartheid et au génocide et, à une tout autre échelle, avec les peuples de la région, Syrien·nes, Libanai·ses, Irakien·nes et Yéménites en tête, victimes des impé­ria­lismes régionaux de Nétanyahou comme de Khamenei.

Se souvenir de Jina Mahsa Amini

Revendiquer, en fémi­nistes, le droit universel de vivre (ou de ne pas être tué·e) fait par­ti­cu­liè­re­ment sens quand, partout, plus encore en République islamique d’Iran, on ne naît pas femme : on en meurt. Voilà trois ans, presque jour pour jour, que Jina Mahsa Amini n’est plus. Elle a été tuée non pour un voile mal porté, mais pour avoir refusé de se soumettre à la loi de l’État patriar­cal qui impose un contrôle politique et social sur le corps des femmes. Ce fémi­ni­cide nous rappelle que, de tous les adver­saires des femmes, c’est le pouvoir clérical mili­ta­ri­sé qui est le plus à craindre.

Certes, les Iraniennes subissent chaque jour les lois de ségré­ga­tion et de domi­na­tion injustes. Mais c’est la main répres­sive de l’État coercitif, de sa police infâme (la police des mœurs) et de ses milices (les gardiens de la révo­lu­tion) qui les font vio­lem­ment appliquer. « Nous ne voulons ni les balles du dictateur ni les bombes de l’agresseur. Nous reven­di­quons notre droit légitime à l’existence », écrivait, en persan, une inter­naute anonyme. Mais sous le vacarme des bombes, nul·le
n’entend plus le cri des Iraniennes en lutte pour la liberté et l’égalité.


Nous, les fémi­nistes, n’essentialisons pas les femmes lorsque nous disons que la guerre contre la démo­cra­tie est toujours une affaire de patriar­cat. Officiellement, tous mènent des guerres « pré­ven­tives » et « chi­rur­gi­cales » illégales au nom du père. Pour garantir le droit de la patrie (le pays des pères) à exister, à se défendre, sinon à s’étendre ou pour réaliser la prophétie d’un saint patron au terme d’un récit mythologico-religieux opposant les civi­li­sa­tions. Conclusion ? Pour éradiquer le mensonge de la guerre « propre », il nous faut tuer poli­ti­que­ment l’homme fort.

Résister à la guerre

C’est dire si le mouvement féministe est, de tous les mou­ve­ments sociaux, le cadre le plus pertinent pour résister au complexe militaro-industriel et à la pro­duc­tion de la violence comme norme hégé­mo­nique virile. Au-delà du pacifisme, le féminisme est un anti­mi­li­ta­risme parce qu’il refuse le système de valeurs rétro­grades suivant les­quelles on devien­drait un « homme en rampant », pour citer la socio­logue turque Pınar Selek, tandis que les femmes res­te­raient à l’arrière, au soutien d’une économie de réqui­si­tion des corps et des utérus toute tournée vers la pro­duc­tion de soldats.


En contexte de guerre, inter­ve­nir sur les plateaux télévisés fut, pour l’avocate et militante féministe que je suis, par­ti­cu­liè­re­ment éprouvant. D’abord parce que l’intensification des bom­bar­de­ments donne matière aux experts balis­tiques à vanter, en direct, les dernières prouesses de l’industrie de l’armement pour tuer davantage et à moindre coût. Puis, aux édi­to­ria­listes d’assurer le service après-vente de la guerre pour tenter de légitimer, contre le droit, la mort des civil·es au nom de la sécurité, ou pire, de leur propre « liberté ».


Si le gas­ligh­ting est « l’art de faire taire les femmes », pour reprendre le titre d’un livre d’Hélène Frappat, les va-t-en-guerre excellent dans cette dis­ci­pline. Célébrées pour leur révolte chantante et dansante ou lorsqu’elles faisaient tomber le voile obli­ga­toire en signe de résis­tance à la tyrannie, voici que, tout à coup, les mêmes Iraniennes ne méri­taient plus de vivre. « Chair à viol 1On doit l’expression à la phi­lo­sophe féministe Françoise d’Eaubonne dans Le Féminisme ou la mort, 1974 (réédité au Passager clan­des­tin en 2020). » ou chair à canon, défi­ni­ti­ve­ment, pour les femmes, il faut choisir.


Mais la résis­tance féministe anti­guerre n’a pas dit son dernier mot : « Don’t wowan life freedom us murderer » (« Ne parle pas de “Femme, Vie, Liberté” avec nous, criminel »), pouvait-on lire sur une pancarte brandie par une mani­fes­tante iranienne en juin 2025. Dans leur révo­lu­tion pour la vie, les femmes et les peuples en lutte n’ont besoin ni de sauveurs ni de libé­ra­teurs. Elles pourront compter sur la force démo­cra­tique, solidaire et non violente du mouvement trans­na­tio­nal de libé­ra­tion des femmes, par elles-mêmes, pour vaincre le pacte des brutes. •

Chirinne Ardakani est avocate. Elle exerce en droit pénal inter­na­tio­nal et en droit des étranger·es. Fille d’Iranien·nes ayant fui la dictature de Khamenei, elle préside l’association Iran Justice pour docu­men­ter les crimes d’État en Iran.
Elle a cosigné Des Iraniennes. Femme, vie, liberté, 1979–2024, éd. des femmes, 2024.

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    On doit l’expression à la phi­lo­sophe féministe Françoise d’Eaubonne dans Le Féminisme ou la mort, 1974 (réédité au Passager clan­des­tin en 2020).

Soigner dans un monde qui va mal

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire.