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« Les lotissements favorisent peu la sociabilité féminine » 

Quit­ter les grands ensem­bles pour devenir pro­prié­taire d’une mai­son indi­vidu­elle est devenu un sym­bole de réus­site sociale. Mais ce « rêve » isole les femmes, les prive de leurs réseaux d’entraide et du sou­tien insti­tu­tion­nel. Entre­tien avec la soci­o­logue Anne Lam­bert.
Publié le 26/07/2023

Modifié le 16/01/2025

Des garages de la série « Typologies » du photographe Bruno Fontana.
Des garages de la série « Typolo­gies » du pho­tographe Bruno Fontana.

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°11 Habiter, parue en août 2023. Con­sul­tez le som­maire.

Anne Lam­bert est soci­o­logue, autrice de « Tous pro­prié­taires ! L’envers du décor pavil­lon­naire » (2015, Seuil) et chercheuse à l’Institut nation­al d’études démo­graphiques. De 2008 à 2012, elle a enquêté auprès d’une quar­an­taine de familles d’un nou­veau lotisse­ment, qu’elle renomme « les Blessays », à 35 kilo­mètres de Lyon, dans le nord de l’Isère. Toutes les familles sont com­posées de cou­ples hétéro­sex­uels (à l’exception d’une famille mono­parentale) appar­tenant à la classe ouvrière ou à la petite classe moyenne, qui se sont endet­tés pour acquérir un pavil­lon.

La moitié habitait aupar­a­vant en cité HLM, d’autres étaient locataires du parc privé, quelques ménages seule­ment étaient déjà pro­prié­taires, mais presque tous vivaient en immeu­ble col­lec­tif.

Le tra­vail de cette soci­o­logue ques­tionne le mythe de la mai­son indi­vidu­elle péri­ur­baine. Car si le pavil­lon vend du rêve sur le papi­er – fan­tasme de moder­nité, de con­fort, d’une vie cen­trée sur la famille nucléaire –, les désil­lu­sions sont nom­breuses : endet­te­ment, éloigne­ment des ser­vices publics, isole­ment, perte d’autonomie et d’emploi des femmes. Des dif­fi­cultés aux­quelles se gref­fent des bar­rières sociales et raciales, des « micro-ségré­ga­tions » qui freinent la mise en place de formes de sol­i­dar­ité.

Com­ment, selon ce que vous avez pu observ­er dans votre enquête, les femmes vivent-elles le démé­nage­ment depuis un immeu­ble vers le pavil­lon péri­ur­bain ?

Jamais, dans les dis­cours des femmes que j’ai ren­con­trées, je n’ai retrou­vé ce rêve d’une mai­son à soi, en rase cam­pagne. Quand j’ai com­mencé à enquêter aux Blessays en 2008, les pavil­lons n’étaient même pas sor­tis de terre, c’était encore des dalles de béton et des champs en travaux. J’ai tout de suite été très frap­pée par une forme d’apathie, de tristesse, voire de souf­france, qui sai­sis­sait une par­tie des employées et des ouvrières que j’ai ren­con­trées. On attend d’elles qu’elles pren­nent en charge la déco­ra­tion intérieure avec ent­hou­si­asme, qu’elles don­nent vie à ces maisons. Mais ces tâch­es matérielles les dépri­ment, d’autant qu’elles doivent com­pos­er avec des ressources finan­cières lim­itées. Reven­dre un canapé sur Lebon­coin pour en acheter un autre ne pro­cure pas le même plaisir que faire les mag­a­sins entre copines.

Ces femmes tra­versent aus­si une phase de déprime liée à leur nou­veau mode de vie : dépos­er les enfants à l’école en voiture, ren­tr­er vite au lotisse­ment, qui est vide toute la journée… Le démé­nage­ment en pavil­lon représente un coût matériel et affec­tif énorme pour celles qui s’éloignent à marche for­cée de leur ancien quarti­er, de leurs réseaux de socia­bil­ité. Celles qui vivaient en HLM béné­fi­ci­aient par exem­ple d’une plu­ral­ité d’aides informelles à prox­im­ité. Elles n’étaient pas seules à gér­er le quo­ti­di­en. Il y avait tou­jours des voisines, des cousines, des sœurs qui pou­vaient aller chercher les enfants à la sor­tie de l’école à leur place ou les garder quand ils étaient malades. Elles béné­fi­ci­aient aus­si d’un sou­tien affec­tif, lors de soirées à Lyon entre amies, par­fois sans enfants, sans mec. On pour­rait par­ler de soror­ité. Une dis­tance de 20 kilo­mètres, ce n’est pas énorme sur le papi­er, mais la hausse du coût de l’essence et de la vie en général rend dif­fi­cile son fran­chisse­ment. Assignées à domi­cile, elles ne s’autorisent à se plain­dre que dans un cer­cle très restreint. Au moment de l’emménagement, cer­taines pleu­raient tous les jours au télé­phone avec leur mère.

La mai­son indi­vidu­elle est-elle davan­tage un rêve d’homme ?

Dans un cou­ple, les deux parte­naires veu­lent en général amélior­er leurs con­di­tions de loge­ment, pour avoir une pièce de plus, pour que les enfants puis­sent être sco­lar­isés dans une meilleure école. Néan­moins, au moment de la con­créti­sa­tion du pro­jet, la mai­son indi­vidu­elle n’est pas spé­ciale­ment val­orisée par les femmes. Par­fois, elles n’y pensent même pas au départ. Leur idée, c’est plutôt de regarder à prox­im­ité pour trou­ver un meilleur apparte­ment dans le parc locatif privé, ou même de deman­der un rel­o­ge­ment aux bailleurs soci­aux pour pass­er de « la tour A qui est très sale » à une autre, « plus pro­pre ». Il n’y a pas de rejet mas­sif du parc social, mais une las­si­tude face à la dégra­da­tion du bâti, au mau­vais entre­tien des ascenseurs, aux nui­sances du quo­ti­di­en. Ce type d’habitat n’est pas vécu comme un repous­soir dès lors qu’il est entretenu, les femmes ont même une très forte con­science que cela les pro­tège des aléas de la vie et du marché immo­bili­er.

Pour les hommes, c’est dif­férent. D’abord, la mai­son les assoit dans le rôle du « bon père de famille », capa­ble de gag­n­er des revenus sta­bles, de gér­er un bud­get et d’offrir à sa femme et à ses enfants des con­di­tions de loge­ment opti­males. Ensuite, la mai­son est source de fierté per­son­nelle, sym­bole de réal­i­sa­tion de soi. Elle per­met aux con­joints de faire val­oir leurs com­pé­tences tech­niques et leur ingéniosité quand ils fab­riquent un bassin pour les tortues, une bal­ançoire pour les enfants, un four à piz­za. Une par­tie des pavil­lons sont par ailleurs livrés en auto-fini­tion : pour économiser sur le mon­tant total de la mai­son et avoir des crédits moins élevés, les accé­dants mod­estes s’occupent eux-mêmes de la pein­ture ou de la pose du car­relage.


« Le démé­nage­ment en pavil­lon représente un coût matériel et affec­tif énorme pour celles qui s’éloignent à marche for­cée de leur ancien quarti­er, de leurs réseaux de socia­bil­ité. »

ANNE LAMBERT


C’est aus­si l’occasion pour les hommes de dévelop­per des réseaux de socia­bil­ité…

Au moment de la con­struc­tion, un entre-soi mas­culin se développe, notam­ment pour des raisons de forte pres­sion matérielle et finan­cière : quand ils ne peu­vent pas s’en occu­per eux-mêmes, ils sol­lici­tent d’autres hommes de leur entourage pour faire au black un peu de ter­rasse­ment, par exem­ple. Par ailleurs, le same­di et le dimanche, les hommes s’affairent dehors, en tenue de brico­lage et cela leur offre l’occasion d’échanger des biens et des ser­vices : ils emprun­tent une machine à un voisin, deman­dent de l’aide à un cousin… Ain­si, dès le début des travaux, la socia­bil­ité mas­cu­line est tournée vers l’extérieur tan­dis que celle des femmes est d’emblée plus lim­itée et cen­trée vers l’intérieur du foy­er. On ne les voit qua­si­ment pas sur les chantiers !

Que pensez-vous des poli­tiques publiques qui van­tent l’accession à la pro­priété ?

C’est un dis­cours inco­hérent. D’un côté, on encour­age les cou­ples et les familles à devenir pro­prié­taires en dévelop­pant des aides qui nour­ris­sent l’extension pavil­lon­naire péri­ur­baine et qui favorisent toute une économie autour des con­struc­teurs bas de gamme – lesquels sont spon­sorisés par les ban­ques, qui sug­gèrent à leurs clients d’acheter des ter­rains à con­stru­ire ou des maisons neuves. Et de l’autre côté, on assiste à une poli­tique dite de « ratio­nal­i­sa­tion » des dépens­es publiques depuis le milieu des années 2000, qui con­siste à regrouper les tri­bunaux d’instance, les mater­nités, les hôpi­taux, à sup­primer les petites gares, etc.

Ces deux mou­ve­ments sont con­tra­dic­toires. On ne peut pas à la fois pouss­er les gens hors des villes et restrein­dre l’offre de ser­vice pub­lic de prox­im­ité, l’accès à l’emploi ou l’accompagnement social. Une chose est sûre, cela vient ren­forcer la charge domes­tique qui pèse sur les femmes. Cer­taines avaient l’habitude de vivre dans d’anciennes munic­i­pal­ités com­mu­nistes très famil­ial­istes de l’Est lyon­nais. Elles décou­vrent des com­munes péri­ur­baines sous-dotées en équipements col­lec­tifs, dont les poli­tiques sociales redis­trib­u­tives ne font pas par­tie des tra­di­tions. Quand les ser­vices de garde des enfants sont inex­is­tants, quand l’absence de trans­ports col­lec­tifs oblige à pren­dre la voiture pour toutes les activ­ités sportives, quand les can­tines sco­laires ou les cen­tres aérés sont très chers, même par rap­port aux grandes villes, c’est autant de tâch­es que doivent assur­er les mères, qui se met­tent par exem­ple à s’occuper du déje­uner en semaine. Surtout qu’elles sont par­fois amenées à aban­don­ner leur emploi : quand il faut arbi­tr­er lequel des deux, dans le cou­ple, con­tin­uera de se ren­dre à son tra­vail en dépit des dis­tances à par­courir, les écarts de salaire ne plaident pas en leur faveur. Générale­ment elles n’ont pas les moyens de démis­sion­ner, mais elles arrê­tent de tra­vailler à l’extérieur à l’occasion d’un con­gé mater­nité, puis parental.

Pourquoi est-ce si com­pliqué, dans le pavil­lon­naire, de recon­stru­ire un sys­tème d’entraide entre femmes ?

Il y a une com­péti­tion sociale entre voisins qui est favorisée par le dis­posi­tif urban­is­tique : à la dif­férence des immeubles ver­ti­caux qui préser­vent l’intimité de leurs occu­pants, ces lotisse­ments sont plats et con­stru­its sou­vent en boucles, si bien que l’on voit tout ce qui se passe dans les maisons. On sait qui est invité, quel est le con­tenu du cad­die, et cela per­met aux familles de se com­par­er les unes aux autres, en par­ti­c­uli­er au moment de l’installation. Il y a celles qui par­tent tra­vailler en jeans et bas­kets à l’usine et celles, plus apprêtées, qui se ren­dent au bureau. La mise à dis­tance des plus mod­estes va très vite. Si vous ne plantez pas de gazon, si vous n’installez pas de por­tail au bout de quelques mois, c’est que vous n’avez pas d’argent. Les cours­es que vous faites en dis­ent égale­ment long sur votre niveau de vie.

Sur ces hiérar­chies sociales se gref­fent des enjeux de raci­sa­tion. Les ménages blancs mod­estes, qui ne s’attendent pas du tout à se retrou­ver avec des familles d’origine africaine, lut­tent con­tre un sen­ti­ment de déclasse­ment d’autant plus prég­nant qu’ils se sont sou­vent endet­tés sur de longues années pour pou­voir acheter la mai­son. Une par­tie de la pop­u­la­tion du lotisse­ment des Blessays s’était ain­si liguée con­tre une dame ivoiri­enne de peur qu’elle ternisse l’image du lotisse­ment. Elle était stig­ma­tisée en tant que per­son­ne noire, mais aus­si parce que, étant infir­mière, elle était oblig­ée de laiss­er ses enfants sou­vent seuls le soir à la mai­son. Rapi­de­ment, l’idée a cir­culé dans le voisi­nage qu’ils étaient livrés à eux-mêmes, et la moral­ité de cette femme a été mise en doute. Elle en souf­frait beau­coup.

La dif­fi­culté à nouer des liens est aus­si asso­ciée à une peur de don­ner prise aux com­mérages, qui inci­tent à la pudeur et au repli sur l’intérieur de la mai­son. D’autant que les lotisse­ments man­quent d’espaces semi-publics ou publics pour se retrou­ver entre femmes. Pas de petits cafés, peu d’associations pour se faire des amies, ni même un banc pour dis­cuter autour de l’école, con­stru­ite loin du cen­tre ancien du vil­lage. Il en résulte une assig­na­tion au rôle de maîtresse de mai­son très mal vécu alors que tout le dis­cours poli­tique et le mar­ket­ing immo­bili­er les enjoignent à être heureuses ain­si. •

 

Marion Rousset

Entre­tien réal­isé par Mar­i­on Rous­set, jour­nal­iste indépen­dante, col­lab­o­ra­trice régulière de Téléra­ma, Causette, Témoignage chré­tien et Le Monde. Elle est mem­bre du col­lec­tif Les Incor­ri­gi­bles.

 

Marion Rousset

Journaliste indépendante, Marion Rousset, collaboratrice régulière de Télérama, travaille également avec Sciences humaines, Témoignage chrétien, Le Monde et L’Hebdo du quotidien de l’art. Spécialisée en éducation et dans les sujets idées, elle est membre du collectif Les Incorrigibles. Voir tous ses articles

Habiter : brisons les murs

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