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À Marseille, un toit à nous

Des femmes vic­times de vio­lences, des tra­vailleuses du sexe, des tox­i­co­manes ou des mères céli­bataires exilées vivent ensem­ble dans une anci­enne auberge de jeunesse gérée par des asso­ci­a­tions. Reportage
Publié le 26/07/2023

Modifié le 16/01/2025

À l'Auberge marseillaise, des femmes victimes de violences, des travailleuses du sexe et des mères célibataires vivent ensemble.
Devant l’Auberge mar­seil­laise, Hap­py, rési­dente, coiffe Lau­ra, régis­seuse sociale. ©Anne Mocaër

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°11 Habiter, paru en août 2023. Con­sul­ter le som­maire

À quelques cen­taines de mètres du majestueux parc Boré­ly, de son château, de son hip­po­drome et de son golf en bord de mer, une petite rue se fau­file à l’écart d’une avenue arborée. Le pan­neau «Auberge de jeunesse» est encore là, rap­pelant que, jusqu’à récem­ment, c’était des vacancier·es qui peu­plaient le bâti­ment jaune pâle qui s’étale quelques mètres plus haut.

Mais le Covid est passé par là et, en mars 2020, l’établissement touris­tique a fer­mé ses portes. Un an plus tard, sous l’impulsion de plusieurs asso­ci­a­tions, ouvrait dans cet édi­fice L’Auberge mar­seil­laise. Au cœur de l’arrondissement le plus bossu de la cité phocéenne, elle abrite aujourd’hui 70 femmes et enfants aux tra­jec­toires de loge­ment heurtées par les vio­lences patri­ar­cales, la pré­car­ité et les poli­tiques migra­toires répres­sives. Auprès de ces per­son­nes, une ving­taine de salarié·es et de bénév­oles cherchent au quo­ti­di­en à « réin­ven­ter le tra­vail social, à créer un lieu par­tic­i­patif qui tende vers l’autogestion », comme le souligne Armèle Cloteau, coor­di­na­trice du pro­jet.

À l'Auberge Marseillaise, des femmes victimes de violences, des travailleuses du sexe et des mères célibataires vivent ensemble.

Rési­dentes, mem­bres de la régie sociale et bénév­oles dis­cu­tent des affaires courantes de l’auberge. © Anne Mocaër

Dans les bribes de vie racon­tées par les rési­dentes, les vio­lences patri­ar­cales sont sou­vent l’un des déclencheurs, voire la pre­mière cause de leur pré­car­ité rési­den­tielle. Cer­taines d’entre elles ont vécu des vio­lences con­ju­gales, d’autres ont été vic­times de traite humaine ou de vio­lences au cours d’un tra­jet migra­toire. À cela peu­vent s’ajouter des enjeux liés à l’addiction, à des vécus dans la rue, ou en prison. Dans ce lieu qui héberge des femmes aux sit­u­a­tions divers­es sans con­di­tion de durée (seule la vio­lence physique peut val­oir l’exclusion), com­pos­er un chez-soi passe avant tout par le fait d’avoir une cham­bre indi­vidu­elle (ou partagée avec ses enfants) où s’isoler. «Ma cham­bre, c’est mon p’tit coin tran­quille, avec mes repères», explique ain­si San­dra, 51 ans, orig­i­naire de La Rochelle, qui a eu « une vie posée » avant de con­naître la rue à 40 ans et de devoir faire plac­er son fils.

«Ça a duré dix ans. Je me suis tou­jours débrouil­lée pour trou­ver des endroits où squat­ter : pen­dant deux ans, j’ai eu un mate­las dans un coin de l’hôpital de la Tim­o­ne [à Mar­seille]. Le per­son­nel hos­pi­tal­ier me lais­sait tran­quille, je por­tais des plateaux…» Détail­lant son par­cours de rue, elle ajoute qu’elle « revient de loin » : « Je suis tombée sur quelqu’un qui me frap­pait, ça a été la descente en enfer jusqu’au jour où j’ai fini à l’hôpital sous oxygène. »

À l'Auberge Marseillaise, des femmes victimes de violences, des travailleuses du sexe et des mères célibataires vivent ensemble.

Sur les murs de la cham­bre d’Hap­py, des pho­tos de ses enfants et de sa famille. © Anne Mocaër

Elle passe alors par plusieurs dis­posi­tifs soci­aux avant d’arriver à l’Auberge, il y a un an. Ici, elle se sent bien, car elle peut se laver et avoir accès à un lit. « Ça paraît banal mais c’est essen­tiel. Com­ment tu peux aller voir l’assistante sociale pour essay­er de t’en sor­tir si tu n’as pas pris de douche ? » La cham­bre indi­vidu­elle lui donne aus­si l’assurance de pou­voir pro­téger ses effets per­son­nels. «Ce télé­phone, ça fait un an que je l’ai: j’en ai jamais gardé un aus­si longtemps! Dans la rue, tu te trim­balles des sacs toute la journée pour au final te faire vol­er tes fringues…»

Si chaque cham­bre con­tient une grande par­tie du mobili­er habituel (lit, table pour manger ou faire les devoirs, lavabo, four micro-ondes…), les rési­dentes adoptent des com­porte­ments dif­férents à son égard. « Il y en a qui deman­dent tout de suite de la pein­ture, une étagère, accrochent des pho­tos au mur… Elles s’approprient le lieu même si elles ont con­science que c’est tem­po­raire, explique Lau­ra H., régis­seuse sociale ici depuis deux ans. D’autres se dis­ent au con­traire que ce n’est pas leur espace alors elles y touchent peu.»

« Marre de vivre ici »

Vivant à l’Auberge depuis un an, Amelia et sa fille, Arméni­ennes de Russie, appré­cient les ren­con­tres avec des femmes de dif­férents pays, les repas pris en com­mun dans la grande salle à manger, ou encore les fêtes avec leur amie Hap­py, orig­i­naire du Nige­ria, dans le « salon mar­seil­lais » conçu par les rési­dentes avec l’architecte de l’équipe. Le soir, il est fréquent que la musique y résonne, que les habi­tantes dansent ou impro­visent des défilés de mode. Mais pour cer­taines, la vie col­lec­tive peut être pesante. C’est le cas pour Faï­ma, qui regarde une dis­pute éclater près de la cui­sine pen­dant que ses trois fils jouent avec des briques de con­struc­tion. Les larmes aux yeux, elle con­fie d’emblée qu’elle ne se sent pas chez elle. « On me vole des choses chaque jour et il y a des femmes qui cri­ent devant les enfants parce qu’elles sont en crise de manque » – quand cela arrive, l’équipe comme les rési­dentes s’empressent d’éloigner les mineur·es. « Au 1152, j’étais bien. Per­son­ne ne tapait à ma porte, je trou­vais mes habits, mes enfants étaient sages. Ici, ils font telle­ment de bêtis­es…» Faï­ma a dû fuir l’Algérie puis son hôtel social à Mar­seille pour échap­per aux vio­lences de son ex-mari. Elle a passé deux mois dans un foy­er avant d’être «amenée ici»: à nou­veau, un lieu qu’elle n’a pas choisi.

« Ma cham­bre, c’est mon p’tit coin tran­quille, avec mes repères. »

San­dra, rési­dente

À l'Auberge Marseillaise, des femmes victimes de violences, des travailleuses du sexe et des mères célibataires vivent ensemble.

Sandra,51 ans, orig­i­naire de La Rochelle, vit à l’Auberge mar­seil­laise depuis un an. © Anne Mocaër

Jessy­ca aus­si en a «marre de vivre ici». Tur­cob­ul­gare, elle est la seule femme trans de l’Auberge, où elle vit depuis neuf mois. « J’ai tra­vail­lé onze ans comme pute sur le Jar­ret [boule­vard périphérique de Mar­seille], racon­te-t-elle. Je changeais tout le temps d’hôtel: un jour là, une semaine là-bas… Avant le coro­n­avirus, cette ville, c’était de la bombe atom­ique : il y avait du tra­vail pour les putes, beau­coup d’argent, du respect. Main­tenant c’est fini. Alors un jour, j’ai dit stop et l’assistante sociale m’a trou­vé la place ici. » Le fait qu’aucun homme ne vive à l’Auberge est cru­cial pour elle, qui a «très peur des prob­lèmes» et qui sur­veille les entrées comme « une caméra ». Depuis quelque temps, elle trou­ve que l’ambiance s’est dégradée, que le tra­vail de ménage qu’elle assure, con­tre défraiement, avec d’autres rési­dentes n’est pas respec­té : « Quand tu te réveilles, la salle de bains est déjà sale, il y a des déchets sur les tables.» Cet état de fait, dif­fi­cile à mod­i­fi­er mal­gré les nom­breuses réu­nions dévolues à ce sujet, est une source de stress qui, cou­plé aux ten­sions qui peu­vent exis­ter, la frag­ilise dans son par­cours de tran­si­tion. « Je prends des hor­mones, il faut que je sois tran­quille, explique-telle en pleurs. Je peux pas attrap­er des microbes parce que je dois bien­tôt ren­tr­er à l’hôpital pour met­tre de la sil­i­cone…» Quand on lui demande ce qui la ferait se sen­tir chez elle, elle répond sans hési­ta­tion «devenir une femme “nor­male”, comme toi, comme elles», indi­quant du regard les rési­dentes et les salariées qui dis­cu­tent un peu plus loin dans le hall. Être chez elle, ce serait aus­si être perçue par les autres pour ce qu’elle est: une femme, et être ain­si moins exposée aux vio­lences.

À l'Auberge Marseillaise, des femmes victimes de violences, des travailleuses du sexe et des mères célibataires vivent ensemble.

Des mem­bres de la régie sociale s’ac­tivent en cui­sine pour aider à la pré­pa­ra­tion du repas. © Anne Mocaër

« Comme en vacances »

À prox­im­ité du bureau de l’équipe sociale, Zeinab fait une pause pen­dant que son nour­ris­son dort dans la cham­bre. Elle est orig­i­naire de Guinée-Conakry où elle vivait avec ses par­ents avant de par­tir en exil pour l’Europe en pas­sant par le Mali, l’Algérie, la Tunisie… Des mois de tra­jet, durant lesquels elle dort, dans des bunkers, avec des dizaines d’autres per­son­nes. Harcelée par un homme à son arrivée sur l’île ital­i­enne de Lampe­dusa, elle s’enfuit vers Mar­seille, où elle vit d’abord chez une famille d’accueil puis chez un com­pagnon avec qui « les choses dégénèrent » dès qu’elle se retrou­ve enceinte. À l’Auberge mar­seil­laise, elle a la pos­si­bil­ité d’adoucir le post-par­tum en rece­vant du sou­tien dès qu’elle passe le seuil de sa cham­bre. « Les autres mamans m’ont appris à laver le petit, à le mass­er, à ne pas m’énerver… Je ne con­nais­sais pas grand-chose, explique-t-elle. Si je suis fatiguée, je peux leur amen­er. Et les tra­vailleuses sociales toquent à ma porte pour voir si tout va bien.»

À l'Auberge Marseillaise, des femmes victimes de violences, des travailleuses du sexe et des mères célibataires vivent ensemble.

Hap­py dans sa cham­bre assise sur son lit. © Anne Mocaër

Ici, les mères seules, comme Zeinab, peu­vent se délester d’une par­tie de l’abyssal tra­vail domes­tique qui leur incombe habituelle­ment. Les soins aux enfants, les repas et le ménage sont mutu­al­isés ou s’organisent par roule­ment; cer­taines tâch­es, comme la cui­sine, les cours­es, la garde des enfants ou encore le jar­di­nage, sont assurées par les salarié·es. Par ailleurs, si les régis­seuses ne sont pas cen­sées faire de l’accompagnement social, elles aident tout de même aux démarch­es admin­is­tra­tives et médi­cales. Cette habi­tude les inter­roge pour­tant: où plac­er le curseur entre le main­tien de l’autonomie des rési­dentes et leur besoin réel d’assistance ?


Pour toutes les rési­dentes, l’Auberge mar­seil­laise est l’espoir d’un trem­plin vers un habi­tat choisi et sta­ble, la promesse d’une rup­ture avec des années de galère.


Ce sou­tien prodigué par le per­son­nel est, pour les rési­dentes, l’un des atouts du lieu. Amelia trou­ve que l’auberge ressem­ble aux sana­to­ri­ums, ces lieux de vil­lé­gia­ture dans l’ex-URSS. Faï­ma explique qu’elle se sent comme « en vacances »: « Avant, j’ai telle­ment galéré avec les enfants: les emmen­er à l’école, les récupér­er, faire les cours­es, tra­vailler, cuisin­er… Ici je suis tran­quille un peu, je me suis même mise au sport ! » Les habi­tantes y gag­nent en con­fi­ance et en com­pé­tences, s’émancipant en par­tie des normes de genre. « Quand je suis arrivée, explique Lau­ra C., régis­seuse sociale, il fal­lait repein­dre le salon et je me sou­viens d’une rési­dente qui dis­ait: “Non, ce sont les hommes qui peignent.” Mais main­tenant, elles par­ticipent toutes aux travaux de pein­ture ou de brico­lage. Ça fait bouger le regard qu’elles ont sur leurs capac­ités, et ça comptera quand elles auront leur pro­pre loge­ment. »

Il est 19 heures, Jessy­ca con­duit une fil­lette à la salle à manger, lui sert une assi­ette et l’installe à ses côtés à l’une des grandes tables. Au menu: salade, sauce au yaourt, pâtes aux légumes, fruits. L’ambiance est calme. Soudain, une ado­les­cente se met debout sur une chaise et impro­vise un dis­cours, célébrant celles dont l’anniversaire arrive bien­tôt et rap­pelant à l’assemblée la fête de départ qui aura lieu le soir : une des familles a trou­vé un loge­ment, c’est sa dernière nuit ici. Pour toutes, l’Auberge mar­seil­laise est l’espoir d’un trem­plin vers un habi­tat choisi et sta­ble. Elle est la promesse d’une rup­ture avec des années de galère de loge­ment, mais aus­si sociale et admin­is­tra­tive. San­dra, la Rochelaise, espère tra­vailler dans le sou­tien aux per­son­nes en grande pré­car­ité ; Jessy­ca veut ter­min­er sa for­ma­tion dans le net­toy­age et sign­er un con­trat; Faï­ma et Amelia souhait­ent obtenir leurs papiers et repren­dre un tra­vail de coif­feuse ; Hap­py rêve de faire venir ses enfants restés au Nige­ria, et Zeinab de devenir ani­ma­trice.

Cer­taines des per­son­nes inter­viewées ont accep­té de don­ner leurs nom et prénom, d’autres ont souhaité ne voir appa­raître que leur prénom ou l’initiale de leur nom.

Mathilde Blézat est jour­nal­iste indépen­dante et autrice de Pour l’autodéfense fémin­iste (Édi­tions de la dernière let­tre, 2022).

Mathilde Blézat

Journaliste indépendante basée à Marseille, elle est coautrice du manuel féministe Notre corps nous mêmes (Hors d’atteinte 2020) et cofondatrice de la revue Panthère première. En février 2022, elle a publié Pour l’autodéfense féministe (Editions de la dernière lettre). Voir tous ses articles

Habiter : brisons les murs !

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