Aux États-Unis, les femmes noires prennent les armes

Confrontées à la violence raciste, urbaine ou intra­fa­mi­liale, les femmes noires éta­su­niennes sont de plus en plus nom­breuses à se procurer des pistolets. Mais ces armes, qu’elles s’approprient comme un moyen de défense et d’émancipation, sont aussi à l’origine de nombreux fémi­ni­cides. Reportage dans un club de tir du New Jersey.

par

Publié le 27/10/2025

Valentina Richardson Green est ins­truc­trice de tir et fon­da­trice du mouvement Naturally Armed (« Armée, bien sûr »), qui entend former les femmes à l’usage des armes à feu « pour leur empou­voi­re­ment ». Photos du reportage : Apolline Guillerot-Malick pour La Déferlante 

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire

Une jeune femme noire à la chemise de bûche­ronne fixe le portrait dessiné d’un homme blanc armé d’un couteau. Il semble la scruter en retour, son demi-sourire figé à jamais sur la feuille de papier grand format servant de cible d’entraînement.

La peur de la tireuse se devine dans ses gestes hésitants. Elle a reculé dans le pas de tir le plus excentré et semble vouloir se fondre dans le mur. 

« Respire un bon coup », lui conseille calmement Valentina Richardson Green, l’instructrice, avant de montrer l’exemple. Elle oriente son buste vers la ligne de tir, écarte les pieds et tend ses deux bras à hauteur des yeux. Une déto­na­tion assour­dis­sante retentit. « La première fois que j’ai pris un pistolet, à l’instant où j’ai appuyé sur la détente, que la balle est sortie de l’arme et a touché le papier, j’ai eu l’impression que tout ce qui pesait sur moi, le stress d’être maman, épouse, femme noire essayant de faire ce qui est juste, s’envolait de mon corps. J’ai pu respirer, lit­té­ra­le­ment », se souvient Valentina Richardson Green. Cette fonc­tion­naire du gou­ver­ne­ment du New Jersey, végé­ta­lienne et mère d’un ado­les­cent, a fondé le mouvement Naturally Armed (« Armée, bien sûr ») en 2024, pour « auto­no­mi­ser les femmes et les encou­ra­ger à utiliser des armes à feu ».

Ce stage d’autodéfense a lieu à Woodland Park (New Jersey), une ville de classe moyenne en banlieue de New York, où des pavillons en bois blancs ornent des pelouses vertes bordant la zone indus­trielle. Là se dresse un grand hangar en brique qui vient rompre la relative monotonie du quartier : le club de tir Gun for Hire (« Tueur à gages »).

Si la formation est ouverte à tous·tes, la grande majorité des participant·es sont des femmes noires. Valentina Richardson Green espère contri­buer à légitimer l’usage des armes à feu auprès d’elles, en misant sur une repré­sen­ta­tion plus inclusive. « Dans notre com­mu­nau­té, les armes à feu sont associées aux hommes blancs », affirme-t-elle, avant de s’exclamer : « Je suis l’opposé des sté­réo­types ! » Nikiha Stacker, une employée de tribunal arborant un sweat floqué d’une sil­houette de femme armée, légendée « Pretty and Loaded » (« Jolie et armée »), confirme : « La repré­sen­ta­tion, ça compte énor­mé­ment. C’est comme les petites filles avec les poupées : quand elles voient une poupée qui leur ressemble, elles la veulent, ça les rend heureuses. »

Autodéfense

Depuis 2020, les femmes noires sont devenues une part impor­tante de la clientèle des armu­re­ries, selon la socio­logue Deirdre Bowen11Deirdre M. Bowen, « Black Women & Gun Ownership in America: An Exploratory Study of Motivations and Strategy », Violence and Gender, mars 2023, non traduit.. Une analyse confirmée par la fondation amé­ri­caine des sports de tir (un organisme de lobbying pour l’industrie des armes à feu), qui relate que, au cours des six premiers mois de 2021, 87 % des armuriers du pays ont enre­gis­tré une aug­men­ta­tion des achats d’armes à feu par des femmes afro-étasuniennes. 

« La plupart du temps, dans notre com­mu­nau­té, on nous laisse nous défendre seules, car nous nous occupons géné­ra­le­ment de tout et de tout le monde », souligne Valentina Richardson Green, avant d’énoncer son mantra : « Les armes sont le meilleur outil de l’égalité femme-homme ! » Pour l’instructrice, elles sont un symbole d’autonomie. Une notion qu’analyse la féministe afro-étasunienne Roxane Gay dans son essai Stand Your Ground. A Black Feminist Reckoning with America’s Gun Problem (Everand Originals, 2024, non traduit) : « À certains égards, le féminisme et la pos­ses­sion d’armes semblent com­pa­tibles, une grande partie du discours féministe étant centrée sur l’émancipation. » Elle rappelle aussi que ce discours d’émancipation féminine est récupéré par les armu­re­ries et les lob­byistes, qui exploitent la peur à des fins marketing, sans se soucier des violences sys­té­miques que vivent les femmes noires.

De fait, face à Valentina Richardson Green, les témoi­gnages convergent, mêlant expé­riences trau­ma­ti­santes et sentiment d’angoisse : « Je me suis inscrite à l’événement à cause de ma peur des pistolets, commente Lorna2Le prénom a été modifié., tireuse débutante de 66 ans. Parfois, on craint ce qu’on ne comprend pas. Je suis à un âge où je veux tra­vailler sur ces choses-là. »

Dans une salle du club Gun for Hire, Agninshalah Collins (à gauche) et la candidate indépendante au poste de gouverneure du New Jersey Monica Brinson (à droite) écoutent l’instructrice Valentina Richardson Green aborder la notion de droit à l’autodéfense.
Dans une salle du club Gun for Hire, Agninshalah Collins (à gauche) et la candidate indé­pen­dante au poste de gou­ver­neure du New Jersey Monica Brinson (à droite) écoutent l’instructrice Valentina Richardson Green aborder la notion de droit à l’autodéfense.

Une fois les cibles repliées et les armes rangées dans leurs étuis, les par­ti­ci­pantes rejoignent une petite salle de classe dont la déco­ra­tion décline une même thé­ma­tique – drapeau américain, panneaux de sen­si­bi­li­sa­tion aux pro­to­coles de sécurité, Kalachnikov en plastique bleu marine. D’autres tireuses ren­ché­rissent, comme Nikiha Stacker : « Moi, c’est pour protéger ma maison, parce que – Dieu nous en préserve – si quelqu’un entre chez moi et que je ne suis pas protégée, je suis comme un lapin qu’on s’apprête à abattre. » La mère de famille de 45 ans hésite quelques instants, puis raconte à l’assemblée avoir perdu l’un de ses fils en 2021, tué par balle alors qu’il avait 22 ans.

Plusieurs par­ti­ci­pantes, vivant ou ayant vécu dans des quartiers noirs mar­gi­na­li­sés, ont été confron­tées à ce climat de violence. « Là où j’ai grandi, à Williamsburg [dans le quartier de Brooklyn à New York], la drogue était partout, ce qui poussait certain·es toxi­co­manes au crime. À 12 ans, je dormais dans le lit de ma grand-mère et une balle perdue m’a traversé la tête. Je n’oublierai jamais cette sensation. J’ai vécu ça très jeune et c’est ter­ri­fiant », raconte Agninshalah Collins, une qua­dra­gé­naire cheffe d’une entre­prise de conseil en assurance. « Les balles touchent sans dis­tinc­tion de personne. Je veux éviter de me retrouver dans une position d’impuissance à ne pas pouvoir me défendre », ajoute-t-elle, rappelant que l’usage des armes à feu engendre de nom­breuses victimes col­la­té­rales, parmi les­quelles des femmes afrodescendantes.

La peur des violences racistes

Mais la violence urbaine n’est pas la seule à laquelle les femmes noires sont confron­tées. Depuis l’élection de Donald Trump, en novembre 2024, la peur d’exactions commises par des supré­ma­cistes blancs est devenue l’une de leurs grandes pré­oc­cu­pa­tions : c’est aussi le racisme ambiant qui pousse certaines des par­ti­ci­pantes à prendre part au stage. Ces dernières années, le souvenir du massacre de l’église noire Mother Emanuel à Charleston en 2015 – neuf personnes, majo­ri­tai­re­ment des femmes, y ont perdu la vie – a été remplacé par celui de l’attentat contre une épicerie dans un quartier noir de Buffalo dans l’État de New York, survenu en 2022. La tuerie, perpétrée par un supré­ma­ciste blanc, a fait dix mort·es et trois blessé·es.

À ces assas­si­nats à caractère raciste s’ajoute le racisme sys­té­mique de la police. La liste des femmes noires victimes de violences poli­cières mortelles est longue, bien que leurs morts ne soient pas toutes aussi média­ti­sées que celle de George Floyd3Le meurtre de George Floyd, un agent de sécurité afro-étasunien tué par la police en mai 2020 lors de son arres­ta­tion à Minneapolis (Minnesota), fut l’élément déclen­cheur de la mas­si­fi­ca­tion du mouvement Black Lives Matter, contre les violences poli­cières et le racisme sys­té­mique. : Rekia Boyd, en 2012, Miriam Carey, en 2013, Michelle Cusseaux, en 2014, Atatiana Jefferson, en 2019, Breonna Taylor, en 2020… « C’est toujours dans un coin de ma tête, plus que jamais en ce moment », admet Lorna. « C’est dur de penser comme ça, mais, vu la tournure que prennent les choses, avec ce racisme normalisé qui s’affiche ouver­te­ment, si un jour des supré­ma­cistes blancs entraient dans notre quartier, ma maison serait prête », ajoute Nikiha Stacker.


« Il y a quantité de contextes dans le monde où la violence est consi­dé­rée comme une expres­sion légitime du droit d’exister, sauf quand il s’agit du droit des personnes noires et de celui des femmes. »

Kimberlé Crenshaw, juriste et activiste


C’est pour mettre en lumière les femmes noires tuées par les forces de l’ordre, souvent invi­si­bi­li­sées dans les luttes contre les violences raciales, que la juriste et activiste Kimberlé Crenshaw (qui a théorisé le concept d’inter­sec­tion­na­li­té) a lancé la campagne #SayHerName (#DitesSonNom) en 2016. Selon elle, « il y a quantité de contextes dans le monde où la violence est consi­dé­rée comme une expres­sion légitime du droit d’exister, sauf quand il s’agit du droit des personnes noires et de celui des femmes »


Les femmes noires sont loin d’être les seules à réfléchir en termes d’autodéfense. Ces dernières années, aux États-Unis, nombre de minorités se sont tournées vers des clubs de tirs militants, réservés à des com­mu­nau­tés spé­ci­fiques : les femmes, les Noirs, les Asiatiques (avec l’Asian Pacific American Gun Owners Association), les LGBTQIA+ (avec les Pink Pistols), les partisans d’une gauche anti­fas­ciste (avec le John Brown Gun Club). Mais les femmes noires sont à l’intersection de plusieurs oppres­sions qui leur laissent peu de marge de manœuvre. C’est ce que souligne Kimberlé Crenshaw dans une interview pour le quotidien bri­tan­nique The Guardian en 2018 : « Pour les personnes qui se retrouvent à l’intersection de dif­fé­rentes violences qui s’additionnent, les seules options sont la mort ou la légitime défense. » Car, en plus du racisme, les femmes noires éta­su­niennes sont confron­tées aux violences domes­tiques, autre facteur déclen­chant l’achat d’une arme à feu, selon la socio­logue Deirdre Bowen.

« Première cause de violence : la pauvreté »

Pourtant, si le pistolet est brandi par les partisan·es des armes à feu comme un moyen d’autodéfense, il cause aussi la mort de nom­breuses femmes. « Une arme peut être aussi aliénante qu’émancipatrice », résume Roxane Gay dans son essai. Selon les Centres de contrôle et de pré­ven­tion des maladies, l’agence fédérale en charge de la santé publique, 157 165 Étasuniennes ont été tuées par une arme à feu entre 1990 et 2021, et parmi elles, chaque mois, près de 70 sont tuées par leur mari avec un pistolet. Une femme noire a quatre fois plus de risques de mourir sous les balles de son par­te­naire qu’une femme blanche, selon un rapport paru en 2021 du National Violent Death Reporting System, un organisme de sta­tis­tiques gouvernemental.

« Aucune recherche ne corrobore l’idée selon laquelle la pos­ses­sion d’armes à feu par des femmes améliore leur sécurité, qu’elles soient ou non victimes de violences conju­gales », pointe une étude publiée en 2019 par l’ONG Everytown, qui milite pour le contrôle des armes à feu. Un rapport cali­for­nien, paru dans la revue Annals of Internal Medicine en 2022, avance même que les femmes s’étant procuré un pistolet auraient deux fois plus de risques d’être tuées par balle. Dans le chapitre « Gun Violence » de son essai Hood Feminism4Hood Feminism: Notes from the Women That a Movement Forgot, Viking Press, 2020, non traduit., l’autrice noire Mikki Kendall se confie sur les violences per­pé­trées par son ex-compagnon : « J’ai eu de la chance, parce que nous étions dans l’Illinois, un État qui restreint la pos­ses­sion d’armes pour toute personne récemment jugée coupable de violences domes­tiques. Aurait-il été assez en colère pour me tuer si une arme avait été dis­po­nible ? Oui. » Interrogée par courriel en mai 2025, la penseuse Roxane Gay estime que « consi­dé­rer les armes à feu comme un moyen de se protéger est une illusion, une idée à laquelle on s’accroche : celle qu’on pourra se défendre si le pire devait arriver. »

Pour Valentina Richardson Green, au contraire, « la cause première de la violence n’est pas les armes, mais la pauvreté, les inéga­li­tés éco­no­miques, les problèmes de santé physique, émo­tion­nelle, mentale ». Elle voit les armes à feu comme de simples « outils », qu’une personne mal inten­tion­née pourrait aisément remplacer par autre chose. « Mon objectif n’est pas de supprimer ces outils, qui devraient être acces­sibles à tous. Je veux éduquer les gens à leur usage correct, à la sécurité, ainsi qu’à nos droits et res­pon­sa­bi­li­tés. Dans un monde parfait, où le mal-logement, la pénurie ali­men­taire, ou le manque d’éducation n’existeraient pas, on pourrait renoncer aux armes à feu », détaille-t-elle.

Un droit longtemps refusé

L’attachement de Valentina Richardson Green aux armes se comprend mieux lorsqu’on le replace dans son contexte : les Afro-Étasunien·nes ont dû lutter durant des décennies pour obtenir le droit d’en posséder. Comme l’instructrice aime à le rappeler, le deuxième amen­de­ment de la Constitution amé­ri­caine, ratifié en 1791 et garan­tis­sant théo­ri­que­ment à tout·e citoyen·ne le droit de détenir des armes, en inter­di­sait l’accès aux personnes escla­va­gi­sées.
Selon l’historienne Carol Anderson dans The Second : Race and Guns in a Fatally Unequal America (Bloomsbury, 2021, non traduit), cet amen­de­ment « a été conçu et structuré pour maintenir les Afro-Étasunien·nes dans une position de faiblesse et de vul­né­ra­bi­li­té ». Au moment de l’abolition de l’esclavage, en 1865, de nom­breuses lois étatiques ont perpétué ces res­tric­tions, cri­mi­na­li­sant les ten­ta­tives d’autodéfense des Noir·es. Aujourd’hui encore, la com­mu­nau­té afro­étasunienne dénonce la dis­cri­mi­na­tion subie dans l’obtention de permis de port d’arme. Selon une étude5Harel Shapira, Katherine Jensen, Ken-Hou Lin, « Trends and Patterns of Concealed Handgun License Applications: A Multistate Analysis », Social Currents, 2018, non traduit. menée par trois socio­logues de l’université du Texas en 2017 à partir des données dis­po­nibles dans cinq États des États-Unis, les aspirant·es noir·es au permis de port d’arme dis­si­mu­lée (auto­ri­sant une personne à porter une arme à feu non visible) avaient entre trois et cinq fois plus de chances de se le voir refuser que les candidat·es blanc·hes. Par consé­quent, l’usage clan­des­tin d’armes à feu a toujours été considéré comme un gage de liberté et de dignité pour les popu­la­tions afro-étasuniennes. On peut citer le mouvement des Black Panthers, fondé en Californie dans les années 1960, dont les patrouilles armées mixtes suivaient les policiers dans les quartiers noirs pour les sur­veiller et ainsi limiter les bavures.

Cette mémoire semble s’imprimer jusque sur le tee-shirt de Valentina Richardson Green, floqué de l’amer message « No one is coming to save you » (« Personne ne viendra te sauver »). Il est 20 h 30 et les par­ti­ci­pantes du stage rejoignent le parking où patiente une poignée de pickups. Valentina Richardson Green traverse l’accueil au lino impec­ca­ble­ment astiqué puis disparaît dans l’obscurité : « Je le dis sans cesse à mon fils : “Peu importe qui croise notre chemin, le but est de rentrer sain et sauf à la maison.” » •

  • 1
    Deirdre M. Bowen, « Black Women & Gun Ownership in America: An Exploratory Study of Motivations and Strategy », Violence and Gender, mars 2023, non traduit.
  • 2
    Le prénom a été modifié.
  • 3
    Le meurtre de George Floyd, un agent de sécurité afro-étasunien tué par la police en mai 2020 lors de son arres­ta­tion à Minneapolis (Minnesota), fut l’élément déclen­cheur de la mas­si­fi­ca­tion du mouvement Black Lives Matter, contre les violences poli­cières et le racisme systémique.
  • 4
    Hood Feminism: Notes from the Women That a Movement Forgot, Viking Press, 2020, non traduit.
  • 5
    Harel Shapira, Katherine Jensen, Ken-Hou Lin, « Trends and Patterns of Concealed Handgun License Applications: A Multistate Analysis », Social Currents, 2018, non traduit.

Soigner dans un monde qui va mal

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire