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« L’agresseur ne sonne pas, il a la clé »

Chaque année, env­i­ron 213 000 femmes sont vic­times de vio­lences de la part de leur con­joint ou ex. La sen­tence « L’agresseur ne sonne pas, il a la clé » le résume par­faite­ment : l’endroit le plus dan­gereux pour une femme est celui où elle habite.
Publié le 28/07/2023

Modifié le 16/01/2025

Illustration de PALM pour La Déferlante 11 - Histoire d'un slogan : « L’agresseur ne sonne pas, il a la clé »
Priscil­la, alias PALM illus­tra­tions, est illus­tra­trice indépen­dante. Armée de son sec­ond degré bien acide, elle tient une page Insta­gram où elle s’amuse à illus­tr­er des expres­sions français­es.

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°11 Habiter, en août 2023. Con­sul­tez le som­maire

Les slo­gans fémin­istes sont tan­tôt des reven­di­ca­tions, tan­tôt des pirou­ettes. Ce peu­vent être des prénoms, des âges, des dates. Ou bien des chiffres, des apos­tro­phes, des aver­tisse­ments.

Les plus désta­bil­isants sont ceux qui pren­nent la forme d’un con­stat ou plutôt, comme ici, d’un rap­pel : « L’agresseur ne sonne pas, il a la clé ». Celui-là, nous ne l’avons pas décou­vert en man­i­fes­ta­tion, bran­di sur une pan­car­te, mais en pho­to sur Inter­net, peint au pochoir sur le mur d’une ville anonyme. « Un slo­gan, c’est un acte effi­cace, décrypte Béa­trice Fraenkel, anthro­po­logue de l’écriture et co­autrice de l’ouvrage col­lec­tif 40 ans de slo­gans fémin­istes 1970/2020 (Édi­tions iXe, 2011). Mais à par­tir du moment où cela devient un énon­cé écrit, à la for­mule s’ajoute la force qui se dégage de l’inscription. » Si les luttes fémin­istes ont depuis longtemps investi les murs des villes pour faire pass­er leurs mes­sages (graf­fi­tis, col­lages, pochoirs, affich­es), ceux-ci sont désor­mais fixés pour l’éternité grâce aux nou­velles tech­nolo­gies, même après net­toy­age : « Ce qui est nou­veau par rap­port aux années 1970, rich­es en slo­gans et en graf­fi­tis, c’est qu’aujourd’hui, dès qu’il y a une lutte, il y a tout de suite une cam­pagne de pho­tos et d’enregistrements. »

« L’agresseur ne sonne pas, il a la clé ». Le pochoir nous colle aux basques. On y repense sou­vent depuis qu’on l’a vu. On en par­le autour de nous. Qu’a‑t-il de si par­ti­c­uli­er ? Comme bien d’autres slo­gans, impos­si­ble d’en déter­min­er l’origine. Béa­trice Fraenkel voit dans la for­mule une « petite énigme à résoudre » qui fait son intérêt et son orig­i­nal­ité : « On ne com­prend pas tout de suite qu’il dénonce les vio­lences con­ju­gales, cela demande quelques sec­on­des de réflex­ion. C’est rare, les slo­gans à deux temps ; d’habitude, ça per­cute immé­di­ate­ment, c’est effi­cace. Celui-là est étrange, mais accrocheur ! »

Les dangers du foyer

L’expression est d’autant plus glaçante qu’elle énonce une vérité qui dérange. Les chiffres sont têtus : selon l’Office des Nations unies con­tre les drogues et le crime, sur les 87 000 femmes tuées en 2017 dans le monde, 30 000 l’ont été par leur actuel ou précé­dent parte­naire. En France, selon le min­istère de l’Intérieur, 213 000 femmes chaque année sont vic­times de la vio­lence de leur con­joint ou ex ; en 2021, 82 % des morts vio­lentes au sein du cou­ple con­cer­naient des femmes, dont 35 % étaient déjà vic­times de vio­lences de la part de leur com­pagnon. Selon l’enquête « Virage » de l’Institut nation­al d’études démo­graphiques, en 2016, 47 % des vio­lences sex­uelles ont été com­mis­es par un com­pagnon ou ex-com­pagnon. C’est indis­cutable : l’endroit le plus dan­gereux pour une femme est celui où elle habite.


« L’agresseur ne sonne pas, il a la clé » : le con­stat est insouten­able, car il heurte un stéréo­type puis­sant, ancré dans l’imaginaire col­lec­tif, entretenu par les médias et la pop cul­ture, celui de l’agresseur sur­gis­sant de nulle part.


Plus qu’un rap­pel des faits, ce « slo­gan » est révéla­teur d’un sys­tème sécu­laire qui impose et nat­u­ralise l’ordre patri­ar­cal : impunité et toute-puis­sance pour les hommes, inféri­or­ité et assu­jet­tisse­ment pour les femmes. De la Genèse (« Tes désirs se porteront vers ton mari, mais il domin­era sur toi ») au droit cou­tu­mi­er du Moyen Âge, la loi con­sacre ce « droit de cor­rec­tion ». Au xiie siè­cle, les lois anglo-nor­man­des enjoignaient à l’époux de « châti­er » sa femme. Un ouvrage de droit français du xii­ie siè­cle, les Cou­tumes de Beau­vai­sis, édicte que « les hommes peu­vent être excusés de mau­vais traite­ments envers leurs femmes, sans que la jus­tice ait le droit de s’en mêler ». En 1804, Napoléon entérine, avec l’article 213 du Code civ­il, l’incapacité juridique des femmes, con­sid­érées comme mineures et placées, à l’instar des enfants, sous l’autorité du con­joint : « Le mari doit pro­tec­tion à sa femme, la femme, obéis­sance au mari. » Six ans plus tard, le Code pénal juge le meurtre d’une femme par son con­joint « excus­able », s’il est com­mis lors d’un fla­grant délit d’adultère au domi­cile con­ju­gal.

Le car­ac­tère pré­ten­du­ment privé des vio­lences domes­tiques explique aus­si pourquoi la jus­tice, qui con­damnait pour­tant ces affaires au civ­il, rechig­nait à les traiter au pénal : « À par­tir du xixe siè­cle, au moment où on cod­i­fie le droit et la société, on dis­tingue ce qui relève du civ­il de ce qui relève du pénal. Or, on estime que ce qui relève de la famille, y com­pris les vio­lences et sévices, doit relever du civ­il. On ren­voy­ait donc au civ­il les femmes se plaig­nant d’un mari vio­lent, pour qu’elles deman­dent le divorce », explique Vic­to­ria Van­neau, his­to­ri­enne du droit et autrice de La Paix des ménages. His­toire des vio­lences con­ju­gales, xixe-xxie siè­cles (Anamosa, 2016). Un tour­nant a lieu en 1825, quand la Cour de cas­sa­tion rend l’arrêt Bois­bœuf, qui juge que les arti­cles du Code pénal sont applic­a­bles entre époux et épous­es, et, plus pré­cisé­ment, que l’épouse a le droit de s’en revendi­quer : « Cet arrêt mar­que l’invention juridique des vio­lences con­ju­gales. Ça devient, au niveau du pénal, une juste cause qu’il est néces­saire de con­sid­ér­er : pro­téger les con­jointes vic­times des coups. Mais on ne par­le pas encore de “vio­lences con­ju­gales”, plutôt de mal­traite­ments. Ça n’avait pas de valeur juridique ou sociale : c’était du fait-divers. »

Tout un système à reconfigurer

À la fin du xixe siè­cle, les fémin­istes de la pre­mière vague, qui se bat­tent pour l’égalité des droits et la réforme du Code civ­il, « évo­quent déjà la tyran­nie con­ju­gale et la bru­tal­ité des hommes, mais ces vio­lences ne sont pas con­sti­tuées en objet poli­tique à part entière », rap­pelle Pauline Delage, autrice de Vio­lences con­ju­gales. Du com­bat fémin­iste à la cause publique (Press­es de Sci­ences Po, 2017). Un siè­cle plus tard, leurs héri­tières des années 1970 brisent le tabou et dénon­cent la tolérance vis-à-vis des vio­lences faites aux femmes, dont l’ampleur émerge grâce à des espaces mil­i­tants par­ti­c­uliers, « des groupes de con­science non mixtes, où les femmes se con­fient sur leurs rela­tions intimes », explique la soci­o­logue. Grâce aus­si à des textes, comme le reten­tis­sant Crie moins fort, les voisins vont t’entendre, de l’écrivaine bri­tan­nique Erin Pizzey, paru en 1974 et traduit en 1975 par les édi­tions des femmes. C’est l’analyse sys­témique et la décon­struc­tion des rap­ports soci­aux femmes-hommes qui incite les mou­ve­ments fémin­istes, notam­ment le Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes (MLF), à dénon­cer les modal­ités de la dom­i­na­tion mas­cu­line dans la sphère domes­tique. « Le privé est poli­tique », scan­dent-elles. « Ce slo­gan, qui incar­ne ces mobil­i­sa­tions, per­me­t­tait de repenser la façon dont les iné­gal­ités au sein du foy­er ne rel­e­vaient pas sim­ple­ment du privé, mais pou­vaient s’inscrire dans des logiques poli­tiques et reflé­taient des rap­ports de dom­i­na­tion », explique Pauline Delage.

Dès ces années-là, des vic­times témoignent à la télé, des fig­ures médi­a­tiques, dont Simone de Beau­voir, sou­ti­en­nent les mobil­i­sa­tions dans la presse, des man­i­fes­ta­tions et des débats sont organ­isés, des asso­ci­a­tions spé­cial­isées se con­stituent, les pre­miers cen­tres d’accueil ou d’hébergement ouvrent leurs portes… Mais l’État tarde à insti­tu­tion­nalis­er la ques­tion, estime Pauline Delage : « Il faut atten­dre la fin des années 1980 pour voir appa­raître la pre­mière cam­pagne nationale con­tre les vio­lences, avec l’expérimentation d’une ligne d’écoute nationale – qui don­nera nais­sance au 3919. Puis, dans les années 2000, les poli­tiques publiques se dévelop­pent, avec la pro­mul­ga­tion de lois spé­ci­fiques et de plans tri­en­naux qui visent la pro­tec­tion des vic­times, la préven­tion des vio­lences et la sanc­tion des auteur·ices. »

C’est tout un sys­tème qu’il faut recon­fig­ur­er : poli­tique, polici­er, juridique, économique. Car si l’agresseur a la clé, il a aus­si son nom sur le bail et accès au compte en banque. Le rap­port 2023 de la Fon­da­tion Abbé-Pierre, envis­agé « au prisme du genre », con­firme que les femmes sont plus exposées au mal-loge­ment que les hommes, du fait des iné­gal­ités de pat­ri­moine ou d’accès à la pro­priété, ain­si que des vio­lences con­ju­gales, qui « con­stituent un fac­teur par­ti­c­ulière­ment aigu », car « elles entraî­nent bien sou­vent la perte du loge­ment pour la vic­time ». Alors que le rel­o­ge­ment peut sign­er l’arrêt des vio­lences con­ju­gales et intrafa­mil­iales, « près de 40 % des femmes vic­times de vio­lences en demande d’hébergement seraient sans solu­tion ».

« L’agresseur ne sonne pas, il a la clé » : le con­stat est insouten­able, car il heurte un stéréo­type puis­sant, ancré dans l’imaginaire col­lec­tif, entretenu par les médias et la pop cul­ture, celui de l’agresseur sur­gis­sant de nulle part. C’est l’inconnu qui vio­le les femmes dans les séries, qui les tue dans les télé­films, celui qu’elles craig­nent en ren­trant chez elles tard le soir, qui n’a ni prénom ni vis­age et qui ne les attend pas sur le canapé du salon. Cette maxime rap­pelle que, pour les femmes, l’insécurité ne s’arrête pas une fois le pail­las­son franchi. Que le foy­er n’est pas pro­tecteur : c’est le lieu priv­ilégié de la ter­reur. C’est dans l’espace domes­tique, à l’abri des regards, que s’exerce en pre­mier lieu la vio­lence des hommes.

Une aide uni­verselle d’urgence pour fuir les vio­lences con­ju­gales

Le 28 févri­er 2023 a été pro­mul­guée en France la loi instau­rant une « aide uni­verselle d’urgence » pour per­me­t­tre aux vic­times de vio­lences con­ju­gales de quit­ter rapi­de­ment le foy­er et de se met­tre à l’abri. Le dis­posi­tif s’inspire d’une expéri­men­ta­tion menée à la fin de 2022 à Valen­ci­ennes (Nord), per­me­t­tant de déblo­quer un « RSA d’urgence » ain­si qu’un accom­pa­g­ne­ment per­son­nal­isé (aide juridique ou psy­chologique, accès au loge­ment) pour soutenir les vic­times.

Applic­a­ble d’ici à la fin de 2023 « max­i­mum », cette aide se présen­tera sous la forme d’un don ou d’un prêt sans intérêts, octroyé lorsque les vio­lences (par con­joint, con­cu­bin ou parte­naire pac­sé) seront « attestées par le béné­fice d’une ordon­nance de pro­tec­tion délivrée par le juge aux affaires famil­iales […], par un dépôt de plainte ou par un sig­nale­ment adressé au pro­cureur de la République ». La demande, effec­tuée lors du dépôt de plainte ou du sig­nale­ment, sera trans­mise à la caisse d’allocations famil­iales ou à la caisse de Mutu­al­ité sociale agri­cole. Elle sera ver­sée dans les trois à cinq jours ouvrés, et son mon­tant, con­di­tion­né à la « sit­u­a­tion finan­cière et sociale » de la vic­time, ain­si qu’à la « présence d’enfants à charge ». Dans le cas d’un prêt, son rem­bourse­ment par la vic­time pour­ra faire l’objet de « remis­es ou de réduc­tions » ou bien être à la charge de l’auteur des vio­lences, « sans que ce rem­bourse­ment puisse excéder 5 000 euros ».


Mem­bre du comité édi­to­r­i­al de La Défer­lante, Nora Bouaz­zouni est jour­nal­iste, spé­cial­isée en cul­ture et ali­men­ta­tion. Elle est égale­ment tra­duc­trice et autrice. Son prochain livre, Mangez les rich­es ! La lutte des class­es passe par l’assiette, paraî­tra en octo­bre 2023 aux édi­tions Nourit­ur­fu.

Nora Bouazzouni

Journaliste indépendante, écrivaine et traductrice, elle écrit sur les questions d’alimentation, le genre et la pop culture. Elle est membre du comité éditorial de La Déferlante. Voir tous ses articles

Habiter : Brisons les murs

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