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Peut-on dégenrer le sport ?

La pra­tique sportive s’est con­stru­ite sur la bina­rité de genre. Aujourd’hui, la vis­i­bil­ité crois­sante des sportifs et sportives trans ques­tionne cet ordre nor­matif. Peut-on imag­in­er du sport hors de la tra­di­tion­nelle par­ti­tion femmes-hommes ?
Publié le 26/07/2023

Modifié le 16/01/2025

Peut-on dégenrer le sport ?
Sur la pho­to, l’ath­lète néo-zélandaise Lau­rel Hub­bard con­cour­ant aux JO de Tokyo, le 2 août 2021, dans la caté­gorie des femmes de plus de 87 kilos. © David Mcin­tyre / Zuma Press Wire / AP / SIPA

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°11 Habiter, parue en août 2023. Con­sul­tez le som­maire.

Béa­trice Bar­busse est soci­o­logue, maîtresse de con­férences à l’université Paris-Est Créteil. Ex-hand­balleuse aujourd’hui vice-prési­dente de la Fédéra­tion française de hand­ball, elle a signé l’essai Du sex­isme dans le sport (édi­tions Anamosa, 2016).

Ludi­vine Brunes est enseignante d’éducation physique et sportive. Elle pré­pare depuis 2020 une thèse à l’université de Rennes 2 sur « La rela­tion des jeunes adultes trans et la pra­tique sportive de loisirs ».

Raphaël Szy­man­s­ki est chargé de pro­jet inclu­sion à la Fédéra­tion française de bad­minton. En mas­ter, il a tra­vail­lé sur le rap­port au corps des per­son­nes trans dans le sport et sur la trans­for­ma­tion des pra­tiques sportives tra­di­tion­nelles dans ce con­texte. Il est lui-même trans.

En 2021, à Tokyo, l’haltérophile néo-zélandaise Lau­rel Hub­bard et la foot­balleuse cana­di­enne Quinn ont été les deux premier·es ath­lètes ouverte­ment trans­gen­res (1) à par­ticiper aux Jeux olympiques. Cette vis­i­bil­ité accrue sus­cite des réac­tions vio­lentes dans les milieux sportifs : en juin 2022, la Fédéra­tion inter­na­tionale de nata­tion a exclu les femmes trans des com­péti­tions féminines, tout en indi­quant vouloir créer une « caté­gorie ouverte » aux per­son­nes trans­gen­res.

Le même type d’exclusion vaut depuis mars 2023 pour les com­péti­tions d’athlétisme. En France, où la charte pro­posée en 2014 par les asso­ci­a­tions et la Fédéra­tion sportive LGBT+ pour faciliter les pra­tiques sportives des per­son­nes trans n’a jamais été réelle­ment suiv­ie d’effets, la min­istre des Sports Amélie Oudéa-Castéra annonçait, le 17 mai dernier, la con­sti­tu­tion d’un « groupe d’experts » chargé de fournir des recom­man­da­tions sur ces sujets.

L’inclusion des per­son­nes trans dans les pra­tiques sportives fait l’objet de débats impor­tants aujourd’hui. Quand cette ques­tion a‑t-elle émergé ?

LUDIVINE BRUNES Le sujet est apparu offi­cielle­ment à par­tir de 2003 avec le con­sen­sus de Stock­holm. Adop­té par le Comité inter­na­tion­al olympique (CIO) après propo­si­tion de sa com­mis­sion médi­cale, il autorise les per­son­nes trans à par­ticiper aux com­péti­tions dès lors qu’elles ont suivi un par­cours chirur­gi­cal com­plet de réassig­na­tion sex­uelle. En 2015, ce doc­u­ment a été mod­i­fié pour que les hommes trans puis­sent y pren­dre part sans aucune con­di­tion, sauf celle d’être iden­ti­fié comme homme à l’état civ­il. Dans la prise de leur traite­ment hor­mon­al de tran­si­tion, ils sont soumis à la même régle­men­ta­tion anti­dopage que les sportifs cis­gen­res : ils ne doivent pas dépass­er un cer­tain taux de testostérone dans le sang. Quant aux femmes trans, pour con­courir, elles doivent, en plus d’un état civ­il féminin, présen­ter un taux de testostérone inférieur à 10 nanomoles par litre de sang un an avant la pre­mière com­péti­tion olympique dans laque­lle elles con­courent en tant que femmes, en sachant que la norme fémi­nine se situe en moyenne entre 1 et 3 nanomoles.
En ce qui con­cerne les per­son­nes non binaires, la réflex­ion est qua­si­ment inex­is­tante.

BÉATRICE BARBUSSE La remise en cause des caté­gories de genre se pose désor­mais avec insis­tance. La mise à l’agenda politi­co-sportif de la tran­si­d­en­tité et du statut des per­son­nes inter­sex­uées (2) néces­site des répons­es. Que fait-on ? On sent poindre l’idée de créer des caté­gories en dehors de celles réservées aux femmes et aux hommes. La socio-his­to­ri­enne du sport Anaïs Bohuon pro­pose par exem­ple d’élaborer des épreuves classées par avan­tage physique – par exem­ple la dif­férence de taille – ou bien par taux de testostérone. Il va fal­loir inven­ter d’autres caté­gories, sur la base d’autres critères que ceux retenus depuis plus d’un siè­cle. C’est la direc­tion que l’on prend. Aujourd’hui, dans tous les cas, j’ai le sen­ti­ment que le sport doit tout revoir.


« Le sport est sim­ple­ment un out­il, tout dépend de ce qu’on en fait. Lui donne-t-on un sens édu­catif ? Ou bien unique­ment com­péti­tif ? »

BÉATRICE BARBUSSE


Pourquoi y a‑t-il, dans le sport, un tel blocage autour des caté­gories « hommes » et « femmes » ?

LUDIVINE BRUNES Il n’est pas unique­ment le fait des insti­tu­tions, mais égale­ment des ath­lètes qui craig­nent la remise en cause de l’équité si la par­tic­i­pa­tion des trans n’est pas régle­men­tée. Mal­gré tout, certain·es d’entre elles et eux – hommes, femmes, cis, trans, non binaires – défend­ent cette idée de débi­na­ris­er le sport. L’instauration aux Jeux olympiques 2021 du relais mixte en nata­tion et en ath­létisme est, par exem­ple, un signe d’ouverture des fron­tières du genre. De plus, de nou­velles activ­ités comme l’ultimate, un jeu de fris­bee col­lec­tif, ont été pen­sées autour de la mix­ité. On peut aus­si citer la Scot­tish Ath­let­ic Asso­ci­a­tion, qui gère toutes les com­péti­tions nationales d’athlétisme en Écosse, et qui, depuis 2017, a ouvert des caté­gories non gen­rées.

Ce qui est en jeu ici, c’est le sens qu’on donne à la pra­tique sportive et la place qu’on accorde à la notion de per­for­mance et de com­péti­tiv­ité.

BÉATRICE BARBUSSE Le sport n’est qu’un out­il : tout dépend de ce qu’on en fait. Lui donne-t-on un sens édu­catif ? Ou bien unique­ment com­péti­tif ? On doit tout repren­dre et ça ne peut être des hommes blancs cis qui déci­dent pour tout le monde.

LUDIVINE BRUNES Au saut à la perche, on ne râle pas parce qu’un ath­lète est plus grand que l’autre et qu’il a donc plus de facil­ité. La taille, la vitesse n’entrent pas en ligne de compte pour juger de la caté­gorie. La clas­si­fi­ca­tion se base unique­ment sur le taux de testostérone. Certes, cette hor­mone a un effet sur la per­for­mance. On con­state effec­tive­ment les écarts entre les temps mas­culins et féminins, mais il y a d’autres élé­ments à con­sid­ér­er. Si les hommes et les femmes n’étaient pas séparé·es dès le départ, peut-être y aurait-il d’autres manières de con­courir ? For­cé­ment, puisque les femmes s’entraînent entre elles, com­ment penser qu’elles bat­tront des hommes, alors qu’on leur rabâche depuis tou­jours que les hommes sont meilleurs ?

BÉATRICE BARBUSSE On manque d’études sci­en­tifiques pour étay­er avec cer­ti­tude le rap­port entre testostérone et per­for­mance. On nous a aus­si appris à l’école qu’il n’y avait que deux sex­es, mais la biol­o­giste Anne Faus­to-Ster­ling évoque plutôt un con­tin­u­um et affirme qu’il y aurait une trentaine de sex­es (3). Désor­mais, on sait que la per­for­mance dépend égale­ment du men­tal, de la fréquence des entraîne­ments, de la durée depuis laque­lle les per­son­nes sont autorisées à pra­ti­quer. Pour la soci­o­logue du sport Lucie Schoch, « l’idée de jus­tice dans le sport est un mythe » : encore une illu­sion dont nous avons été bercé·es, comme celle qui voudrait que le sport soit apoli­tique.

LUDIVINE BRUNES Ce que l’on sait, c’est que la testostérone, dont la décou­verte ne date que de 1935, a un impact sur les mus­cles. C’est une hor­mone faite pour ça. Mais les études font défaut à pro­pos des con­séquences des traite­ments hor­monaux, notam­ment sur les femmes trans. Comme vous le dites, Béa­trice, aujourd’hui nous sommes quand même capa­bles de recon­naître qu’il y a d’autres fac­teurs pour expli­quer les per­for­mances…

RAPHAËL SZYMANSKI On sait que la testostérone aug­mente en faisant du sport. Si on pousse les femmes à ne pas pra­ti­quer, elles en pro­duiront naturelle­ment moins. Sur les avan­tages sup­posés des femmes trans, il faut not­er que les per­son­nes trans subis­sent énor­mé­ment de pres­sion dès qu’elles affichent une réus­site sportive. En mars 2022, la nageuse états-uni­enne Lia Thomas a ter­miné pre­mière lors d’une com­péti­tion uni­ver­si­taire à Atlanta. On a expliqué son résul­tat par sa tran­si­tion, et elle a été soupçon­née de triche. Alors même qu’elle était dans la moyenne des temps réal­isés par des femmes cis… Les per­son­nes trans se retirent générale­ment de la scène sportive durant leur tran­si­tion. Et pour réus­sir au plus haut niveau, une pause de plusieurs mois ou années com­plique tout.

LUDIVINE BRUNES Les détracteurs et détrac­tri­ces des per­son­nes trans évo­quent Lia Thomas mais moins Lau­rel Hub­bard… Cette haltérophile, pre­mière femme trans­genre à avoir par­ticipé aux Jeux olympiques, à Tokyo en 2021, a ter­miné dernière de sa caté­gorie, celle des femmes de plus de 87 kilos. J’ajoute que des femmes pro­duisent naturelle­ment beau­coup de testostérone, comme l’athlète sud-africaine Cast­er Semenya [lire l’encadré page ci-dessous]. Encore une fois, ces dernières années, toutes nos croy­ances sont remis­es en cause.

Caster Semenya, trop performante pour être une femme ?

Le par­cours de l’athlète sud-africaine Cast­er Semenya illus­tre les déboires des ath­lètes hyper­an­drogènes, c’est-à-dire dont l’organisme présente une pro­duc­tion naturelle­ment élevée de testostérone. Sacrée cham­pi­onne du monde sur 800 mètres en 2009, elle se voit impos­er par la Fédéra­tion inter­na­tionale d’athlétisme (IAAF) un test de féminité, qui fait appa­raître son inter­sex­u­a­tion. Depuis, elle doit lut­ter pour pou­voir pra­ti­quer son sport libre­ment. En avril 2018, l’IAAF tente de régle­menter la par­tic­i­pa­tion aux épreuves des sportives hyper­an­drogènes et leur impose la prise d’un traite­ment. Cast­er Semenya refuse de s’y soumet­tre, esti­mant qu’il s’agit d’une dis­crim­i­na­tion.
En 2019, le Tri­bunal arbi­tral du sport, la plus haute instance du sport mon­di­al, appuie la déci­sion de la l’IAAF : certes, les con­traintes imposées à Cast­er Semenya ont été jugées dis­crim­i­na­toires, mais elles sont un « moyen néces­saire, raisonnable et pro­por­tion­né […] de préserv­er l’intégrité de l’athlétisme féminin dans cer­taines épreuves » selon les mots de Matthieu Reeb, secré­taire général du Tri­bunal arbi­tral. Le 11 juil­let 2023, la Cour européenne des droits de l’homme recon­naît la dis­crim­i­na­tion subie par l’athlète. La bataille judi­ci­aire n’est pas finie.

Dans le sport, l’opinion majori­taire est que l’exploit est par essence mas­culin. Un homme trans est sup­posé ne pas pou­voir briller dans les caté­gories mas­cu­lines, tan­dis qu’à l’inverse on soupçonne les femmes trans d’exploser tous les records. Com­ment con­tr­er ces préjugés ?

LUDIVINE BRUNES Pour repren­dre les pro­pos de Béa­trice, il y a plusieurs sex­es : le sexe chro­mo­somique, biologique, hor­mon­al, civ­il, iden­ti­taire, etc., avec du mas­culin et du féminin qui s’affirment à plus ou moins grande échelle. Cast­er Semenya a plus de testostérone que la norme fémi­nine, c’est sim­ple­ment sa biolo­gie. Pour­tant, à par­tir des années 1980, des tests de féminité se sont général­isés pour mesur­er à quel point les ath­lètes étaient des femmes (4). Pour les femmes trans, on con­sid­ère vite que ce sont des hommes qui trichent, qui veu­lent la facil­ité et des podi­ums.


« Si les hommes et les femmes n’étaient pas séparé·es dès le départ, peut-être y aurait-il d’autres manières de con­courir ? »

LUDIVINE BRUNES


Aujourd’hui, à quels obsta­cles les per­son­nes trans sont-elles con­fron­tées dans la pra­tique en ama­teur ?

LUDIVINE BRUNES La pre­mière bar­rière, c’est de savoir dans quel ves­ti­aire aller, puisqu’il n’y a sou­vent que deux choix pos­si­bles. De plus, si la per­son­ne n’a pas mod­i­fié son état civ­il, sa licence sera enreg­istrée sous son genre d’assignation à la nais­sance. Il est sou­vent néces­saire de faire son com­ing-out pour pou­voir jouer dans la caté­gorie de son choix, ce qui représente une charge men­tale cer­taine. Enfin, les vête­ments adap­tés peu­vent être dif­fi­ciles à trou­ver : la taille 46 est rarement disponible pour les femmes, de même que des chaus­sures de sport poin­ture 36 pour les hommes.

RAPHAËL SZYMANSKI De façon générale, le sujet du vête­ment est prég­nant. Prenons l’exemple de la nata­tion : les per­son­nes trans aimeraient retourn­er à la piscine mais veu­lent pou­voir porter un binder, c’est-à-dire une bras­sière com­pres­sive, si elles ne sont pas opérées. Les reven­di­ca­tions sur le port de T‑shirt en lycra, de shorts de bain plus longs ou plus amples, ou de jupettes de bain pour cacher les par­ties du corps asso­ciées au genre revi­en­nent régulière­ment. Mal­heureuse­ment, on oppose aux per­son­nes trans des argu­ments d’hygiène. On argue que plus de tex­tile dans les piscines impli­querait d’augmenter la quan­tité de chlore dans l’eau, sans pour autant apporter la preuve que dix T‑shirts en lycra feraient explos­er le taux de chlore… Pour­tant la mod­i­fi­ca­tion de ces règles prof­it­erait à d’autres : elles per­me­t­traient aus­si, par exem­ple, d’ouvrir les portes des piscines aux per­son­nes brûlées qui n’ont pas envie d’exposer leurs cica­tri­ces.

LUDIVINE BRUNES À Angers, il y a un club de natur­istes en piscine, comme quoi tout est envis­age­able avec de la volon­té ! Le prob­lème d’hygiène serait que les per­son­nes pour­raient avoir porté leur lycra en dehors des bassins. Ce qui est autorisé pour les enfants… De toute manière, la piscine est glob­ale­ment un lieu d’incohérence.

Com­ment per­me­t­tre aux per­son­nes trans de faire du sport dans un cli­mat sere­in, par exem­ple dans l’accès aux ves­ti­aires, que nous avons déjà évo­qué plus haut ?

RAPHAËL SZYMANSKI La bina­rité des ves­ti­aires est com­plexe pour les per­son­nes trans qui ne ren­trent pas dans les normes de genre. Pour l’instant, ni nous, en tant que chercheur·euses et per­son­nes con­cernées, ni les clubs LGBT+, n’avons encore trou­vé la solu­tion. Dans le meilleur des mon­des, il faudrait des ves­ti­aires indi­vidu­els. Aujourd’hui, les per­son­nes trans évi­tent ces espaces pour fuir les dis­crim­i­na­tions, les vio­lences. Elles déci­dent par exem­ple de se ren­dre à la salle de sport déjà habil­lées et d’en ressor­tir sans se laver.

LUDIVINE BRUNES En tant que pro­fesseure d’EPS, j’ai des élèves trans et il est cer­tain que je ne vais pas impos­er une per­son­ne trans dans les ves­ti­aires des garçons ou des filles sans dis­cus­sion. Quand un·e élève me demande s’il est pos­si­ble de se chang­er dans les ves­ti­aires du sexe opposé à celui auquel elle ou il a été assigné·e à sa nais­sance, je lui explique la néces­sité d’en dis­cuter avec les autres adolescent·es : on par­le de sa pro­pre nudité et de celle des autres. Il faut faire preuve de péd­a­gogie pour per­me­t­tre l’acceptation. Plus glob­ale­ment, ce sujet touche toutes les per­son­nes en dif­fi­culté avec leur corps, comme celles vic­times de grosso­pho­bie.

BÉATRICE BARBUSSE Dans les ves­ti­aires, lorsque j’étais jeune, se désha­biller à une péri­ode où les corps se trans­for­ment n’avait rien d’agréable. Mais je con­state que ces ves­ti­aires col­lec­tifs, avec des corps dif­férents et une forme de nor­mal­ité qui s’installe via la cohab­i­ta­tion, ont par­ticipé à me décom­plex­er. Depuis, je me moque de savoir com­ment on me juge physique­ment. Ça a aus­si ces ver­tus-là, le ves­ti­aire col­lec­tif ! Je ne suis pas cer­taine que des cab­ines indi­vidu­elles soient la solu­tion idéale. La présence d’un ves­ti­aire adap­té se pose aus­si pour les femmes, puisque cer­taines infra­struc­tures en sont dému­nies. Ceux qui conçoivent les équipements sportifs, comme ceux qui pensent les règle­ments, sont générale­ment peu sen­si­bil­isés à ces ques­tions et ont intéri­or­isé des croy­ances « mas­cu­lines ».

Au sein de vos fédéra­tions, com­ment gérez-vous l’inclusion des per­son­nes trans ?

BÉATRICE BARBUSSE Je crois qu’il y a d’abord un véri­ta­ble besoin de péd­a­gogie en interne, notam­ment sur le vocab­u­laire à employ­er. Ensuite, au niveau ama­teur, les choses se font avec de la bonne volon­té, au cas par cas. Au hand­ball à qua­tre et en loisir, on peut jouer en mix­ité totale, donc les per­son­nes trans peu­vent pra­ti­quer sans aucune dif­fi­culté. Ce qui risque de ques­tion­ner, c’est le niveau pro­fes­sion­nel. En 2019, la hand­balleuse sué­doise Louise Sand est dev­enue Loui Sand. Il évolue désor­mais dans un cham­pi­onnat mas­culin du pays scan­di­nave. Je ne vois pas pourquoi on ne parviendrait pas à le faire ailleurs.

RAPHAËL SZYMANSKI Je suis chargé de pro­jet inclu­sion depuis août 2022 à la Fédéra­tion française de bad­minton et on est régulière­ment questionné·es sur la ges­tion des per­son­nes trans. Nous n’avons pas de réponse préétablie, nous tâton­nons. Dans nom­bre d’instances sportives, ce qui pré­vaut, ce sont les règles édic­tées par le CIO dans le cadre du con­sen­sus de Stock­holm (5). Elles impliquent d’apporter la preuve d’un change­ment d’état civ­il. Or, c’est un proces­sus dur et long pour les per­son­nes trans, qui en plus n’est même pas autorisé dans un cer­tain nom­bre de pays, ce qui empêche les ath­lètes de con­courir dans la caté­gorie de leur choix.

Y a‑t-il des dis­ci­plines qui sont, par nature, plus com­pliquées à faire évoluer que d’autres ?

RAPHAËL SZYMANSKI Les sports où les normes hégé­moniques de la mas­culin­ité sont prég­nantes, comme le foot­ball, et plus glob­ale­ment les sports col­lec­tifs où l’atmosphère vir­ile est cul­tivée, seront plus dif­fi­ciles à chang­er. Dès qu’il y a du con­tact, l’idée de ne pas oppos­er les femmes et les hommes reprend le dessus. Le bad­minton est un sport mixte, ce qui n’empêche pas sa dis­ci­pline phare, le dou­ble mixte, de souf­frir des stéréo­types de genre. La femme est au filet, devant, pour réalis­er des gestes tech­niques et l’homme, au fond du court, envoie les coups les plus puis­sants.

LUDIVINE BRUNES Des dis­ci­plines comme le bad­minton ont en effet une tra­di­tion de mix­ité mais n’iront pas for­cé­ment plus loin con­cer­nant l’égalité des gen­res. Au rug­by, dis­ci­pline à l’histoire très mas­cu­line, la fédéra­tion inter­na­tionale a émis un avis pour inter­dire la par­tic­i­pa­tion des femmes trans d’un point de vue sécu­ri­taire, esti­mant qu’il fal­lait éviter que des femmes assignées hommes à la nais­sance plaque­nt des femmes cis, mais a lais­sé la déci­sion finale à cha­cune de ses entités nationales.

Qu’a décidé la Fédéra­tion française de rug­by ?

LUDIVINE BRUNES Elle a choisi de régle­menter. Désor­mais, toutes les femmes trans opérées et étant recon­nues à l’état civ­il en tant que femmes sont automa­tique­ment con­sid­érées comme femmes, sans autre procé­dure. Celles qui sont en cours de tran­si­tion sont soumis­es à l’obligation d’être en dessous des 10 nanomoles de testostérone par litre de sang. Cette fédéra­tion est la pre­mière à per­me­t­tre claire­ment aux femmes trans de pra­ti­quer. Au rug­by tou­jours, le club inclusif Rebe­lyons organ­ise des tournois durant lesquels des col­lec­tifs féminins, mas­culins et mixtes s’affrontent. Au début du match, tout le monde se met d’accord sur l’autorisation, ou pas, de pla­quer pen­dant la ren­con­tre. Si un groupe refuse, ce sera du flag-rug­by, c’est-à-dire sans con­tact. Ce posi­tion­nement de la fédéra­tion s’est fait sous l’impulsion de sa Com­mis­sion anti­discriminations et égal­ité de traite­ment (Cadet), présidée par l’ancien rug­by­man Jean-Bernard Marie Moles. Assigné homme à la nais­sance, il a fait sa tran­si­tion de femme, puis a réal­isé une détran­si­tion, et se définit main­tenant comme « gen­der flu­id (6) ».

BÉATRICE BARBUSSE L’ancien prési­dent de la Fédéra­tion française de rug­by Bernard Laporte a estimé que Jean-Bernard Marie Moles, doc­teur en sci­ences des sports, mais aus­si l’un de ses amis proches et per­son­ne con­cernée par le sujet de la tran­si­d­en­tité, était le mieux placé pour le traiter. Nous en sommes là : ce sont les dirigeant·es à la tête de ces organ­i­sa­tions sportives qui vont pouss­er au change­ment, ou pas. En dis­cu­tant avec Jean-Bernard Marie Moles et San­dra Forgues (7), égale­ment mem­bre de la Cadet, j’ai eu la sen­sa­tion, sans être totale­ment arrêtée sur le sujet, que nous n’avions pas besoin d’un énième règle­ment. On souf­fre déjà d’une mul­ti­pli­ca­tion des règles, entre le code du sport, les règle­ments internes aux clubs, les règle­ments fédéraux. C’est l’enfer.


« Il faut réus­sir à décharg­er les per­son­nes trans d’un tra­vail de péd­a­gogie qui, sinon, est sans fin. »

RAPHAËL SZYMANSKI


Mais la mise en place d’une lég­is­la­tion, notam­ment au niveau fédéral, pro­tégerait les per­son­nes trans de l’arbitraire de dirigeant·es borné·es…

BÉATRICE BARBUSSE Oui, bien sûr. Comme nous avons un cas tous les deux ou trois ans, il ne me paraît pas per­ti­nent d’écrire une nou­velle règle, mais j’entends que cela représen­terait un engage­ment fort sur le sujet. Si d’un point de vue prag­ma­tique et citoyen il faut le faire, notam­ment pour être à l’écoute des per­son­nes con­cernées, alors nous le fer­ons. Vous êtes en train de me con­va­in­cre !

RAPHAËL SZYMANSKI Sans volon­té des fédéra­tions, les per­son­nes trans ne s’engageront prob­a­ble­ment pas seules. À tra­vers mes travaux, j’ai con­staté qu’elles craig­naient forte­ment de subir des vio­lences et des dis­crim­i­na­tions dans leur pra­tique sportive après leur tran­si­tion. En ce qui me con­cerne, je n’ai pas encore effec­tué mon change­ment d’état civ­il. Je n’irai pas m’inscrire dans n’importe quel club sans savoir ce qui m’attend.

LUDIVINE BRUNES Actuelle­ment, la plu­part des clubs adoptent la lég­is­la­tion sportive des fédéra­tions nationales et inter­na­tionales, qui se base unique­ment sur le sport de haut niveau – qui ne con­cerne que 4 % des Français·es. Dans ces textes, il y a un vide béant con­cer­nant les per­son­nes trans. Il faut légifér­er pour éviter que les sit­u­a­tions ne se résol­vent « à la tête du client », et que les per­son­nes trans aient con­stam­ment à jus­ti­fi­er de leur exis­tence.

BÉATRICE BARBUSSE Je com­prends, mais il faut aus­si enten­dre qu’un règle­ment ne résout pas tout. Au hand­ball, c’est inscrit dans nos règles que le port du hijab est autorisé en com­péti­tion. Pour autant, cer­tains clubs n’en ont que faire… En ce qui con­cerne les tran­si­d­en­tités, nous avons eu deux dossiers de per­son­nes trans­gen­res à traiter ces derniers mois : pour que leur charge men­tale soit réduite au max­i­mum, elles ne défend­ent pas elles-mêmes leur dossier. Nous échangeons au télé­phone avec le ou la président·e du club, qui rédi­ge une note, laque­lle est ensuite présen­tée aux mem­bres du bureau directeur de la fédéra­tion.

Existe-t-il des sports ou des pra­tiques « trans-friend­ly » ?

LUDIVINE BRUNES Rebe­ly­on en est un exem­ple : en début de sai­son, l’association envoie à ses futur·es adver­saires son règle­ment intérieur, indi­quant être un club inclusif com­prenant des gays, des les­bi­ennes, des trans, etc. C’est basique, mais chaque club s’engage à respecter l’autre, d’autant qu’il y a des repas partagés à la fin des matchs. Plusieurs des per­son­nes trans avec qui j’ai échangé pour ma thèse recherchent d’abord un club sportif LGBT+ : même quand celui-ci ne compte pas de per­son­nes trans, il s’agit d’un milieu con­nais­seur de la tran­si­d­en­tité. Le fait que des clubs affichent, comme Rebe­lyons, le label Fier (8), même sans être rat­tachés à la Fédéra­tion sportive LGBT+, pour­rait être intéres­sant.

RAPHAËL SZYMANSKI Sauf que dans ces clubs gay, ce sont majori­taire­ment des hommes cis­gen­res qui repro­duisent une ambiance entre hommes, exclu­ant les femmes… Au bad­minton, on fait beau­coup de sen­si­bil­i­sa­tion aux stéréo­types de genre, au sex­isme dans le sport. Les per­son­nes trans­mas­cu­lines, c’est-à-dire qui ont tran­si­tion­né dans le genre mas­culin, dévelop­pent égale­ment des pra­tiques alter­na­tives, car elles ont con­science de se situer désor­mais du côté des dis­crim­i­nants. Comme le dit Ludi­vine, elles se tour­nent vers des clubs LGBT+, comme Les Dégom­meuses ou Les Débu­teuses [deux équipes de foot situées l’une à Paris et l’autre à Lyon] pour ne pas avoir à côtoy­er des hommes cis.

LUDIVINE BRUNES Il est néces­saire d’informer sim­ple­ment sur le fait que les per­son­nes trans exis­tent et qu’elles font du sport. Quand j’ai dit à la fac­ulté que je voulais faire une thèse sur la tran­si­d­en­tité dans le sport, des sci­en­tifiques reconnu·es m’ont dit que cela n’existait pas. Je me suis enten­du dire que mon sujet était inutile. On m’a aus­si reproché d’être trop proche des milieux LGBT+ pour pou­voir étudi­er la trans­identité. Heureuse­ment qu’on n’interdit pas aux femmes de tra­vailler sur le sex­isme…

RAPHAËL SZYMANSKI Glob­ale­ment, il faut réus­sir à décharg­er les per­son­nes trans d’un tra­vail de péd­a­gogie qui, sinon, est sans fin. Or plus les per­son­nes trans font cette péd­a­gogie, en répon­dant par­fois à des ques­tions intimes, gênantes, puis elles se ren­dent vis­i­bles et s’exposent. Des per­son­nes cis doivent assur­er un relais pour éviter d’exposer les per­son­nes trans. •

Des surfeuses au talent XXL

« Et si le sur­feur des plus gross­es vagues au monde était une sur­feuse ? » C’est l’hypothèse qu’ont testée les soci­o­logues du sport Anaïs Bohuon et Anne Schmidt en analysant les effets de caté­gori­sa­tion sex­uée dans le surf XXL, un sport dont les adeptes sur­fent des vagues de plus de vingt mètres. À l’hiver 2020, la Brésili­enne Maya Gabeira et la Française Jus­tine Dupont, qui con­cour­aient en caté­gorie femmes, avaient établi de meilleures per­for­mances que leurs homo­logues mas­culins. En scru­tant les con­di­tions dans lesquelles les femmes pra­tiquent cette dis­ci­pline, les deux chercheuses ont mis en lumière les injonc­tions divers­es aux­quelles elles étaient soumis­es : pour s’attacher les sou­tiens des spon­sors, source prin­ci­pale de revenus dans ce sport, les sur­feuses sont poussées depuis tou­jours à soign­er leur plas­tique. Mais pour attein­dre leurs objec­tifs sportifs, il leur faut en même temps dévelop­per leur mus­cu­la­ture… En quit­tant les épreuves de surf clas­siques, et en rejoignant les épreuves XXL, les sportives sont par­v­enues à dépass­er les injonc­tions à la féminité en ne visant que la per­for­mance : elles sont ain­si dev­enues les meilleures de leur dis­ci­pline, toutes caté­gories con­fon­dues. Les sci­en­tifiques en con­clu­ent que « les dif­férences sup­posées “naturelles” sont érigées comme preuve et jus­ti­fi­ca­tion d’une bi-caté­gori­sa­tion sex­uée qui est, en défini­tive, con­stru­ite et réi­fiée ». Elles en vien­nent ain­si à ques­tion­ner la non-mix­ité dans le sport, tou­jours présen­tée comme une évi­dence naturelle.

 

Mejdaline Mhiri

Jour­nal­iste sportive, Mej­da­line Mhiri est rédac­trice en chef du mag­a­zine Les Sportives et col­la­bore avec dif­férents médias. En 2021, elle a cofondé l’association des Femmes jour­nal­istes.


(1) À l’inverse d’une per­son­ne dite cis (pour « cis­genre »), une per­son­ne trans (pour « trans­genre ») ne se recon­naît pas dans le genre qui lui a été assigné à la nais­sance. Dans ce débat, il est surtout ques­tion de per­son­nes ayant tran­si­tion­né avec un suivi médi­cal et un change­ment d’état civ­il.

(2) Les per­son­nes inter­sex­uées sont nées avec des car­ac­tères sex­uels ou repro­duc­tifs ne cor­re­spon­dant pas aux déf­i­ni­tions sociales et médi­cales car­ac­téris­tiques du « féminin » et du « mas­culin ».

(3) Dans Corps en tous gen­res. La dual­ité des sex­es à l’épreuve de la sci­ence (La Décou­verte, 2012), Anne Faus­to-Ster­ling réflé­chit à la façon dont les savoirs sci­en­tifiques et médi­caux ont con­stru­it les caté­gories liées au sexe et à la sex­u­al­ité.

(4) Intro­duits à par­tir de 1966 dans le monde de l’athlétisme, les tests de féminité sont cen­sés déter­min­er qui est apte à con­courir dans les caté­gories féminines. Leurs critères ont var­ié au fil des décen­nies : apparence des appareils géni­taux externes, prise en compte du sexe chro­mo­somique, mesure du taux hor­mon­al…

(5) En novem­bre 2021, le CIO a chargé les dif­férentes fédéra­tions inter­na­tionales d’établir leurs pro­pres critères d’accès aux com­péti­tions de haut niveau pour les per­son­nes trans et inter­sex­es.

(6) Per­son­ne dont l’identité de genre est flex­i­ble et fluc­tu­ante.

(7) Médaille d’or olympique en canoë biplace dans une caté­gorie mas­cu­line en 1996, San­dra Forgues a tran­si­tion­né en 2016. Même si elle ne pra­tique pas le rug­by, elle par­ticipe à la Cadet en tant que per­son­ne con­cernée et engagée pour les droits des per­son­nes trans dans le sport.

(8) Ce label dis­tingue toutes les organ­i­sa­tions (fédéra­tions, ligues, événe­ments, clubs, col­lec­tiv­ités ter­ri­to­ri­ales, équipemen­tiers…) qui suiv­ent les recom­man­da­tions portées par la Fon­da­tion inclu­sion pour un envi­ron­nement respectueux (Fier), laque­lle milite pour le respect des droits LGBT+ dans le sport et la cul­ture.

Mejdaline Mhiri

Journaliste sportive, elle est rédactrice en chef du magazine Les Sportives, et collabore avec différents médias dont L’Humanité et Eurosport. En 2021, elle a co-fondé l’association des Femmes Journalistes de Sport (FJS) avec Laurie Delhostal et quatre autres consoeurs. Voir tous ses articles

Habiter : brisons les murs

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°11 Habiter, parue en août 2023. Con­sul­tez le som­maire.


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