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Ceci n’est pas un trouble alimentaire

La gour­man­dise des per­son­nes en sur­poids est tou­jours soupçon­née d’être pathologique. Dans cette chronique, la jour­nal­iste et autrice Lucie Inland pointe les ressorts moral­isants et clas­sistes de ce dis­cours grosso­phobe.
Publié le 25/04/2024

Modifié le 16/01/2025

Chronique de Lucie Inland - La Déferlante #14
Dou­ble-page dans La Défer­lante #14
Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°14 “Dessin­er”, paru en mai 2024. Con­sul­tez le som­maire.

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es », a écrit en 1825 le gas­tronome Jean Anthelme Bril­lat-Savarin dans sa Phys­i­olo­gie du goût. J’apprécie tous les repas, du petit-déje­uner au dîn­er, en pas­sant par le brunch et le goûter. Je préfère le salé au sucré, et j’aime mieux qu’un plat ne soit pas trop épicé. Bril­lat-Savarin dirait prob­a­ble­ment que je suis sere­ine face à la nour­ri­t­ure, et donc à la vie. Mais chez une femme grosse, l’amour de la bouffe ne peut pas être insou­ciant. Je suis for­cé­ment sus­pec­tée d’être malade, même lorsque je me con­tente de savour­er un morceau de pomme.

 

Ce morceau de pomme est le pre­mier péché de l’humanité, com­mis par Ève cédant à la gour­man­dise au lieu de se con­tenter du Par­adis tel qu’il est. Une inter­pré­ta­tion que met en avant Lau­ren Mal­ka dans Mangeuses. His­toires de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès (Les Péré­grines, 2023) : à par­tir du XIIe siè­cle, la gour­man­dise fait l’objet d’une sévère con­damna­tion par l’Église catholique. Au siè­cle suiv­ant, le théolo­gien Thomas d’Aquin juge qu’elle rend bête et lubrique. Au fil des épo­ques, l’opprobre per­dure, y com­pris dans sa ver­sion sécu­lar­isée : l’industrie des régimes et du fit­ness émerge ain­si à la fin des années 1960, en même temps que celle du prêt-à-porter, aux antipodes de la vague fémin­iste qui se déploie alors. « C’est le début de l’autogestion diété­tique, écrit encore Lau­ren Mal­ka. Apprenez les règles nutri­tion­nelles par cœur, pour vous débrouiller toutes seules. » Pour échap­per au péché, il suf­fit d’avoir l’intelligence de « faire atten­tion », comme le répè­tent les gourous de la nutri­tion.

Des injonctions, des voix qui peuvent tuer

La sur­veil­lance la plus effi­cace reste celle qu’on s’impose à soi-même. La nutri­tion comme dogme repose sur des règles et des idées pré­conçues (telles que « les fécu­lents font grossir ») nour­ries par la peur per­ma­nente de pren­dre du poids. « La cri­tique morale des ali­ments gras et sucrés est ain­si étroite­ment liée au rejet moral des per­son­nes gross­es sup­posées con­som­mer trop de ces pro­duits jugés immoraux », résume Solenne Carof dans Grosso­pho­bie. Soci­olo­gie d’une dis­crim­i­na­tion invis­i­ble (édi­tions de la Mai­son des sci­ences de l’homme, 2021). D’où la val­ori­sa­tion des régimes restric­tifs, implicite dans le fameux « manger équili­bré ». Car, à la clé, il y a l’affichage d’une réus­site sociale : « Si les gens bien man­gent bien, il faut que ça se voie : être mince ou ten­ter de le devenir est le meilleur moyen de prou­ver son allégeance » à un cer­tain ordre social, souligne Nora Bouaz­zouni [mem­bre du comité édi­to­r­i­al de La Défer­lante] dans Mangez les rich­es. La lutte des class­es passe par l’assiette (Nourit­ur­fu, 2023).

Ces voix injonc­tives, on finit par les intéri­oris­er totale­ment. C’est ce que racon­te Gabrielle Lisa Col­lard dans Corps rebelle. Réflex­ions sur la grosso­pho­bie (Québec Amérique, 2021) : « J’ai jamais réelle­ment pu manger en paix. Même pas seule, parce que la voix des autres est évidem­ment dev­enue la voix dans ma tête. »

Une voix qui peut tuer. Gabrielle Lisa Col­lard revient sur la vie et le décès de Cass Elliott, la chanteuse du groupe de rock états-unien The Mamas and The Papas. Elle décède à 32 ans d’un arrêt car­diaque, non à cause de son poids, ni à cause d’un sand­wich avalé de tra­vers (comme l’ont longtemps fait croire les rumeurs), mais de sa con­som­ma­tion répétée d’amphétamines, de coupe-faim et de jeûnes à répéti­tion. À croire qu’être grosse est bien pire que le risque de mourir en ten­tant de ne plus l’être.

Dans le thriller Sev­en (David Finch­er, 1995), l’obésité d’un per­son­nage sus­cite ain­si davan­tage de réac­tions néga­tives de la part des enquê­teurs que le sup­plice atroce, pra­tiqué par pure haine grosso­phobe, dont il a été vic­time.
« Il doit avoir un cœur gros comme un jam­bon. Si c’est pas une crise car­diaque… J’y com­prends rien », com­mente un polici­er devant le corps de l’homme qu’il décou­vre attablé, la tête plongée dans une assi­ette de spaghet­tis, avant de s’apercevoir que celui-ci a les mains attachées sous la table. « Com­ment ce gros porc arrivait à pass­er sa porte ? », demande-t-il au médecin légiste pen­dant l’autopsie. Dans cette grosso­pho­bie qui s’exprime sans fard, l’enquêteur se mon­tre finale­ment aus­si déshu­man­isant que l’assassin : plus tard dans le film, celui-ci, pour se défendre d’avoir tué un inno­cent, par­le de sa vic­time comme d’« un obèse répug­nant, une créa­ture qui pou­vait à peine se tenir debout ». « Si vous l’aviez croisé dans la rue, vous l’auriez mon­tré à vos amis et vous vous seriez tous moqués de lui », ajoute-t-il – et vous savez bien que là-dessus, il n’a pas tort.

« Faire attention » au moindre gramme fait grossir

« Notre rap­port à la nour­ri­t­ure est com­plète­ment, rad­i­cale­ment, trag­ique­ment fucké », écrit encore Gabrielle Lisa Col­lard. En plus de ne jamais faire maigrir durable­ment, les régimes restric­tifs déclenchent sou­vent des trou­bles du com­porte­ment ali­men­taire. Autrement dit, « faire atten­tion » au moin­dre gramme fait grossir. L’autrice québé­coise enfonce le clou : « Se faire harcel­er au sujet de sa taille et répéter sans cesse que notre corps est un prob­lème, sans grande sur­prise, ça aide pas à dévelop­per une rela­tion saine avec la nour­ri­t­ure. » Vouloir sauver les per­son­nes gross­es de leur adi­posité, c’est finale­ment nuire à leur san­té men­tale.

Moi-même, sans me l’avouer, il est pos­si­ble que je cherche à échap­per au blâme, à ne pas pass­er pour une mau­vaise grosse : sur Insta­gram, je suis cette per­son­ne qui ne poste que les « bonnes » choses (nutri­tion­nelle­ment par­lant) que je mange et bois ; qui ne compte, certes, ni ses calo­ries ni ses por­tions, mais qui a le bon goût de s’envoyer des nuggets de pleu­rotes arrosés de beau­jo­lais nature à la ter­rasse d’un restau­rant validé par les cri­tiques gas­tro branché·es, plutôt que des Big Mac et du Coca-Cola. Mais je vais bien et je ne m’excuse plus d’avoir faim. Car avoir faim, c’est être vivante.

Lucie Inland est jour­nal­iste indépen­dante et autrice. Elle s’intéresse à des sujets tels que les dis­crim­i­na­tions, la prison, les ani­maux de com­pag­nie ou encore la mort. Cette chronique est la deux­ième d’une série de qua­tre.

Lucie Inland

Journaliste indépendante et autrice, elle s'intéresse à des sujets tels que les discriminations, la prison, les animaux de compagnie ou encore la mort. Elle puise dans ses propres expériences pour nourrir ses articles. Voir tous ses articles

Dessiner : esquisses d’une émancipation

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°14 “Dessin­er”, paru en mai 2024. Con­sul­tez le som­maire.

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