Artemisia Gentileschi : une postérité revisitée

La violence et l’intensité de ses tableaux ont fait d’Artemisia Gentileschi (1593–1656) une figure artis­tique qui intéresse autant les com­mis­saires d’exposition que les col­lec­tifs fémi­nistes. Rare pein­tresse baroque à être passée à la postérité, elle s’est imposée dans un monde d’hommes. Mais le viol qu’elle a subi jeune fille continue d’éclipser son talent et de brouiller la réception de son œuvre. La jour­na­liste Elisa Perrigueur est partie sur ces traces, à Naples.

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Publié le 27/10/2025

Artemisia Gentileschi, Judith décapitant Holopherne (1612-1617), huile sur toile (158,8 × 125,5 cm). Musée de Capodimonte, Naples, Italie. Crédit : SCALA, Florence, Dist. GrandPalaisRmn / image Scala
Artemisia Gentileschi, Judith déca­pi­tant Holopherne (1612–1617), huile sur toile (158,8 × 125,5 cm). Musée de Capodimonte, Naples, Italie. Crédit : SCALA, Florence, Dist. GrandPalaisRmn / image Scala

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire

Dans une vaste salle du musée de Capodimonte, sur les hauteurs de Naples, la lumière est orientée sur un tableau repré­sen­tant Judith déca­pi­tant Holopherne, un épisode de l’Ancien Testament. Peinte en 1613, l’œuvre montre une jeune servante concen­trée, légè­re­ment dans l’obscurité, qui surplombe Holopherne, allongé et agité.

Elle le maintient fermement, tel un animal. À droite du tableau, se trouve Judith, debout et l’air calme. Située elle aussi en partie dans la pénombre, elle agrippe Holopherne par les cheveux et lui tranche le cou d’un geste assuré. La panique se lit sur le visage de ce dernier. Le sang de sa blessure jaillit sur un matelas blanc.

L’épisode de la déca­pi­ta­tion d’Holopherne par Judith a inspiré de nombreux artistes. La plupart des com­po­si­tions réalisées par des hommes ont dépeint la servante en vieille dame complice de sa maîtresse, mais ne par­ti­ci­pant pas acti­ve­ment au meurtre du per­son­nage biblique, roi d’Assyrie. Celle qui a choisi de faire de cette scène un acte de sororité s’appelle Artemisia Gentileschi. Née à la toute fin du XVIe siècle, elle est une repré­sen­tante émérite de la peinture baroque. Nombre de critiques d’art contem­po­rain ont souligné le réalisme violent de la toile de cette artiste italienne. Pourtant, à la même époque, des hommes, comme l’Espagnol José de Ribera (1591–1652), alors célèbre figure de la peinture napo­li­taine, ont également peint des toiles sombres et crues repré­sen­tant des visages dia­bo­liques et de la chair nue, vieillie, ensan­glan­tée. Si l’on souligne à l’envi la dimension sanglante du tableau d’Artemisia Gentileschi, c’est sans doute parce que celle-ci est une femme, et qu’elle a brisé les codes auxquels devaient se plier les femmes peintres à cette époque : on attendait d’elles des natures mortes ou des scènes de vie domestique.

Artemisia Gentileschi, Autoportrait en allégorie de la peinture (La Pittura) (1638–1639), huile sur toile (96,5 × 73,7 cm).
Royal Collection Trust, château de Windsor, Londres, Royaume-Uni.
Crédit : ROYAL COLLECTION TRUST / © HIS MAJESTY KING CHARLES III, 2025 / BRIDGEMAN IMAGES

Une maîtrise parfaite du clair-obscur

Je suis restée figée en contem­plant Judith déca­pi­tant Holopherne. Je me suis perdue dans ses tons sombres, ses visages expres­sifs, ses beaux drapés. Je suis jour­na­liste et peintre, et le procédé intime de la confec­tion d’une œuvre me fascine. J’ai tenté d’imaginer la façon dont Artemisia Gentileschi avait cheminé dans la réa­li­sa­tion de ce tableau : combien de temps ce travail colossal lui a‑t-il pris ? De quoi cette artiste s’est-elle nourrie à une époque où le voyage, source d’inspiration, était limité par les contraintes des dépla­ce­ments ? Je suis à la fois impres­sion­née par la technique de la peinture à l’huile – pratique physique, épuisante, enivrante, qui nécessite des années, parfois une vie entière, pour être tota­le­ment maîtrisée – et captivée par les créateur·ices qui par­viennent à faire jaillir sur leurs toiles leurs sen­ti­ments les plus profonds. L’œuvre d’Artemisia Gentileschi se veut le reflet de la violence du monde qui l’entoure. Sous son pinceau, le clair-obscur – procédé typique de la peinture à l’huile, qui rend la com­plé­men­ta­ri­té de l’obscurité et de la lumière plus per­cep­tible que jamais – est maîtrisé à la per­fec­tion. Artemisia Gentileschi s’inspire du cara­va­gisme, courant pictural populaire de son époque, mettant justement en avant les dualités de lumière et d’ombre. Il doit son nom à Michelangelo Merisi da Caravaggio (1571–1610), l’un des peintres les plus célèbres de son siècle, et proche du père d’Artemisia Gentileschi, peintre lui aussi.

Artemisia Gentileschi, Madeleine pénitente (1640), huile sur toile (108 × 78,5 cm). Collection Sursock, Beyrouth, Liban.
Crédit : PHOTO12 / ALAMY / ICP, INCAMERASTOCK

Pour esquisser la vie de cette artiste morte il y a presque quatre siècles, je dois me fier aux seuls documents existants : la soixan­taine de tableaux exper­ti­sés aux mains de musées ou collectionneur·euses privé·es, leur signature et date, ses lettres. Il me parais­sait aussi important de partir sur les traces des lieux qui l’ont inspirée… Naples abrite plusieurs de ses célèbres toiles, des scènes bibliques ou mytho­lo­giques, ainsi que des portraits de nobles exposés dans les musées. Au monastère de Santa Chiara, derrière les colonnes recou­vertes de faïence entre les orangers, je tombe sur la Madeleine pénitente, présente à Naples à l’occasion de l’exposition « Artemisia Gentileschi, un grande ritorno a Napoli dopo 400 anni ». C’est l’un de ses chefs‑d’œuvre.

La pein­tresse est arrivée en 1630 dans cette ville prospère de Campanie, alors sous domi­na­tion espagnole. Elle y a vécu la majeure partie de son existence jusqu’à sa mort. Sur la place Caritas, où se trouvait pro­ba­ble­ment son atelier, four­millaient les garzoni, ces apprentis qui œuvrent dans les ateliers, dont le sien. À cette époque, outre la ou le signa­taire de la toile, plusieurs artistes par­ti­ci­paient à l’élaboration d’un tableau, même si, selon la logique idéalisée du génie, la mythi­fi­ca­tion d’un·e auteur·ice unique a tendance à primer dans les récits.

Le Vésuve surplombe la baie de Naples. Les éruptions passées du volcan ont terrorisé les habitant·es, comme en 1631, un an après l’arrivée d’Artemisia Gentileschi. Il donne un caractère par­ti­cu­lier à la ville qui compte aujourd’hui 900 000 habitant·es : face à ce danger qui la menace, elle dégage comme un sentiment d’empressement. Naples est assu­ré­ment une ville de contrastes. Ce sont peut-être toutes ces dualités, les ténèbres et les lumières, le moderne et l’antique, l’étrange tour­billon de la vie et de la mort qui ont attiré les « cara­va­gistes ». Ce n’est toutefois pas ici qu’Artemisia Gentileschi a fait ses premières armes, mais à Rome, où elle naît en 1593.

Élevée dans un univers masculin après avoir perdu sa mère à 12 ans, elle grandit dans la Ville éternelle avec ses trois frères et son père, le Toscan Orazio Gentileschi. Il la cloître dans son atelier imprégné de téré­ben­thine en la faisant poser pour lui. La jeune Artemisia Gentileschi connaît la peinture avant d’apprendre à lire et écrire : elle en fait son langage.

Artemisia Gentileschi, Suzanne et les Vieillards (1610), huile sur toile (170 × 119 cm).
Collection du comte de Schönborn, château de Weissenstein, Pommersfelden, Allemagne.
Crédit : AKG-images

Dans ses premières toiles, on peut déjà observer l’une des constantes de son œuvre : des com­po­si­tions dans les­quelles les femmes occupent une place centrale. En 1610, elle peint l’un de ses premiers tableaux, une repré­sen­ta­tion de la parabole biblique de Suzanne et les vieillards. Ce passage de l’Ancien Testament, dont elle tirera plusieurs tableaux au fil de sa vie, conte l’histoire de Suzanne, espionnée dans son bain par deux vieillards qui, après qu’elle refuse leurs avances, l’accusent d’adultère et la font condamner à mort. Elle sera sauvée par le prophète Daniel. Jusque-là, dans les repré­sen­ta­tions de cet épisode, Suzanne était mise en scène par les peintres masculins dans une pose sensuelle, vul­né­rable ou l’air intimidé face aux deux vieillards qui la harcèlent. Artemisia Gentileschi pousse son tableau dans une autre direction : sous son pinceau, « Suzanne ne se laisse pas faire. Elle ne cache pas ses formes, analyse Patrizia Cavazzini, cher­cheuse associée à la British School de Rome. Car Artemisia Gentileschi avait l’avantage de pouvoir s’inspirer de son propre corps, alors qu’il était interdit aux hommes de faire poser une femme nue ».

Un corps violenté

Artemisia Gentileschi est formée à la peinture par son père, un homme obsédé par la question de l’honneur. La relation qui les lie influence sa tra­jec­toire. Orazio Gentileschi voit dans le talent précoce de sa fille l’opportunité de faire rayonner son patronyme. Il décide de confier l’éducation artis­tique d’Artemisia à son ami, le peintre Agostino Tassi. Celui-ci viole la jeune pein­tresse, alors âgée de 17 ans. Il promet de l’épouser, comme le veulent les codes de l’époque, afin que la répu­ta­tion de celle-ci soit sauve. Mais Tassi ne tient pas sa parole. Humilié par ce désen­ga­ge­ment, Orazio Gentileschi décide de porter plainte auprès du tribunal papal pour le viol subi par sa fille, en expli­quant que c’est lui qui a été victime de ce qu’il appelle un « assas­si­nat ». Le crime est qualifié de stupro qua­li­fi­ca­to, soit la déflo­ra­tion avec violence, aggravé d’une promesse de mariage non tenue. Le procès affecte pro­fon­dé­ment Artemisia Gentileschi, d’autant qu’il défraie la chronique, car il inclut des puissants de l’époque : le peintre Tassi est un intime du mécène Scipione Borghese, lui-même proche du pape.

Au cours de l’instruction, qui se tient de mars à novembre 1612, Artemisia Gentileschi doit prouver son innocence. Outre un examen gyné­co­lo­gique, il lui faut subir une séance de torture, celle-ci étant, selon les religieux de l’époque, révé­la­trice de la vérité. Ses mains de peintre sont soumises aux sibilli, supplice consis­tant à passer une corde entre les doigts et à serrer au risque de briser les os. Elle ne flanche pas et répète les faits : Agostino Tassi l’a violée. Ce dernier est fina­le­ment condamné à cinq ans d’exil hors des États pon­ti­fi­caux – peine qu’il n’aurait jamais exécutée, puisqu’il n’a pro­ba­ble­ment pas quitté Rome. La condamnée, en réalité, c’est elle. Un mariage avec Pietro Antonio Stiattesi, un peintre modeste, est arrangé par son père, toujours soucieux de sa répu­ta­tion. L’union permet à Artemisia Gentileschi de reprendre la peinture. Humiliée à Rome, elle choisit de s’exiler à Florence vers 1614. Elle y aura quatre enfants, dont trois morts en bas âge, même si peu de bio­gra­phies de la pein­tresse men­tionnent ces pertes tragiques, à une époque où la mortalité infantile est élevée. Aujourd’hui encore, on en sait très peu sur son troisième enfant, le seul à avoir survécu : nommée Prudenzia, elle est également devenue peintresse.

En 1616, Artemisia Gentileschi entre à l’Académie des arts du dessin de Florence1L’Accademia delli Arti del Disegno, créée en 1563, est la première académie de dessin en Europe, et Artemisia Gentileschi est la première femme à y être intégrée. : c’est son sésame pour la liberté. Le prestige de l’école lui permet de voyager – qui plus est sans son mari – et de faire des affaires. Elle se déplace, toujours en quête de commandes, à Venise, Bologne et Naples. Forte per­son­na­li­té, dotée d’une véritable capacité à se consti­tuer un réseau, douée pour le négoce – même si elle est constam­ment endettée, Pietro Antonio Stiattesi ayant la répu­ta­tion d’être plus dépensier que ne le per­mettent les rentrées finan­cières aléa­toires du couple –, Artemisia Gentileschi réussit à contour­ner la règle de l’époque, qui impose à toute femme la tutelle d’un homme.

Au XVIIe siècle, les femmes n’évoluent dans la peinture qu’en tant qu’objets, très rarement en tant que créa­trices. Les hommes qui dominent les sphères de pouvoir excluent les femmes et invi­si­bi­lisent les rares qui y accèdent. Elles sont les modèles des artistes, les amantes, les pros­ti­tuées des « génies ». « [Les femmes] ont longtemps été privées d’accès aux for­ma­tions à l’art, aux ateliers, aux beaux-arts, etc. La formation familiale – auprès du père majo­ri­tai­re­ment – a souvent été le com­men­ce­ment. L’histoire des artistes femmes est avant tout une histoire “rela­tion­nelle”, explique Charlotte Foucher Zarmanian, docteure en histoire de l’art. C’est plutôt comme femme de, fille de, mère de, élève de, etc., qu’elles sont entrées dans les récits his­to­riques. En Italie, on ne parlait pas d’artistes mais de virtuoso, virtuosa, un terme qui fait référence à ce qui est masculin » puisqu’il dérive de vir, « homme » en latin.

Artemisia Gentileschi, Danaé (aux alentours de 1612), huile sur cuivre (41,3 × 52,7 cm).
Collection du Musée d’art de Saint Louis, Missouri, États-Unis.
Crédit : COLLECTION OF SAINT LOUIS ART MUSEUM

Malgré la fermeture de ce milieu aux femmes, Artemisia Gentileschi se montre déter­mi­née à s’y imposer, pro­ba­ble­ment motivée par les pers­pec­tives d’autonomie ainsi offertes. Même si à l’époque, être peintre, c’est être au service des puissant·es : ce sont elles et eux qui com­mandent des toiles dépei­gnant des scènes de la Bible, des portraits élogieux ou des paysages. Ce sont elles et eux, aussi, qui protègent les artistes. Dans cet univers très concur­ren­tiel, ces dernier·es entre­tiennent des relations de com­pli­ci­té autant que de jalousie et de com­pé­ti­tion. Elles et ils se tra­hissent, s’empoisonnent, s’entretuent dans les ateliers, les tavernes ou les bordels. Il faut coûte que coûte séduire les com­man­di­taires. Dans cette Italie de la Contre-Réforme2Face à la popu­la­ri­té gran­dis­sante du pro­tes­tan­tisme au XVIe siècle en Europe, l’Église catho­lique réagit en lançant la Contre-Réforme, un mouvement de réaf­fir­ma­tion de son dogme et de sa puissance (qui passe notamment par de nom­breuses commandes archi­tec­tu­rales et artis­tiques)., l’Église cherche à rayonner, en louant à prix fort ces mains d’or. Artemisia Gentileschi aura du mal à convaincre les religieux, qui lui préfèrent les hommes. Mais elle parvient à avoir pour client·es des rois, reines, duchesses, ducs et autres mécènes : à Florence, par exemple, la grande-duchesse Christine de Lorraine, épouse du grand-duc de Toscane Ferdinand Ier de Médicis, apprécie beaucoup ses toiles.

Les pièges de la postérité

Emportée par une épidémie de peste aux alentours de 1656, Artemisia Gentileschi tombe dans l’oubli, comme d’autres cara­va­gistes. Ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que plusieurs ouvrages, signés de femmes, remettent en lumière son parcours. Un siècle plus tard, l’exposition iti­né­rante inter­na­tio­nale « Women Artists 1550–1950 », montée par les his­to­riennes de l’art Ann Sutherland Harris et Linda Nochlin aux États-Unis en 1976, marque le début d’une émergence publique de la thé­ma­tique des femmes artistes. Aujourd’hui, « il y a un phénomène d’hypervisibilisation des femmes dans l’art, beaucoup d’expositions sur les artistes femmes, mais parfois par oppor­tu­nisme, estime Charlotte Foucher Zarmanian. Deux registres sont souvent mis en œuvre pour parler d’elles : soit la vic­ti­mi­sa­tion (“Oh, la pauvre, comme elle a dû se battre pour y arriver !”), soit l’héroïsme, ce qui leur donne un caractère excep­tion­nel. On va aussi souvent les appeler par leur prénom (et non leur nom) ». Après des siècles d’oubli, Artemisia Gentileschi est aujourd’hui l’une des rares pein­tresses à béné­fi­cier d’une média­ti­sa­tion impor­tante, à la hauteur de certains de ses contem­po­rains masculins. Non sans être exposée aux écueils soulignés par Charlotte Foucher Zarmanian.

Certain·es curateur·ices font d’elle une légende, dont le trait artis­tique serait indis­so­ciable de son viol. L’importance de cet épisode doit toutefois être ques­tion­née. Certaines inter­pré­ta­tions le tirent vers la métaphore : les traits d’Holopherne décapité seraient ceux d’Agostino Tassi, et Judith une image d’Artemisia. Cela n’a pas été démontré, mais le récit est attrayant. Parallèlement, la violence subie par Gentileschi sert souvent de motif expli­ca­tif aux aspects sanglants de son art. Il s’agit là d’une analyse à double tranchant : le viol tend à enfermer la peinture d’Artemisia Gentileschi dans une unique grille inter­pré­ta­tive. « Il est évident que cet épisode dra­ma­tique (com­pre­nant le viol, le procès, la torture) n’a pu que marquer pro­fon­dé­ment sa jeunesse, sa vie, et donc sa per­son­na­li­té et son art. Cela dit, il est hypo­thé­tique de “quan­ti­fier” cet effet. Bien des artistes du mouvement cara­va­gesque […] ont peint des scènes extrê­me­ment violentes », estime Pierre Curie, conser­va­teur au musée Jacquemart-André, qui a abrité au printemps 2025 l’exposition « Artemisia, héroïne de l’art ».

La prise en compte des violences subies par la pein­tresse ques­tionne également les fémi­nistes, comme celles du collectif italien Bruciamo Tutto (Brûlons tout) : en 2024, ce groupe s’est insurgé contre les choix faits pour l’exposition Artemisia Gentileschi. Courage et passion proposée au Palazzo Ducale (palais des Doges) de Gênes. Elles ont recouvert de tissu noir trois tableaux d’Agostino Tassi, installés aux côtés des œuvres d’Artemisia Gentileschi dans un narratif plaçant les œuvres de la victime à côté de celles de son agresseur. Les mili­tantes de Bruciamo Tutto ont aussi critiqué la mise en scène voyeu­riste conçue par le com­mis­saire Constantino D’Orazio : une chambre obscure avec un lit, un fond sonore fait de phrases pro­non­cées par Gentileschi lors de son procès et repris de manière théâtrale par une voix féminine. Des uni­ver­si­taires et l’association féministe Non una di meno (Pas une de moins) ont appelé dans une lettre ouverte à la fermeture de ce que les signa­taires appellent la « salle du viol » et au « retrait de la librairie du Palazzo de gadgets contenant des citations du violeur Agostino Tassi, à l’instar de “J’étais un ministre de mon mal” ». Le musée s’est alors défendu de tout sensationnalisme.

Le 29 mars 2024, au Palais ducal de Gênes, des membres du mouvement trans­fé­mi­niste Bruciamo Tutto (Brûlons tout) recouvrent les peintures d’Agostino Tassi dans une salle de l’exposition consacrée à Artemisia Gentileschi
pour dénoncer la présence d’œuvres de l’homme qui l’a violée à côté des siennes.
Crédit : MARGHERITA DAMETTI

Ce qui se rejoue en creux à travers une telle affaire, c’est le débat sur la place des éléments bio­gra­phiques dans la construc­tion d’une œuvre. Victime d’un viol, puis d’un procès d’une immense violence, Artemisia Gentileschi a déployé, dans un milieu très concur­ren­tiel, le talent et l’entregent néces­saires pour que la peinture lui assure une autonomie finan­cière ; elle possédait en plus la sin­gu­la­ri­té artis­tique qu’il faut pour accéder à la postérité. Et c’est sans doute dans ce mélange indé­mê­lable de clairs et d’obscurs qu’il faut concevoir la com­plexi­té d’un tel parcours.

Artemisia Gentileschi en quelques dates 

8 juillet 1593

Naissance à Rome

1610 

Réalisation de son premier tableau Suzanne et les vieillards

1611 

Violée par le peintre Agostino Tassi

1612 

Mariage avec Pietro Antonio Stiattesi

1612–1613  

Réalisation du tableau Judith déca­pi­tant Holopherne

1614 

Installation à Florence

1630 

Installation à Naples

1640 

Réalisation de son troisième tableau Madeleine pénitente

1656

Décès d’Artemisia Gentileschi, pro­ba­ble­ment de la peste

  • 1
    L’Accademia delli Arti del Disegno, créée en 1563, est la première académie de dessin en Europe, et Artemisia Gentileschi est la première femme à y être intégrée.
  • 2
    Face à la popu­la­ri­té gran­dis­sante du pro­tes­tan­tisme au XVIe siècle en Europe, l’Église catho­lique réagit en lançant la Contre-Réforme, un mouvement de réaf­fir­ma­tion de son dogme et de sa puissance (qui passe notamment par de nom­breuses commandes archi­tec­tu­rales et artistiques).

Soigner dans un monde qui va mal

Retrouvez cet article dans la revue La Déferlante n°20 Soigner, parue en novembre 2025. Consultez le sommaire