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Sylvia Plath, La fureur d’écrire

Quand l’écrivaine améri­caine Sylvia Plath met fin à ses jours, un matin de 1963, elle n’a que 30 ans, mais laisse der­rière elle des mil­liers de pages de jour­nal, un roman auto­bi­ographique et des poèmes qui vont boule­vers­er des généra­tions de lecteur·ices. L’autrice maurici­enne Anan­da Devi invite à réen­ten­dre, au-delà de son aura trag­ique, les mots d’une poétesse qui a incar­né, plus que quiconque, les ten­sions insur­monta­bles entre les pos­tures de créa­trice, d’amante et de mère accom­plie.
Publié le 14/06/2023

Modifié le 16/01/2025

Photo de Sylvia Plath noire et blanche
Kopp Mess : The Lil­ly Library

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°5. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.

Cela com­mence ain­si : en ce soir du 10 févri­er 1963, au cœur d’un des hivers les plus froids que l’Angleterre ait con­nus depuis longtemps, une jeune femme de 30 ans ter­mine la dernière révi­sion de son recueil de poésie, place les feuil­lets dans leur ordre de pub­li­ca­tion, les rassem­ble dans un classeur noir.

Le soleil ne s’est pas mon­tré de toute la journée. Le vent souf­fle, l’appartement mal chauf­fé sem­ble gémir. Autour d’elle, les mil­liers de pages, jour­naux, let­tres, man­u­scrits, inachevés ou pas, poèmes, romans, nou­velles – sa forêt per­son­nelle, sa forêt de Brocéliande à l’allure fan­tas­magorique dans la pénom­bre.

À l’étage, ses deux enfants, Frie­da et Nicholas, sont déjà couchés. Elle a posé un verre de lait et des tartines dans une assi­ette à côté de leur lit. Elle a calfeu­tré la porte de leur cham­bre avec des servi­ettes mouil­lées. Elle, la jeune femme, Sylvia Plath, sait que c’est sa dernière nuit de vivante. Tout à l’heure, dans la cui­sine, elle ouvri­ra le bou­ton du gaz, s’agenouillera sur une servi­ette pliée et posera sa tête dans le four.
Cela com­mence sou­vent ain­si. On con­naît cette fin de vie : on a recon­sti­tué ses gestes, ten­té de décoder, de déchiffr­er, de son­der sa pen­sée, son état d’esprit, en ses derniers instants. Par­tir de là pour ren­con­tr­er la femme à rebours. Remon­ter le courant de sa vie.

Mais en sa dernière heure, chaque être n’a‑t-elle pas droit à ses secrets ?
La mort ne te définit pas, Sylvia. Ta ful­gu­rance, oui.

À force d’écrire et de réécrire un texte entre­pris il y a plusieurs années sur Sylvia Plath, je suis passée par tous les ques­tion­nements, par toutes les réfu­ta­tions, par toutes les impos­si­bil­ités. Pour moi, c’était son œuvre qui comp­tait. Mais à sa mort elle est dev­enue plus qu’une femme et plus qu’une écrivaine : un sym­bole du fémin­isme nais­sant de l’époque, et de ses réper­cus­sions.

Elle a été sa pro­pre chroniqueuse acharnée. Née à Boston, Mass­a­chu­setts, en 1932, d’un père d’origine alle­mande et d’une mère d’origine autrichi­enne, elle se des­tine dès l’enfance à l’écriture. Et elle écrit : dès son ado­les­cence, des let­tres, son jour­nal, des poèmes, des ébauch­es de romans, tout est con­servé, tout est archivé, elle s’offrira à nous, lecteurs et lec­tri­ces de son œuvre et de sa vie, avec gour­man­dise et générosité, une lib­erté aus­si, comme si elle savait depuis tou­jours que son être véri­ta­ble résidait là et qu’elle voulait nous en livr­er tous les secrets. Peu importe si un jour vien­dra la dernière mort de Lady Lazarus, comme elle se désigne dans l’un de ses poèmes les plus con­nus. Peu importe si elle doit racon­ter sa ten­ta­tive de sui­cide de 1953, dans la mai­son famil­iale, après quoi elle sera internée et suiv­ra une élec­trothérapie qui la mar­quera toute sa vie. Elle fera pour­tant de bril­lantes études, d’abord à Smith Col­lege, ensuite à Cam­bridge, en Angleterre. C’est là qu’elle ren­con­tr­era Ted Hugh­es, poète lui aus­si. Ils se marieront qua­tre mois après leur ren­con­tre. Leur mariage dur­era six ans. Elle se sui­cide peu de temps après leur sépa­ra­tion.

Une extraordinaire alchimiste du quotidien

Trente ans de vie. Des mil­liers de pages d’écriture. Mais je ne sais tou­jours pas ce qui m’a don­né l’envie de la con­naître, de la suiv­re, de la vivre. Ce qui, en elle, m’a pos­sédée – il n’y a pas d’autre mot qui con­vi­enne.

J’avais la sen­sa­tion de la com­pren­dre. D’entendre sa voix à l’intérieur de la mienne, s’immisçant dans mes cordes vocales, dans mes veines. De devin­er ce qui en elle provo­quait ces décalages entre apparence et vérité intérieure, ce dédou­ble­ment entre la femme et l’écrivaine, impos­si­ble à rassem­bler et à résoudre, ce qui la pous­sait à écrire avec une telle frénésie tout en ayant la con­vic­tion que ce n’était jamais assez, qu’elle n’était pas à la hau­teur, qu’elle ne parviendrait pas jusqu’aux som­mets qu’elle s’était fixés, alors même qu’elle con­tin­uerait d’escalader les pics, mains et lèvres ensanglan­tées.

Elle se réfu­giait der­rière des sourires immenses qui étaient, dira-t-elle dans son jour­nal, comme « une laque bien­veil­lante¹ » sur la peur que lui inspi­rait le regard des incon­nus (« … smil­ing that smile which puts a benev­o­lent lac­quer on the shud­der­ing fear of strangers’ gazes » ² ). Son euphorie, elle le savait, était trompeuse, trop rapi­de­ment suiv­ie d’une plongée encore plus ver­tig­ineuse dans le piège qu’elle lui tendait. L’écriture avait beau crier au monde qu’elle était autre, les regards se heur­taient à ses sur­faces liss­es, à la couleur de ses cheveux, à la rougeur de ses lèvres, et refu­saient de croire au mag­ma intérieur.

Une vie, une sim­ple vie qui aurait pu être tout ce qu’il y a de plus nor­mal, si tant est que cela existe, si elle n’avait été vécue en dou­ble, en par­al­lèle, en miroir : chaque instant devait être repris, mod­i­fié, trans­for­mé, exalté et sub­limé par l’acte d’écriture dans ses jour­naux intimes. Ce qui fait d’elle une extra­or­di­naire alchimiste du quo­ti­di­en.

Le regard qui défi de celui qui refuse de se partager

Quand elle ren­con­tre Ted Hugh­es, jeune poète incon­nu, elle a 23 ans, et lui 26. Une ren­con­tre ? Non, un choc. Une col­li­sion du des­tin, comme il l’écrira plus tard. Et elle y croit, à cette prédes­ti­na­tion voulue par les astres, de toutes ses forces. Alors que je me dirige vers elle, la fas­ci­na­tion tend aus­si ses ten­tac­ules et ses ven­tous­es vers Ted Hugh­es. Je ne peux touch­er l’un sans ressen­tir la présence de l’autre au bout de mes doigts, fil de soie frois­sé ten­du entre eux, bien trop vite rompu.

Qui étaient-ils ? Je regarde leurs pho­tos (ce sourire de Sylvia, de joie absolue, sur le point de devenir une gri­mace de ter­reur avant qu’il ne soit effacé ; ce regard direct et som­bre de Ted, un défi, un refus de se partager avec qui que ce soit). Je lis leurs poèmes. Je plonge dans leur vie. J’essaie de devenir médi­um. Après tout, n’ont-ils pas, eux, inter­rogé les astres ? N’ont-ils pas fait tourn­er les tables ? Et Ted n’a‑t-il pas mur­muré, dans un poème écrit longtemps après Sylvia, que c’était comme si « une sorte de pick­pock­et occulte / Avait fendu la soie de l’âme et [les] avait tripotés ³ » ?


« Il faut que j’es­saie d’écrire des poèmes. Ne pas en mon­tr­er un seul à Ted »

Jour­nal de Sylvia Plath, 1959


On ne peut choisir une telle matière sans se laiss­er pren­dre au jeu. Je passe d’une voix à l’autre. Je les rêve. Cha­cun relat­era le même inci­dent dans un poème, séparé non seule­ment par le temps, mais par la mort. Et ain­si sur­git cette cam­brure des mots, cet écar­quille­ment de la mémoire, qui fer­ont des derniers poèmes de Sylvia, dans son recueil Ariel, un séisme lit­téraire, de ceux de Ted, dans Birth­day Let­ters, paru trente-trois ans plus tard, leur réplique sub­lime, apparem­ment apaisée. Apaisée ? Oh non. Cer­tains de ces poèmes con­ti­en­nent encore, en une sorte de frénésie de la recon­sti­tu­tion, le cœur même de leurs ébats, de leurs éclats, de leur vio­lence.

« Un lieu à soi », cet espace men­tal si néces­saire

Entre l’euphorie de leur ren­con­tre si sou­vent racon­tée, dans une fête à Cam­bridge, et la réal­ité de leur vie con­ju­gale, dél­itée en six ans, pour­rait-on dire qu’il aurait mieux valu qu’ils ne se ren­con­trent pas ? Elle était déjà écrivaine. Elle ne se serait peut-être pas sui­cidée, mais on n’en sait rien. Elle aurait peut-être eu une longue vie pleine, exces­sive, bien sûr, elle ne peut que l’être, et elle aurait con­tin­ué à créer, à grandir, à affin­er son art, à se per­fec­tion­ner jusqu’à ce sourire de l’accomplissement qu’elle décrit dans The Edge (Extrémité), le dernier poème de la ver­sion pub­liée d’Ariel :

Voici par­faite la femme.
Mort,
Son corps arbore le sourire de l’accomplissement ; […]
Ses pieds
Nus sem­blent dire :
Nous sommes arrivés jusqu’ici, c’est fini. 

Sans lui, elle aurait été Elle. Autre, peut-être, mais Elle.
Elle n’avait pas besoin de lui.
Voilà la réponse.

Regarder ce cou­ple vivre et écrire me per­me­t­trait de com­pren­dre à quel point le tra­vail d’écriture est soli­taire et hos­tile à l’emprise de l’autre. Les poèmes de Sylvia se bat­taient con­tre ceux de Ted. Il lui donne des devoirs, elle lui répond par des textes mag­nifiques, tel La Lune et le Cyprès. Ce soir-là, ils avaient tous deux regardé la pleine lune qui dis­parais­sait, à l’aube, der­rière un cyprès immense. Ted écrit, dans Birth­day Let­ters, qu’à cette occa­sion il lui don­na comme con­signe d’écrire un poème à ce sujet.

(Une con­signe ? me dis-je, énervée. Depuis quand la poésie est-elle une affaire de con­signe ?)
Alors, elle écrit ceci :

Cette lumière est celle de l’esprit, froide et plané­taire, […]
L’herbe mur­mure son humil­ité, dépose son fardeau de peine
Sur mes pieds comme si j’étais Dieu. […]
Je suis tombée de trop haut. […]
La lune ne voit rien de tout cela. Elle est chauve, elle est cru­elle.
Et le mes­sage du cyprès n’est que ténèbres – ténèbres et silence.

Pourquoi les poèmes de Sylvia con­céderaient-ils à ceux de Ted leur ter­ri­toire gag­né de haute lutte ? Vous n’en savez pas plus que nous, dis­aient-ils, mal­gré vos cri­tiques, et vous n’avez rien à nous appren­dre. Sur cette route aux flancs de nos peurs, nous ne pou­vons qu’avancer seuls, sans masques et sans filet. Sur cette route sur­plom­bant les démences, per­son­ne ne nous tend la main. En poésie, pas de mariage pos­si­ble : tous les cou­ples sont enne­mis.

« Il faut que j’essaie d’écrire des poèmes. NE PAS EN MONTRER UN SEUL À TED ⁴ », écrira-t-elle plus tard dans son jour­nal.

Ils se mari­ent six mois après s’être con­nus. Pour elle, il y a une ampli­fi­ca­tion immé­di­ate du per­son­nage de Ted (colosse, noir maraudeur, pan­thère). Pour lui, une atti­rance tout aus­si immé­di­ate, pour sa pas­sion, sa lib­erté par rap­port aux jeunes femmes anglais­es qu’il a con­nues. Mais une fois mar­iés, le rap­port d’équilibre se fausse. Elle doit tout gér­er, leur quo­ti­di­en, leurs finances, leur car­rière. Lui se laisse porter. Elle se bat. Pour eux deux. Tra­vail­lant comme une acharnée. Mais que fera-t-il pour elle ? À part lui don­ner des con­seils et des con­signes ?

Com­ment peut-elle se ménag­er un espace, un lieu bien à elle ?
C’est juste­ment ici, à Cam­bridge, que Vir­ginia Woolf a écrit A Room of One’s Own.
Un lieu à soi, car il ne s’agit pas seule­ment d’un lieu physique, mais de cet espace men­tal qui nous est néces­saire.
Sylvia aus­si chercherait ce lieu à elle qu’elle ne trou­verait qu’à la fin de sa vie.

« Pour écrire des fic­tions, une femme doit dis­pos­er d’un revenu et d’un lieu à elle », énonce d’emblée Vir­ginia, allant au plus vif de son sujet, avec une froideur affir­mée et sans poé­tis­er le pro­pos. Comme Sylvia com­pren­dra cette réal­ité, les derniers mois de sa vie, où elle jon­gle avec l’écriture, ses deux enfants en bas âge et le manque d’argent !

La désillusion du quotidien d’un couple

Ses let­tres à la fin de sa vie sont des appels dés­espérés : elle se lève à 4 heures du matin pour écrire jusqu’à ce que « les bébés » se réveil­lent, elle sent que les poèmes qu’elle écrit sont extra­or­di­naires, les meilleurs de sa vie, mais elle pense qu’elle devrait aus­si se con­sacr­er à un roman qui lui rap­porterait plus d’argent si seule­ment elle pou­vait dégager quelques heures de plus, mais tout le reste de la journée se passe à s’occuper des enfants et de la mai­son, à envoy­er des poèmes par la poste à des édi­teurs de revue en espérant être rémunérée, à leur écrire de nou­veau pour leur deman­der hum­ble­ment de bien vouloir lui ren­voy­er les poèmes non pub­liés (parce que les copies coû­tent cher), à remerci­er les amies qui lui envoient 50 livres ster­ling en cadeau ou des vête­ments pour les enfants, à deman­der à un ami poète si, quand elle vien­dra à Lon­dres, elle pour­rait dormir chez lui, besoin d’une nounou mais elles coû­tent trop cher, besoin de pay­er les fac­tures, mais com­ment faire, com­ment se pré­par­er à un avenir aus­si incer­tain quand elle a été désertée par Ted, com­ment, com­ment, com­ment… Mais dans un an, se dit-elle, elle aura résolu tout cela. Elle le sait.

Sylvia lit Vir­ginia : « J’ai un peu le sen­ti­ment que ma vie est liée à la sienne. […] son sui­cide, j’ai eu l’impression de le répéter lors de ce som­bre été 1953. Seule­ment je n’ai pas pu me noy­er. Je sup­pose que je souf­frirai tou­jours d’une vul­néra­bil­ité exces­sive et d’une légère para­noïa. Mais je suis aus­si telle­ment robuste et résis­tante. ⁵ »

Que se passe-t-il lorsque s’installe la rival­ité dans un cou­ple d’artistes ?
Rien de bon.

À par­tir du moment où leurs poèmes se sont mis à se bat­tre, le cou­ple Ted-Sylvia enta­mait sa perdi­tion. Leur corps croy­ait aimer, leur cœur dis­ait aimer, leur masque humain pré­tendait aimer, mais le noy­au enfoui qui était leur part de vérité refu­sait cet aveu d’impuissance qu’était l’amour, avec ses jeux de pou­voir, et s’évertuait vers la soli­taire puis­sance de la créa­tion. Ils seraient seuls, obstiné­ment, furieuse­ment.

Les déc­la­ra­tions exta­tiques des let­tres adressées l’un à l’autre, et surtout celles des jour­naux de Sylvia, qui par­le de son « mari-en-poésie », d’un génie, le seul assez immense pour elle, finis­sent par som­br­er dans la désil­lu­sion du quo­ti­di­en d’un cou­ple, pen­dant six ans de mariage. Argent, ménage, enfants ; la vie, la vie tout sim­ple­ment. Sylvia s’accroche, rageuse, à ses illu­sions. Ted, lui, com­mence à s’éloigner. À trou­ver cela pesant, cette femme qui ne lui laisse aucun répit.

C’est elle, pour­tant, qui fera tout pour qu’il soit con­nu. Elle dacty­lo­gra­phie ses poèmes, les rassem­ble, les envoie aux édi­teurs, aux con­cours, aux revues. C’est ain­si que le pre­mier recueil de Ted Hugh­es, Le Fau­con sous la pluie, recevra plusieurs prix, y com­pris le pres­tigieux Som­er­set Maugh­am Award, parce qu’elle leur a soumis le man­u­scrit. Sa car­rière est lancée de façon ful­gu­rante. Sylvia, qui pour­tant a été pub­liée dans des revues lit­téraires et féminines bien avant, sem­ble piétin­er. Les let­tres de refus arrivent en chaîne, la plongeant dans des états de détresse dont elle du mal à sor­tir. Pour­tant, elle ne cesse pas, et dans ses jour­naux se retrou­ve la source de tout ce qui est à venir, poèmes, nou­velles, romans. Ce sont des joy­aux lit­téraires, tan­dis qu’elle se « pré­pare », selon elle, à écrire. Elle se pré­pare surtout à une longue vie d’écriture. Elle pense qu’elle en a le temps. Elle n’a donc pas besoin de traduire tout de suite ces ébauch­es en textes achevés. Elle veut les peaufin­er. Les œuvres dont les ger­mes sont dans ses jour­naux auraient pu émerg­er pen­dant des décen­nies. Tout était là. Elle ne le com­pre­nait pas encore.

Mais elle com­prend peu à peu que le regard de Ted com­mence à gliss­er vers d’autres. Il ne lui est pas encore tout à fait infidèle, mais elle voit le dénoue­ment avec cette per­cep­tion lucide qui la car­ac­térise. Elle ne laisse rien pass­er, et lorsqu’il est con­fron­té à ce regard cal­ci­nant, il se sent dému­ni et épuisé. Il essaie, il tente de la ras­sur­er, de la con­sol­er. Lorsqu’elle est malade, il s’occupe d’elle avec une ten­dresse débor­dante. Mais cela ne suf­fit pas, parce qu’elle veut vivre l’entière pas­sion dont elle a tou­jours rêvé, et lui com­mence à voir cette pas­sion comme un empris­on­nement qui l’empêche d’écrire.

Vieille, vieille his­toire.
Un sim­ple coup de télé­phone révèle à Sylvia, désor­mais mère de deux enfants, que Ted a com­mencé une rela­tion avec une femme qu’ils con­nais­sent, Assia Wevill. Il fait le va-et-vient entre Assia et Sylvia, puis dit à Sylvia qu’il ne l’aime plus, qu’il n’a jamais voulu d’enfants, et elle décide de le quit­ter. Retourne à Lon­dres avec ses enfants. Se retrou­ve seule, cet hiv­er 63. Point final.

Un poème, celui d’un homme mépris­able, pas d’un poète

Quelques années après la mort de Sylvia, les fémin­istes s’emparent de sa cause. Ont-elles été trop loin en accu­sant Ted Hugh­es du « meurtre » de Sylvia et de celui d’Assia, qui se sui­cidera aus­si, avec leur fille, quelques années plus tard, exacte­ment de la même façon que Sylvia ?

Les fémin­istes ont-elles con­tribué à taire la voix de Sylvia en l’érigeant en icône, ou au con­traire à l’amplifier ? En étant d’une cer­taine façon exces­sives dans leurs accu­sa­tions et leurs man­i­fes­ta­tions, ont-elles nui à la poésie de Sylvia ? Les biographes de Ted Hugh­es par­lent d’une per­sé­cu­tion, parce qu’elles étaient présentes à toutes ses con­férences pour man­i­fester bruyam­ment en hurlant « meur­tri­er ! », et égratig­naient régulière­ment le nom « Hugh­es » sur la pierre tombale de Plath.

Tout est un fouil­lis dans ma tête. Je voudrais exonér­er Ted, à 32  et 38 ans, des meurtres de Sylvia et d’Assia. Oserais-je avouer que la poésie de Ted m’a par­fois con­duite à me dire qu’il ne devait pas être assu­jet­ti aux règles, que le génie avait le droit de les out­repass­er ? Mais dans ce cas, Sylvia, elle aus­si, en avait le droit. Et si elle avait, invo­quant son pro­pre génie poé­tique, aban­don­né ses enfants au bord de la route en dis­ant qu’elle ne pou­vait pas en être respon­s­able ? L’aurait-on exonérée ?

Je finis par en revenir aux dernières let­tres de Sylvia Plath. Son dés­espoir. Sa frénésie, se sachant sur une ligne pré­caire où elle pour­rait som­br­er, finan­cière­ment, lit­téraire­ment, men­tale­ment. Ted le sait, il la con­naît, il con­naît sa fragilité, et com­bi­en cet aban­don, cette déser­tion lui fer­ont du mal. Enfin, après des mois, il vien­dra la voir, lui apportera à manger. Mais la ver­ra-t-il maigrir, ver­ra-t-il ses os sail­lants, ses trem­ble­ments ?

Et la toute dernière nuit, celle-là même où elle passera à l’acte : il racon­te, dans un poème pub­lié après sa mort à lui⁶ , com­ment, fatigué des appels télé­phoniques fréquents de Sylvia, et pour s’en échap­per, il don­nera ren­dez-vous à Susan, sa maîtresse du moment, dans un autre apparte­ment, celui de Rug­by Street, celui-là, pré­cisé­ment, où lui et Sylvia ont vécu au moment de leur mariage.


« De la cen­dre je sur­gis avec mes cheveux rouges et je dévore les hommes — dévore les hommes comme l’air »

Sylvia Plath 


Nous nous sommes ren­dus à Rug­by Street
Où toi et moi avions com­mencé.
Pourquoi là-bas ? De tous les endroits pos­si­bles,
Pourquoi là-bas ? La per­ver­sité
de nos des­tins
A raf­finé son art pour toi, pour moi
Et pour Susan.
[…]
Susan et moi avons passé cette nuit
Dans notre lit con­ju­gal.

Ce dernier poème révèle tant de choses. La per­ver­sité du des­tin ? Vrai­ment ? Ce n’est pour­tant pas le des­tin qui a décidé de fuir les coups de fil dés­espérés, ni d’emmener Susan pass­er la nuit dans ce qui fut leur apparte­ment et dans ce qui fut leur lit, à Ted et à Sylvia. Mais Sylvia, à ce moment-là, tu étais déjà hors de sa portée. Tu n’avais que faire de ses excus­es.

Ce poème, finale­ment, est celui de l’homme. D’un homme plutôt mépris­able. Pas d’un poète qui sub­lime un événe­ment pour qu’il éclaire l’humaine con­di­tion et résonne en nous avec une stupé­fi­ante clarté, une sorte de lumineuse fra­ter­nité, non : un poème qui per­met à l’auteur de s’exonérer de tout blâme (jou­et du des­tin plutôt qu’homme obéis­sant à ses pro­pres pul­sions sex­uelles au moment de la plus grande soli­tude de Sylvia), un poème qui laisse dans la bouche un goût de fiel.

Désolée, Ted. Tu ne méri­tais pas Sylvia Plath. Tu ne l’as pas tuée, non. Tu as édité ses let­tres et ses écrits et ses jour­naux et sa poésie et il t’a fal­lu un cer­tain courage pour le faire. Mais ce faisant, tu t’es don­né, comme d’habitude, le beau rôle. Il faut lire entre les lignes pour le com­pren­dre.

Cette con­vic­tion que la mort l’at­tendait

Dans une let­tre écrite le 22 jan­vi­er 1963 ⁷ , moins d’un mois avant sa mort, Sylvia écrit ceci :

Ted pos­sède — tout en étant le cher homme empli de gen­til­lesse que vous et moi avons vu et con­nu — une part de cette inhu­man­ité du vrai génie qui doit tuer pour obtenir ce qu’il veut. Désor­mais, il est par­faite­ment libre, libre de vivre, d’être adoré et d’être au cen­tre de ces com­mères qui col­lec­tion­nent les fauves de la société, d’avoir des liaisons, des vacances. C’est si dur, d’avoir été rejetée, moi et mes enfants, en ce moment pré­cis et après toutes ces années de tra­vail, mais je dois absol­u­ment en faire une force intérieure, la traduire en une indépen­dance d’esprit qui me per­me­t­tra d’élever mes enfants seule, face à tant d’incertitudes.

Cette indépen­dance d’esprit, cette résilience dont elle a tant de fois fait preuve auraient peut-être pu l’aider à sur­vivre, n’était cette con­vic­tion pro­fonde en elle, dès l’adolescence, que la mort la guet­tait, l’attendait. Mal­gré les mul­ti­ples renais­sances qu’elle décrit dans Lady Lazarus, ce ne sont là que de brefs sur­sis avant l’échéance. Entre le sen­ti­ment de la perte, la pré­car­ité qui sem­ble l’attendre, le désar­roi d’être seule à pren­dre la respon­s­abil­ité de ses enfants, et la cer­ti­tude d’une renais­sance finale et défini­tive dans les poèmes écrits ces derniers mois, elle finit par choisir. Elle aura de toute manière le dernier mot, les derniers mots ⁸ :

Herr Dieu, Herr Lucifer
Méfiez-vous
Méfiez-vous.

De la cen­dre je sur­gis
Avec mes cheveux rouges
et je dévore les hommes —
Dévore les hommes comme l’air. •

1. Sauf indi­ca­tion con­traire, toutes les cita­tions traduites sont extraites de Œuvres. Poèmes, romans, nou­velles, con­tes, essais, jour­naux, ( © édi­tion Gal­li­mard, 2011) qui rassem­blent plusieurs textes de Sylvia Plath dont Jour­naux (tra­duc­tion Chris­tine Savinel et Audrey van de Sandt), Poèmes 1959 — 1962 et Ariel (tra­duc­tion Valérie Rouzeau).

2. Jour­nal, 15 jan­vi­er 1956.

3. Ted Hugues, « Oui­ja », Birth­day let­ters, tra­duc­tion de Sylvie Doizelet, Gal­li­mard, 1998.

4. Jour­nal, 28 jan­vi­er 1959.

5. Jour­nal, 25 févri­er 1957.

6. Le poème Last Let­ter, pub­lié pour la pre­mière fois en 2010 (douze ans après la mort de Ted Hugh­es) dans le mag­a­zine cul­turel bri­tan­nique New States­man, n’a pas été édité en français. La tra­duc­tion est d’Ananda Devi.

7. Tra­duc­tion d’Anan­da Devi

8. Ce sont les deux dernières stro­phes de « Dame Lazare » l’un des plus célèbres poèmes de Sylvia Plath, issu du recueil Ariel.

Parler : les voix de l’émancipation

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°5. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.


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