Une jeune femme noire à la chemise de bûcheronne fixe le portrait dessiné d’un homme blanc armé d’un couteau. Il semble la scruter en retour, son demi-sourire figé à jamais sur la feuille de papier grand format servant de cible d’entraînement.
« Respire un bon coup », lui conseille calmement Valentina Richardson Green, l’instructrice, avant de montrer l’exemple. Elle oriente son buste vers la ligne de tir, écarte les pieds et tend ses deux bras à hauteur des yeux. Une détonation assourdissante retentit. « La première fois que j’ai pris un pistolet, à l’instant où j’ai appuyé sur la détente, que la balle est sortie de l’arme et a touché le papier, j’ai eu l’impression que tout ce qui pesait sur moi, le stress d’être maman, épouse, femme noire essayant de faire ce qui est juste, s’envolait de mon corps. J’ai pu respirer, littéralement », se souvient Valentina Richardson Green. Cette fonctionnaire du gouvernement du New Jersey, végétalienne et mère d’un adolescent, a fondé le mouvement Naturally Armed (« Armée, bien sûr ») en 2024, pour « autonomiser les femmes et les encourager à utiliser des armes à feu ».
Ce stage d’autodéfense a lieu à Woodland Park (New Jersey), une ville de classe moyenne en banlieue de New York, où des pavillons en bois blancs ornent des pelouses vertes bordant la zone industrielle. Là se dresse un grand hangar en brique qui vient rompre la relative monotonie du quartier : le club de tir Gun for Hire (« Tueur à gages »).
Si la formation est ouverte à tous·tes, la grande majorité des participant·es sont des femmes noires. Valentina Richardson Green espère contribuer à légitimer l’usage des armes à feu auprès d’elles, en misant sur une représentation plus inclusive. « Dans notre communauté, les armes à feu sont associées aux hommes blancs », affirme-t-elle, avant de s’exclamer : « Je suis l’opposé des stéréotypes ! » Nikiha Stacker, une employée de tribunal arborant un sweat floqué d’une silhouette de femme armée, légendée « Pretty and Loaded » (« Jolie et armée »), confirme : « La représentation, ça compte énormément. C’est comme les petites filles avec les poupées : quand elles voient une poupée qui leur ressemble, elles la veulent, ça les rend heureuses. »
Autodéfense
Depuis 2020, les femmes noires sont devenues une part importante de la clientèle des armureries, selon la sociologue Deirdre Bowen11Deirdre M. Bowen, « Black Women & Gun Ownership in America: An Exploratory Study of Motivations and Strategy », Violence and Gender, mars 2023, non traduit.. Une analyse confirmée par la fondation américaine des sports de tir (un organisme de lobbying pour l’industrie des armes à feu), qui relate que, au cours des six premiers mois de 2021, 87 % des armuriers du pays ont enregistré une augmentation des achats d’armes à feu par des femmes afro-étasuniennes.
« La plupart du temps, dans notre communauté, on nous laisse nous défendre seules, car nous nous occupons généralement de tout et de tout le monde », souligne Valentina Richardson Green, avant d’énoncer son mantra : « Les armes sont le meilleur outil de l’égalité femme-homme ! » Pour l’instructrice, elles sont un symbole d’autonomie. Une notion qu’analyse la féministe afro-étasunienne Roxane Gay dans son essai Stand Your Ground. A Black Feminist Reckoning with America’s Gun Problem (Everand Originals, 2024, non traduit) : « À certains égards, le féminisme et la possession d’armes semblent compatibles, une grande partie du discours féministe étant centrée sur l’émancipation. » Elle rappelle aussi que ce discours d’émancipation féminine est récupéré par les armureries et les lobbyistes, qui exploitent la peur à des fins marketing, sans se soucier des violences systémiques que vivent les femmes noires.
De fait, face à Valentina Richardson Green, les témoignages convergent, mêlant expériences traumatisantes et sentiment d’angoisse : « Je me suis inscrite à l’événement à cause de ma peur des pistolets, commente Lorna2Le prénom a été modifié., tireuse débutante de 66 ans. Parfois, on craint ce qu’on ne comprend pas. Je suis à un âge où je veux travailler sur ces choses-là. »

Une fois les cibles repliées et les armes rangées dans leurs étuis, les participantes rejoignent une petite salle de classe dont la décoration décline une même thématique – drapeau américain, panneaux de sensibilisation aux protocoles de sécurité, Kalachnikov en plastique bleu marine. D’autres tireuses renchérissent, comme Nikiha Stacker : « Moi, c’est pour protéger ma maison, parce que – Dieu nous en préserve – si quelqu’un entre chez moi et que je ne suis pas protégée, je suis comme un lapin qu’on s’apprête à abattre. » La mère de famille de 45 ans hésite quelques instants, puis raconte à l’assemblée avoir perdu l’un de ses fils en 2021, tué par balle alors qu’il avait 22 ans.
Plusieurs participantes, vivant ou ayant vécu dans des quartiers noirs marginalisés, ont été confrontées à ce climat de violence. « Là où j’ai grandi, à Williamsburg [dans le quartier de Brooklyn à New York], la drogue était partout, ce qui poussait certain·es toxicomanes au crime. À 12 ans, je dormais dans le lit de ma grand-mère et une balle perdue m’a traversé la tête. Je n’oublierai jamais cette sensation. J’ai vécu ça très jeune et c’est terrifiant », raconte Agninshalah Collins, une quadragénaire cheffe d’une entreprise de conseil en assurance. « Les balles touchent sans distinction de personne. Je veux éviter de me retrouver dans une position d’impuissance à ne pas pouvoir me défendre », ajoute-t-elle, rappelant que l’usage des armes à feu engendre de nombreuses victimes collatérales, parmi lesquelles des femmes afrodescendantes.
La peur des violences racistes
Mais la violence urbaine n’est pas la seule à laquelle les femmes noires sont confrontées. Depuis l’élection de Donald Trump, en novembre 2024, la peur d’exactions commises par des suprémacistes blancs est devenue l’une de leurs grandes préoccupations : c’est aussi le racisme ambiant qui pousse certaines des participantes à prendre part au stage. Ces dernières années, le souvenir du massacre de l’église noire Mother Emanuel à Charleston en 2015 – neuf personnes, majoritairement des femmes, y ont perdu la vie – a été remplacé par celui de l’attentat contre une épicerie dans un quartier noir de Buffalo dans l’État de New York, survenu en 2022. La tuerie, perpétrée par un suprémaciste blanc, a fait dix mort·es et trois blessé·es.
À ces assassinats à caractère raciste s’ajoute le racisme systémique de la police. La liste des femmes noires victimes de violences policières mortelles est longue, bien que leurs morts ne soient pas toutes aussi médiatisées que celle de George Floyd3Le meurtre de George Floyd, un agent de sécurité afro-étasunien tué par la police en mai 2020 lors de son arrestation à Minneapolis (Minnesota), fut l’élément déclencheur de la massification du mouvement Black Lives Matter, contre les violences policières et le racisme systémique. : Rekia Boyd, en 2012, Miriam Carey, en 2013, Michelle Cusseaux, en 2014, Atatiana Jefferson, en 2019, Breonna Taylor, en 2020… « C’est toujours dans un coin de ma tête, plus que jamais en ce moment », admet Lorna. « C’est dur de penser comme ça, mais, vu la tournure que prennent les choses, avec ce racisme normalisé qui s’affiche ouvertement, si un jour des suprémacistes blancs entraient dans notre quartier, ma maison serait prête », ajoute Nikiha Stacker.
« Il y a quantité de contextes dans le monde où la violence est considérée comme une expression légitime du droit d’exister, sauf quand il s’agit du droit des personnes noires et de celui des femmes. »
Kimberlé Crenshaw, juriste et activiste
C’est pour mettre en lumière les femmes noires tuées par les forces de l’ordre, souvent invisibilisées dans les luttes contre les violences raciales, que la juriste et activiste Kimberlé Crenshaw (qui a théorisé le concept d’intersectionnalité) a lancé la campagne #SayHerName (#DitesSonNom) en 2016. Selon elle, « il y a quantité de contextes dans le monde où la violence est considérée comme une expression légitime du droit d’exister, sauf quand il s’agit du droit des personnes noires et de celui des femmes »
Les femmes noires sont loin d’être les seules à réfléchir en termes d’autodéfense. Ces dernières années, aux États-Unis, nombre de minorités se sont tournées vers des clubs de tirs militants, réservés à des communautés spécifiques : les femmes, les Noirs, les Asiatiques (avec l’Asian Pacific American Gun Owners Association), les LGBTQIA+ (avec les Pink Pistols), les partisans d’une gauche antifasciste (avec le John Brown Gun Club). Mais les femmes noires sont à l’intersection de plusieurs oppressions qui leur laissent peu de marge de manœuvre. C’est ce que souligne Kimberlé Crenshaw dans une interview pour le quotidien britannique The Guardian en 2018 : « Pour les personnes qui se retrouvent à l’intersection de différentes violences qui s’additionnent, les seules options sont la mort ou la légitime défense. » Car, en plus du racisme, les femmes noires étasuniennes sont confrontées aux violences domestiques, autre facteur déclenchant l’achat d’une arme à feu, selon la sociologue Deirdre Bowen.
« Première cause de violence : la pauvreté »
Pourtant, si le pistolet est brandi par les partisan·es des armes à feu comme un moyen d’autodéfense, il cause aussi la mort de nombreuses femmes. « Une arme peut être aussi aliénante qu’émancipatrice », résume Roxane Gay dans son essai. Selon les Centres de contrôle et de prévention des maladies, l’agence fédérale en charge de la santé publique, 157 165 Étasuniennes ont été tuées par une arme à feu entre 1990 et 2021, et parmi elles, chaque mois, près de 70 sont tuées par leur mari avec un pistolet. Une femme noire a quatre fois plus de risques de mourir sous les balles de son partenaire qu’une femme blanche, selon un rapport paru en 2021 du National Violent Death Reporting System, un organisme de statistiques gouvernemental.
« Aucune recherche ne corrobore l’idée selon laquelle la possession d’armes à feu par des femmes améliore leur sécurité, qu’elles soient ou non victimes de violences conjugales », pointe une étude publiée en 2019 par l’ONG Everytown, qui milite pour le contrôle des armes à feu. Un rapport californien, paru dans la revue Annals of Internal Medicine en 2022, avance même que les femmes s’étant procuré un pistolet auraient deux fois plus de risques d’être tuées par balle. Dans le chapitre « Gun Violence » de son essai Hood Feminism4Hood Feminism: Notes from the Women That a Movement Forgot, Viking Press, 2020, non traduit., l’autrice noire Mikki Kendall se confie sur les violences perpétrées par son ex-compagnon : « J’ai eu de la chance, parce que nous étions dans l’Illinois, un État qui restreint la possession d’armes pour toute personne récemment jugée coupable de violences domestiques. Aurait-il été assez en colère pour me tuer si une arme avait été disponible ? Oui. » Interrogée par courriel en mai 2025, la penseuse Roxane Gay estime que « considérer les armes à feu comme un moyen de se protéger est une illusion, une idée à laquelle on s’accroche : celle qu’on pourra se défendre si le pire devait arriver. »
Pour Valentina Richardson Green, au contraire, « la cause première de la violence n’est pas les armes, mais la pauvreté, les inégalités économiques, les problèmes de santé physique, émotionnelle, mentale ». Elle voit les armes à feu comme de simples « outils », qu’une personne mal intentionnée pourrait aisément remplacer par autre chose. « Mon objectif n’est pas de supprimer ces outils, qui devraient être accessibles à tous. Je veux éduquer les gens à leur usage correct, à la sécurité, ainsi qu’à nos droits et responsabilités. Dans un monde parfait, où le mal-logement, la pénurie alimentaire, ou le manque d’éducation n’existeraient pas, on pourrait renoncer aux armes à feu », détaille-t-elle.

Un droit longtemps refusé
L’attachement de Valentina Richardson Green aux armes se comprend mieux lorsqu’on le replace dans son contexte : les Afro-Étasunien·nes ont dû lutter durant des décennies pour obtenir le droit d’en posséder. Comme l’instructrice aime à le rappeler, le deuxième amendement de la Constitution américaine, ratifié en 1791 et garantissant théoriquement à tout·e citoyen·ne le droit de détenir des armes, en interdisait l’accès aux personnes esclavagisées.
Selon l’historienne Carol Anderson dans The Second : Race and Guns in a Fatally Unequal America (Bloomsbury, 2021, non traduit), cet amendement « a été conçu et structuré pour maintenir les Afro-Étasunien·nes dans une position de faiblesse et de vulnérabilité ». Au moment de l’abolition de l’esclavage, en 1865, de nombreuses lois étatiques ont perpétué ces restrictions, criminalisant les tentatives d’autodéfense des Noir·es. Aujourd’hui encore, la communauté afroétasunienne dénonce la discrimination subie dans l’obtention de permis de port d’arme. Selon une étude5Harel Shapira, Katherine Jensen, Ken-Hou Lin, « Trends and Patterns of Concealed Handgun License Applications: A Multistate Analysis », Social Currents, 2018, non traduit. menée par trois sociologues de l’université du Texas en 2017 à partir des données disponibles dans cinq États des États-Unis, les aspirant·es noir·es au permis de port d’arme dissimulée (autorisant une personne à porter une arme à feu non visible) avaient entre trois et cinq fois plus de chances de se le voir refuser que les candidat·es blanc·hes. Par conséquent, l’usage clandestin d’armes à feu a toujours été considéré comme un gage de liberté et de dignité pour les populations afro-étasuniennes. On peut citer le mouvement des Black Panthers, fondé en Californie dans les années 1960, dont les patrouilles armées mixtes suivaient les policiers dans les quartiers noirs pour les surveiller et ainsi limiter les bavures.
Cette mémoire semble s’imprimer jusque sur le tee-shirt de Valentina Richardson Green, floqué de l’amer message « No one is coming to save you » (« Personne ne viendra te sauver »). Il est 20 h 30 et les participantes du stage rejoignent le parking où patiente une poignée de pickups. Valentina Richardson Green traverse l’accueil au lino impeccablement astiqué puis disparaît dans l’obscurité : « Je le dis sans cesse à mon fils : “Peu importe qui croise notre chemin, le but est de rentrer sain et sauf à la maison.” » •


