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Bétharram ou la « pédagogie noire »

C’est l’un des plus grands scan­dales de vio­lences physiques et sex­uelles dans l’éducation en France. L’affaire de l’institution catholique Notre-Dame-de-Béthar­ram, près de Pau, rap­pelle une vérité incon­fort­able, pointe Mona Chol­let : les coups et la ter­reur ne sont pas un acci­dent. Ils relèvent d’une cul­ture éduca­tive qui banalise la vio­lence faite aux enfants.
Publié le 01/05/2025

Modifié le 07/05/2025

Bétharram ou la « pédagogie noire ». Illustration : Anna Resmini pour La Déferlante
Illus­tra­tion de Anna Resmi­ni pour La Défer­lante

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°18 Édu­quer, parue en mai 2025. Con­sul­tez le som­maire.

« Il faut vrai­ment dif­férenci­er les sévices sex­uels, qui sont des crimes et qui sont hor­ri­ble­ment trau­ma­ti­sants, du con­texte de vio­lences [physiques] qui main­tenant seraient inac­cept­a­bles. […] Mais à l’époque, ça pas­sait. » Ain­si par­le Jean-Marie Berchon, maire de Lestelle-Béthar­ram, com­mune des Pyrénées-Atlan­tiques où se situe l’institution Notre-Dame-de-Béthar­ram [aujourd’hui Le Beau Rameau], dans un arti­cle pub­lié sur le site de France 3 Nou­velle-Aquitaine le 20 févri­er 2025. Entre les murs de ce col­lège-lycée catholique, de la fin des années 1950 jusqu’en 2024, des élèves ont été bat­tus et vio­lés 1Nous employons ici le mas­culin car les vio­lences physiques et sex­uelles dénon­cées à Notre-Dame-de-Béthar­ram ont essen­tielle­ment été subies par des garçons., et les alertes suc­ces­sives ont toutes été ignorées – y com­pris par François Bay­rou, qui y a sco­lar­isé plusieurs de ses six enfants, et dont la femme, Élis­a­beth Bay­rou, y a enseigné le catéchisme. L’affaire a éclaté au grand jour en novem­bre 2023 et a pris une ampleur nou­velle en févri­er 2025 (lire l’encadré page 86), quand Medi­a­part a pub­lié des doc­u­ments prou­vant que, con­traire­ment à ce qu’il affir­mait, l’actuel pre­mier min­istre était bien au courant des vio­lences infligées au sein de l’établissement privé. Con­seiller général des Pyrénées-Atlan­tiques (1982–2008), prési­dent du con­seil général (1992–2001), maire de Pau (depuis 2014), mais aus­si min­istre de l’Éducation nationale (1993–1997) : on perd le compte des fonc­tions au titre desquelles François Bay­rou aurait pu agir.

Au sujet des coups, le « c’était une autre époque » revient régulière­ment dans les com­men­taires. Ain­si, le 25 févri­er 2025, dans « Télé­matin » (France 2), le député MoDem Marc Fes­neau rap­pelait, pour rel­a­tivis­er l’inaction de François Bay­rou, que les châ­ti­ments cor­porels dans les écoles n’avaient été formelle­ment inter­dits qu’en 1991. « C’est vrai que la rumeur, il y a vingt-cinq ans, lais­sait enten­dre qu’il y avait eu des claques à l’internat. Mais des risques sex­uels, je n’en avais jamais enten­du par­ler », déclarait François Bay­rou lui-même un an plus tôt au Parisien (29 mars 2024).

Affaire Bétharram : des décennies de terreur

D’après les témoignages d’anciens élèves de Notre-Dame-de-Béthar­ram, les vio­lences physiques et sex­uelles per­pétrées au sein de l’établissement remon­tent aux années 1950 et ont été prin­ci­pale­ment com­mis­es dans les années 1980 et 1990. En 1996, un par­ent d’élève porte une pre­mière plainte con­tre un sur­veil­lant pour coups et blessures. Quelques mois plus tard, un rap­port d’inspection blan­chit l’établissement mais l’affaire éclate à nou­veau en 1998 avec une plainte qui accuse de vio­ls le père Sil­vi­et-Car­ri­cart. L’ancien directeur de l’établissement est alors exfil­tré au Vat­i­can, à Rome, où il se sui­cidera un an plus tard. En octo­bre 2023, un groupe Face­book d’anciens élèves vic­times est créé : les témoignages se mul­ti­plient.
À ce jour, sur les 200 plaintes déposées pour des vio­lences physiques, des agres­sions sex­uelles et des vio­ls – seules deux ne seraient pas pre­scrites et près de la moitié con­cer­nent des faits à car­ac­tère sex­uel –, pour lesquels 14 agresseurs pré­sumés ont été iden­ti­fiés. L’ampleur de ce scan­dale en fait « l’affaire de pédophilie la plus impor­tante de France », selon Alain Esquerre, fon­da­teur et porte-parole du col­lec­tif des vic­times de Béthar­ram, qui, à l’heure où nous bouclons ce numéro, allait sor­tir un livre Le Silence de Béthar­ram. Le réc­it choc du lanceur d’alerte et ancien élève aux édi­tions Michel Lafon.

Cette com­plai­sance à peine voilée trahit un secret de polichinelle : là comme ailleurs, les vio­lences physiques et psy­chologiques n’étaient pas une anom­alie, mais une méth­ode éduca­tive. Si cer­tains par­ents avaient con­fié leur enfant à l’institution en toute inno­cence, d’autres « savaient », affir­mait encore le maire de Lestelle-Béthar­ram (site de France 3, 20 févri­er 2025). « Ils y envoy­aient leurs enfants pour ça, pour qu’ils soient bien cadrés. “Tu ne tra­vailles pas ? Tu vas y aller.” “Tu fais la forte tête ? Là-bas, ils vont te mater.” » Ain­si, Patrice y est entré en 1986 parce que son père, mil­i­taire, était furieux qu’il redou­ble. Le directeur de l’époque, le père S., l’a reçu dans son bureau avec ses par­ents. À la fin de l’entretien, il lui a mis une énorme gifle en dis­ant : « Ici, ça, c’est une caresse. » Ses par­ents n’ont pas réa­gi, ce qui amène Patrice à con­clure qu’ils ont « signé un chèque en blanc aux curés » (site de France 3, 16 mai 2024).


« Il y a de quoi rester rêveuse en imag­i­nant com­bi­en la société pour­rait chang­er si on entendait enfin les enfants. »

Mona Chol­let

Avec un taux de réus­site au bac très élevé, l’institution avait la répu­ta­tion d’un étab­lisse­ment « d’excellence ». Et il sem­ble aller de soi que l’« excel­lence » s’obtient en ter­ror­isant et en humiliant les élèves. « Les vio­lences, c’est ce qui fai­sait l’ADN de l’établissement », a déclaré le porte-parole des vic­times, Alain Esquerre. Cette édu­ca­tion dite « stricte », « à la dure », impli­quait de « bris­er l’enfant ». Françoise Gul­lung, pro­fesseure de math­é­ma­tiques à Béthar­ram qui a tout ten­té pour met­tre fin aux vio­lences, se sou­vient d’enfants « éteints, apeurés », « main­tenus dans un état de soumis­sion extrême » (Medi­a­part, 20 févri­er 2025).

Dès lors, n’est-il pas un peu hyp­ocrite de s’étonner que cette dom­i­na­tion totale ait aus­si impliqué des agres­sions sex­uelles et des vio­ls ? Croit-on encore que de tels dél­its et crimes sont excep­tion­nels ? Selon le rap­port de la Com­mis­sion indépen­dante sur l’inceste et les vio­lences sex­uelles faites aux enfants (Ciivise) pub­lié en 2023, 160 000 enfants subis­sent des vio­lences sex­uelles chaque année ; 5,4 mil­lions de femmes et d’hommes en ont été vic­times dans leur enfance. D’après l’enquête menée par l’Inserm pour le compte de la Com­mis­sion indépen­dante sur les abus sex­uels dans l’Église catholique (Ciase) et pub­liée en 2021, l’Église est le deux­ième cadre dans lequel ces vio­lences se pro­duisent (la famille étant le pre­mier, et de loin). Le nom­bre de vic­times mineures est estimé à 330 000, et 30 % des vio­lences com­mis­es par des clercs l’ont été dans des étab­lisse­ments sco­laires, en par­ti­c­uli­er entre les années 1950 et 1970. Dans le sil­lage des révéla­tions sur Notre-Dame-de-Béthar­ram, les dénon­ci­a­tions de vio­lences physiques et par­fois sex­uelles dans d’autres insti­tu­tions catholiques se sont mul­ti­pliées : Notre-Dame-de-Garai­son (Hautes-Pyrénées), Notre-Dame-du-Sacré-Cœur (Lan­des), Saint-François-Xavier (Pyrénées-Atlan­tiques), Saint-Pierre (Fin­istère), Ozanam (Nou­velle-Aquitaine) 2Face au scan­dale, la min­istre de l’Éducation nationale, Élis­a­beth Borne, a annon­cé le 17 mars 2025 le lance­ment d’un plan pour utter con­tre les vio­lences morales, physiques et sex­uelles au sein des étab­lisse­ments privés sous con­trat.

Édu­quer les enfants en les brisant : c’est ce que la péd­a­gogue alle­mande Katha­ri­na Rutschky, en 1977, a bap­tisé la « péd­a­gogie noire ». La psy­ch­an­a­lyste suisse Alice Miller a repris et dévelop­pé ce con­cept dans son livre C’est pour ton bien 3Alice Miller, C’est pour ton bien. Racines de la vio­lence dans l’éducation de l’enfant [1983], traduit par Jeanne Étoré, Aubier, 1984., com­plété par plusieurs ouvrages ultérieurs 4Je reprends ici des pro­pos et des références issues de mon livre Résis­ter à la cul­pa­bil­i­sa­tion. Sur quelques empêche­ments d’exister, Zones, 2024, chapitre 2 : « Une injonc­tion de non-vie. De la dia­boli­sa­tion des enfants ».. Elle se réfère en par­ti­c­uli­er à l’éducation autori­taire et répres­sive très répan­due en Europe du Nord. Cette péd­a­gogie s’enracine dans une vision très som­bre des enfants. La tra­di­tion chré­ti­enne en est forte­ment imprégnée, puisqu’elle les con­sid­ère comme mar­qués par la tache du péché orig­inel. Au début du XVI­Ie siè­cle, saint François de Sales, par exem­ple, les com­para­it à « des bêtes privées de rai­son, de dis­cours et de juge­ment ». (« On nous punis­sait comme des bêtes sauvages », témoigne aujourd’hui un ancien élève de Notre-Dame-de-Garai­son sur le groupe Face­book des vic­times.) Des édu­ca­teurs chré­tiens pre­scrivaient les coups de fou­et comme une néces­sité afin d’« extir­p­er le Dia­ble » de l’enfant.

Plusieurs anciens élèves de Béthar­ram racon­tent que lorsqu’ils ont essayé de dénon­cer auprès de leurs par­ents les vio­lences subies, ceux-ci les ont accusés de men­tir, ou leur ont rétorqué qu’ils avaient for­cé­ment fait quelque chose pour les mérit­er. Mais cette défi­ance envers les enfants n’est pas l’apanage des milieux religieux. On la retrou­ve, sous une forme laï­cisée, chez nom­bre de médecins et de psy­cho­logues spé­cial­istes de l’éducation.

Dans un livre au titre révéla­teur, Qui com­mande ici ? (Anne Car­rière, 2018), Mar­cel Rufo et Philippe Duverg­er, tous deux pédopsy­chi­a­tres, décrivent de pré­ten­dus « enfants-tyrans » reçus en con­sul­ta­tion. Par­mi ces red­outa­bles créa­tures : une fil­lette atteinte d’épilepsie ou un bébé de neuf mois qui refuse de dormir seul après avoir été opéré d’une mal­for­ma­tion car­diaque… Leur con­frère Didi­er Pleux décrit ses petits patients comme des mon­stres de machi­avélisme : « Tel un dic­ta­teur qui sait pré­par­er son coup d’État, [l’enfant] gag­n­era petit à petit toute une série de com­bats famil­i­aux, con­testera les règles, les refusera, les chang­era et agressera quiconque voudra rétablir l’ordre. Puis il sera seul au pou­voir et l’omnipotence vir­era vite au despo­tisme », écrit-il dans De l’enfant-roi à l’enfant-
tyran
(Odile Jacob, 2020, pre­mière édi­tion 2002).

L’éducation répres­sive ne con­cerne pas que les garçons. Inter­nats, pris­ons, cou­vents, asiles : les jeunes filles et les jeunes femmes aus­si ont leurs insti­tu­tions d’enfermement, comme l’a retracé l’exposition « Mau­vais­es filles. Déviantes et délin­quantes (XIXe-XXIe siè­cles) 5Expo­si­tion pro­longée par un livre : Véronique Blan­chard et David Niget, Mau­vais­es Filles. Incor­ri­gi­bles et rebelles, Textuel, 2016, ain­si que par une web­série doc­u­men­taire : mauvaises-filles.fr». « Je me rap­pelle une sœur en par­ti­c­uli­er, qui frap­pait les filles sauvage­ment. Elle a fail­li en tuer une devant nous : elle lui a attrapé la tête et l’a cognée sur le lavabo jusqu’à ce qu’il y ait du sang partout », racon­te Marie-Chris­tine, placée dans un pen­sion­nat à Orléans 6« Les dia­b­less­es », Les Pieds sur terre, France Cul­ture, 22 avril 2024.. Mais la par­tic­u­lar­ité des étab­lisse­ments comme Béthar­ram – où le col­lège a été réservé aux garçons jusqu’aux années 1990, et le lycée, jusqu’aux années 2000 – est qu’il s’agit de lieux d’entre-soi mas­culin, où l’injonction à « s’endurcir » com­porte une forte dimen­sion vir­iliste.

Lire aus­si notre enquête : « Mal­trai­tance au Bon Pas­teur : un silence religieux », Sarah Bou­cault (La Défer­lante n°6, juin 2022).

En 2004, sous le titre Pro­fesseurs de dés­espoir (Actes Sud), l’écrivaine Nan­cy Hus­ton a con­sacré une étude à plusieurs auteurs et philosophes nihilistes, des hommes pour la plu­part : Arthur Schopen­hauer, Samuel Beck­ett, Emil Cio­ran, Thomas Bern­hard, Michel Houelle­becq… Elle y analy­sait leurs traits com­muns : leur indi­vid­u­al­isme rad­i­cal, leur mis­an­thropie et leur dégoût, voire leur haine du féminin. Et elle notait que presque tous étaient passés par un inter­nat où ils avaient subi la vio­lence. On en trou­ve un témoignage glaçant chez Michel Houelle­becq. Dans une inter­view accordée à Libéra­tion en 1997, l’écrivain a décrit le pen­sion­nat de Meaux, où il a été élève de la six­ième à la ter­mi­nale, comme « une espèce d’enfer ». L’un des deux héros de son roman Les Par­tic­ules élé­men­taires (Flam­mar­i­on, 1998), Bruno, est égale­ment interne dans cet étab­lisse­ment. Il y subit des vio­ls et des brimades effroy­ables de la part d’autres élèves. « Tous les dimanch­es soir, lorsque son père le rame­nait dans sa Mer­cedes, Bruno com­mençait à trem­bler aux approches de Nan­teuil-les-Meaux », lit-on dans le roman – une expéri­ence égale­ment décrite par des anciens de Béthar­ram, qui étaient pris de vom­isse­ments ou de diar­rhée à l’idée de devoir y retourn­er.

Reproduire les violences « éducatives »

Alice Miller a mis en évi­dence le mécan­isme qui per­met à la vio­lence parentale de se per­pétuer d’une généra­tion à l’autre. Non seule­ment les enfants sup­por­t­ent les mal­trai­tances, mais elles et ils les nient, ou les jus­ti­fient, tant la mise en accu­sa­tion des par­ents est un tabou puis­sant. Dès lors, le seul exu­toire – incon­scient – aux souf­frances subies, c’est de les infliger à ses pro­pres enfants. Cela se fait sou­vent par réflexe : « La créa­tiv­ité et la vital­ité d’un enfant peu­vent déclencher, chez les par­ents ou chez d’autres adultes, la souf­france de ressen­tir que leur pro­pre vital­ité a été étouf­fée. Ils ont peur de cette douleur, aus­si met­tent-ils en œuvre tous les moyens pos­si­bles et imag­in­ables pour blo­quer ce déclencheur », écrit la psy­ch­an­a­lyste dans Ta vie sauvée enfin (Flam­mar­i­on, 2017).

Au sein de la bour­geoisie, cette promesse de revanche – « Sup­porte, et un jour tu pour­ras te venger » – com­porte aus­si une dimen­sion de classe. Pour occu­per une posi­tion dom­i­nante dans la société, pour être apte à cass­er les autres (épouse, enfants, employé·es, administré·es…), un garçon doit d’abord accepter d’être dom­iné et cassé soi-même. La fonc­tion d’internats comme Béthar­ram est d’assurer ce proces­sus. On le voit bien dans La Fab­rique de vio­lence (Agone, 2010), roman auto­bi­ographique de Jan Guil­lou qui se déroule dans la Suède des années 1950. Son héros est envoyé dans un inter­nat qui accueille les fils de la haute société. Les élèves de ter­mi­nale tyran­nisent et mar­tyrisent les plus jeunes, avec l’approbation du corps enseignant. Ce sys­tème est appelé « l’éducation mutuelle ». Son inéluctabil­ité est inté­grée par de nom­breux garçons de ce milieu : « Il fal­lait appren­dre à recevoir des ordres. Sinon, com­ment pour­rait-on en don­ner soi-même quand on serait en ter­mi­nale, quand on serait offici­er de réserve ou bien chef d’entreprise ? » À Béthar­ram égale­ment, les élèves plus âgés, ou les anciens, par­tic­i­paient aux vio­lences. Et au col­lège Notre-Dame-de-Garai­son, une devise, repro­duite sur la page Face­book du col­lec­tif de vic­times, était gravée sur les tables des salles de classe : « Ici j’ai souf­fert, ici tu souf­friras ! »

La première des dominations

« C’était une autre époque » : vrai­ment ? Sur son indis­pens­able compte Insta­gram, Mar­i­on Cuerq, spé­cial­iste des droits de l’enfant, met en garde con­tre l’illusion selon laque­lle les vio­lences « éduca­tives » appar­tiendraient au passé. Elle rap­pelle que selon l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), en France, tous les cinq jours, un·e enfant meurt sous les coups de ses par­ents. Et que les réseaux soci­aux, Insta­gram et Tik­Tok en tête, débor­dent de vidéos dans lesquelles des par­ents se fil­ment fière­ment en train de bru­talis­er leur progéni­ture. Les vio­lences physiques ou psy­chologiques sont inter­dites au sein des familles depuis 2019 seule­ment. Or, d’après le dernier baromètre des vio­lences éduca­tives ordi­naires de la Fon­da­tion pour l’enfance (2024), 81 % des par­ents y ont pour­tant eu recours sur au moins un·e de leurs enfants.

Cela n’empêche pas des « expert·es de l’éducation » d’affirmer que les enfants d’aujourd’hui sont trop gâté·es, que le mou­ve­ment en faveur de leurs droits est allé trop loin et que, désor­mais, il s’agirait de sévir un peu. C’est en par­ti­c­uli­er le cas de la psy­chothérapeute-star Car­o­line Gold­man, pour­fend­euse de l’éducation pos­i­tive et par­ti­sane du « time out » (la mise à l’écart tem­po­raire de l’enfant fau­tif) comme alter­na­tive aux vio­lences ver­bales et physiques. Obsédée par l’objectif de ren­dre les enfants « agréables à vivre » en sup­p­ri­mant tout com­porte­ment qui incom­mode un tant soit peu l’adulte, elle con­seille d’avoir recours à un « inter­nat un peu autori­taire » pour mater les adolescent·es qui « con­tin­u­ent à être inso­lents ou à désobéir », comme elle l’écrit dans File dans ta cham­bre ! Offrez des lim­ites éduca­tives à vos enfants (InterEd­i­tions, 2020). Le dis­cours qu’elle tient au sujet des enfants – le mou­ve­ment en faveur de leurs droits était très bien au départ, mais main­tenant il va trop loin et il s’agirait d’y met­tre le holà – rap­pelle celui que tien­nent au sujet des femmes des fig­ures médi­a­tiques réac­tion­naires telles que Car­o­line Fourest (Le Ver­tige MeToo, Gras­set, 2024) et, avant elle, Élis­a­beth Bad­in­ter (Fausse Route, Odile Jacob, 2003). Ou com­ment faire pass­er pour une impi­toy­able dic­tature des dominé·es ce qui n’est que le pre­mier frémisse­ment d’une libéra­tion…

La dom­i­na­tion des par­ents, écrit le soci­o­logue Bernard Lahire dans Les Struc­tures fon­da­men­tales des sociétés humaines (La Décou­verte, 2023), est le pre­mier rap­port de dom­i­na­tion, celui dans lequel nous nais­sons et gran­dis­sons, et la matrice de tous les autres. C’est ce que met égale­ment en lumière le con­cept d’infantisme (lire l’encadré vio­let). Les vio­lences subies durant l’enfance déter­mi­nent sou­vent – même s’il faut répéter qu’il n’existe aucune fatal­ité en la matière – notre per­son­nal­ité future et nos rela­tions avec les autres. Mais elles survi­en­nent à une péri­ode de la vie où on ne nous accorde aucun crédit : à Béthar­ram et ailleurs, les vic­times n’ont été pris­es au sérieux qu’une fois dev­enues adultes. Il y a de quoi rester rêveuse en imag­i­nant com­bi­en la société pour­rait chang­er si on entendait enfin les enfants. Si, pour repren­dre les mots de Mar­i­on Cuerq, on par­ve­nait à rem­plac­er le « fil­tre de la méfi­ance » par le « fil­tre de la con­fi­ance7 Mar­i­on Cuerq, Une enfance en nORd. Pour une édu­ca­tion sans vio­lence et à hau­teur d’enfant, Marabout, 2023. » dans la façon de les abor­der. •

Infantisme : nommer les discriminations à l’encontre des enfants

Les vio­lences faites aux enfants et aux adolescent·es s’inscrivent dans une dom­i­na­tion sys­témique exer­cée par les adultes. C’est ce que des chercheur·euses et activistes s’appliquent à met­tre au jour, notam­ment au tra­vers du con­cept d’infantisme – pen­dant de l’adultisme, qui décrit les mêmes mécan­ismes mais en se focal­isant sur celles et ceux qui exer­cent ce pou­voir, ces dis­crim­i­na­tions et dén­i­gre­ments sur les plus jeunes. Dans son court essai Infan­tisme (Seuil, « Libelle », sep­tem­bre 2023), la pédopsy­chi­a­tre et soci­o­logue Laelia Benoit le définit comme « un ensem­ble de préjugés sys­té­ma­tiques, de stéréo­types, envers les enfants et les adolescent·es ». Traduit de l’anglais child­ism – un con­cept qui s’est dévelop­pé aux États-Unis dans les années 2000 au sein des Child­hood Stud­ies –, l’infantisme, au même titre que le sex­isme ou le racisme, per­met avant tout de nom­mer ces oppres­sions pour mieux les com­bat­tre.

Si les vio­lences (châ­ti­ments cor­porels, viol, inces­te, har­cèle­ment sex­uel) sont les man­i­fes­ta­tions les plus évi­dentes de cette dom­i­na­tion, elles ne la résu­ment pas. Elles s’inscrivent dans un con­tin­u­um de com­porte­ments et d’attitudes rabais­santes. Cela est prég­nant dans l’éducation répres­sive, mais aus­si par exem­ple dans les débats autour des enjeux cli­ma­tiques : les préoc­cu­pa­tions et les actions des jeunes à ce sujet sont sou­vent délégitimées.

En 2022, un mou­ve­ment citoyen en faveur des enfants a été créé en France sous l’impulsion de Claire Bour­dille, anci­enne mil­i­tante au sein du col­lec­tif fémin­iste #NousToutes. Inti­t­ulé Col­lec­tif enfan­tiste, il s’attache à met­tre en lumière le sys­tème de dom­i­na­tion des adultes et vise à « l’égalité de respect des droits et de dig­nité entre les adultes et les jeunes per­son­nes ».

  • 1
    Nous employons ici le mas­culin car les vio­lences physiques et sex­uelles dénon­cées à Notre-Dame-de-Béthar­ram ont essen­tielle­ment été subies par des garçons
  • 2
    Face au scan­dale, la min­istre de l’Éducation nationale, Élis­a­beth Borne, a annon­cé le 17 mars 2025 le lance­ment d’un plan pour utter con­tre les vio­lences morales, physiques et sex­uelles au sein des étab­lisse­ments privés sous con­trat.
  • 3
    Alice Miller, C’est pour ton bien. Racines de la vio­lence dans l’éducation de l’enfant [1983], traduit par Jeanne Étoré, Aubier, 1984.
  • 4
    Je reprends ici des pro­pos et des références issues de mon livre Résis­ter à la cul­pa­bil­i­sa­tion. Sur quelques empêche­ments d’exister, Zones, 2024, chapitre 2 : « Une injonc­tion de non-vie. De la dia­boli­sa­tion des enfants ».
  • 5
    Expo­si­tion pro­longée par un livre : Véronique Blan­chard et David Niget, Mau­vais­es Filles. Incor­ri­gi­bles et rebelles, Textuel, 2016, ain­si que par une web­série doc­u­men­taire : mauvaises-filles.fr
  • 6
    « Les dia­b­less­es », Les Pieds sur terre, France Cul­ture, 22 avril 2024.
  • 7
    Mar­i­on Cuerq, Une enfance en nORd. Pour une édu­ca­tion sans vio­lence et à hau­teur d’enfant, Marabout, 2023.

Les mots importants

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Mona Chollet

Née à Genève, longtemps journaliste au Monde diplomatique, elle vit à Paris. Elle est notamment l’autrice, aux éditions Zones, de Résister à la culpabilisation. Sur quelques empêchements d’exister (2024), Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (2021) ou Sorcières. La puissance invaincue des femmes (2018). Voir tous ses articles

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Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°18 Édu­quer, parue en mai 2025. Con­sul­tez le som­maire.


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