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Alice Coffin — La riposte

Pen­dant longtemps, elle a envahi, en infil­trée, les réu­nions d’hommes avec le groupe fémin­iste La Barbe pour ren­dre vis­i­ble l’entre-soi mas­culin des lieux de pou­voir. Depuis un an, c’est en tant qu’élue qu’elle affronte des assem­blées sou­vent hos­tiles au Con­seil de Paris. Cible de cyber­har­cèle­ment, ce qui lui vaut d’être placée sous pro­tec­tion poli­cière, Alice Cof­fin racon­te pour La Défer­lante ses com­bats de femme, les­bi­enne et mil­i­tante.
Publié le 13/06/2023

Modifié le 16/01/2025

Alice Coffin

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°3. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.

« Je me bats ! je me bats ! je me bats !»

Cette scan­sion, écrite par un homme, Edmond Ros­tand, ces mots, ceux d’un homme, le per­son­nage de Cyra­no de Berg­er­ac, m’ont obsédée pen­dant la pré­pa­ra­tion de ce texte.

L’équipe édi­to­ri­ale de La Défer­lante m’avait dit: « Le thème du dossier, c’est “se bat­tre”. » Et moi, je mâchon­nais « Je me bats ! je me bats! je me bats ! » J’aime bien Cyra­no, j’aurais même pu appel­er mon enfant comme ça. Si la PMA¹ , promise depuis neuf ans, avait été votée avant mon dernier anniver­saire. Je viens d’avoir 43 ans, l’âge légal lim­ite. Si je n’avais pas été aus­si com­plexée par mon nez ni craint de le trans­met­tre à l’enfant, depuis qu’à la can­tine un grand de ma classe de 5e avait lancé à la can­ton­ade : « Son père a dû la fra­cass­er pour qu’elle ait un nez comme ça.» Trois décen­nies plus tard, des mil­liers de tweets du même acabit postés après la pub­li­ca­tion du Génie les­bi­en et mon élec­tion au Con­seil de Paris ont cor­roboré une cer­taine obsti­na­tion à attribuer le physique d’une femme qui déplaît à de la mal­trai­tance pater­nelle.

J’ai déjà dit ailleurs que mon père était un ange par­mi les anges, je n’y reviens pas.

Je ne suis pas Cyra­no. Je ne me bats pas. Sauf avec mes frères et sœurs, il y a longtemps et pas mécham­ment. Je ne me suis jamais battue physique­ment. Ni dans la cour de récré ni ailleurs. Mes seuls street fights se mènent à vélo. Là, oui, quand je pédale sur une piste cyclable à con­tre­sens des voitures, je suis en mode com­bat. J’attends les Klax­ons et les insultes, je me déporte volon­taire­ment sur la gauche à l’extrémité de la ligne de démar­ca­tion, je sais que sinon les auto­mo­bilistes bouf­fer­ont mon espace. Je reçois tant d’insultes et d’agressivité à vélo. Je les pour­su­is, je viens taper à leurs vit­res. Mais ce sont les seuls moments, je crois, où je ressens de la rage immé­di­ate. Sinon, l’envie de taper m’est étrangère. Je n’ai pas le goût de la riposte, et je con­tin­ue à dis­cuter même avec des per­son­nes qui m’ont attaquée, comme je l’ai fait dans le texte Sis­ter Insid­er ² . Je ne donne ni coups de poing ni coups de pied, et pour­tant, depuis plusieurs mois, je suis décrite comme une « jus­ti­cière » ( titre du por­trait du Point paru le 24 sep­tem­bre 2020 ) qui «sort de ses gonds» ( mots du Parisien dans un arti­cle du 11 mars dernier après mon inter­ven­tion par­faite­ment calme et infor­mée au Con­seil de Paris pour dénon­cer le choix d’attribuer une plaque à l’ancien maire du 16e , Claude Goas­guen ). Touche pas à mon poste ( talk-show présen­té par Cyril Hanouna sur C8 ) a même poussé un peu plus loin mon image de figh­t­euse, en m’invitant à débat­tre des droits des femmes avec… Jean-Claude Van Damme. Je n’y suis pas allée, mais j’ai beau­coup rigolé.

C’est vrai que mon corps est un com­bat. Comme celui de toutes les femmes. L’artiste améri­caine Bar­bara Kruger l’a résumé en une séri­gra­phie : « Ton corps est un champ de bataille. » Avorte­ment, viol, fémini­cide, PMA. Nous com­bat­tons pour et par nos corps. J’aimerais com­pren­dre ce que la lutte fait à mon corps, mon corps de com­bat, objet à déboulon­ner, corps poli­tique.

Le Corps abject

Qu’elles soient des proies, des trophées ou des élé­ments hos­tiles et étrangers à expulser, les femmes sont chas­sées. Mon corps aux cheveux courts, mon affichage les­bi­en me font échap­per à la caté­gorie gibier. Pour mieux me pré­cip­iter dans celle de par­a­site à éjecter. Les hommes font des pre­mières des corps-objets, et des sec­on­des des corps abjects. Ren­dre mon corps abject, c’est l’animaliser, me traiter de « hyène » ( par Raphaël Enthoven sur Twit­ter³. C’est le psy­chi­a­tris­er en cri­ant pen­dant la réu­nion du Con­seil de Paris : « Il faut l’interner » (un maire d’arrondissement social­iste ). C’est accol­er, des mil­liers de fois sur les réseaux soci­aux, l’adjectif « folle » ou ses équiv­a­lents à mon nom.

Pour con­stru­ire un corps abject, le plus sim­ple est encore de le déshu­man­is­er. En l’occurrence : nier mon exis­tence. L’obsession à me qual­i­fi­er d’homme est probante. Toutes mes inter­ven­tions publiques sus­ci­tent ce com­men­taire, des mil­liers de fois : « C’est un mec. » L’acharnement à me trou­ver des sosies est élo­quent. Je serais « le jeune frère de Depar­dieu », Lau­rent Ruquier, Guil­laume Canet. Un youtubeur améri­cain peu recom­mand­able, aux mil­lions d’abonné·es, Logan Paul, s’est retrou­vé en TT ( Trend­ing Top­ic, sujet ten­dance et viral sur Twit­ter ) à la suite d’une de mes appari­tions télé tant les com­para­isons physiques entre lui et moi, insul­tantes, se mul­ti­pli­aient. Le but est d’humilier. Mais aus­si de fab­ri­quer le ter­reau prop­ice aux men­aces de viol et de meurtre. La car­i­ca­ture sert à cela. Le corps qu’on déshu­man­ise, qu’on nie dans son exis­tence de femme, est un corps vio­lable. Les cour­ri­ers arrivent par paque­ts, qui me trait­ent de « charogne de les­bi­enne », assor­tis d’un « Je t’encule avec un godemiché sans vase­line », avec tou­jours une requête : que je démis­sionne du Con­seil de Paris. Men­ac­er pour expulser.

Cer­tains de mes col­lègues au Con­seil de Paris n’agissent pas dif­férem­ment. Ils cri­ent: « Faites-la taire », « Sortez-la. » Jusqu’à me traiter d’« excré­ment » au micro⁴ . Lorsque j’ai protesté con­tre la stand­ing ova­tion orchestrée par le préfet Lalle­ment en l’honneur de Christophe Girard⁵, le son de la retrans­mis­sion a été immé­di­ate­ment coupé. Con­tre toute règle du débat démoc­ra­tique. Puis les com­mu­niqués et inter­ven­tions se sont mul­ti­pliées pour deman­der à m’exclure de la majorité. Sur les listes offi­cielles attribuant des sièges aux Con­seil­lères et Con­seillers de Paris dans des étab­lisse­ments coad­min­istrés par la ville, mon nom a été recou­vert de blan­co, et il a fal­lu des semaines de négo­ci­a­tion pour que je sois réin­té­grée dans ces instances. La silen­ci­a­tion et l’invisibilisation en action.

Lire aus­si : « Armons-nous, nous en avons le droit par la nature et même par la loi ! »

Pour que le com­bat n’ait pas lieu, ils effacent l’adversaire. Ou, plus retors, ne lais­sent pas d’espace au com­bat. Lors de plusieurs réu­nions, alors que je ten­tais d’exposer, posé­ment, cer­taines prob­lé­ma­tiques, j’ai eu droit soit à de longs silences, soit à des protes­ta­tions. « Ce n’est pas le lieu, ici ce n’est pas la rue ou les réseaux soci­aux », m’a‑t-on opposé en masse alors que je ten­tais, lors d’une réu­nion de la com­mis­sion Cul­ture, de par­ler de vio­lences pédocrim­inelles. Si pas là, où ? Une assem­blée poli­tique d’élu·es devrait évidem­ment être le lieu pour dis­cuter de pédocrim­i­nal­ité.

Face à cela, que faire? Doit-on trans­former un corps vilipendé en un corps pro­tégé ? Mon emploi du temps, ces derniers mois, a dû inté­gr­er de nou­velles cas­es. Des pas­sages répétés au com­mis­sari­at, des ren­dez-vous avec une avo­cate.

Je n’ai pas peur. Ou alors de l’aigreur. Com­ment sup­port­er l’injustice et ne pas som­br­er dans l’amertume? J’ai trop observé ce phénomène chez d’ancien·nes militant·es pour ne pas m’en inquiéter. J’ai lut­té d’abord sur ce ter­rain intime pen­dant tous ces mois. Le traite­ment médi­a­tique réservé au Génie les­bi­en a été infect, dans Paris Match ou ailleurs, au mépris de toute règle de déon­tolo­gie jour­nal­is­tique.


Avorte­ment, viol, fémini­cide, PMA. Nous com­bat­tons pour et par nos corps.


Le Corps révélateur

Face aux ava­nies subies, ne plus voir son corps harcelé, expul­sé, ridi­culisé, men­acé, mais l’appréhender comme un corps révéla­teur. Le révéla­teur est ce com­posé chim­ique qui per­met de fix­er l’image d’une pho­togra­phie argen­tique. Sans lui, l’image est latente. Avec lui, elle se développe et se fixe. Je suis, depuis plus d’une décen­nie, mem­bre du groupe La Barbe. Depuis des siè­cles, des hommes se réu­nis­sent entre eux et déci­dent. Dans des fédéra­tions sportives, des assem­blées générales de grands groupes, des con­seils généraux de départe­ments, des inau­gu­ra­tions cul­turelles. Ils trô­nent sur ces scènes. Mais pour fix­er cette image, com­pren­dre que c’est celle d’hommes dans leur entre-soi, il faut un révéla­teur. Ce sont les corps de femmes
ornées d’une barbe pos­tiche qui s’introduisent sur ces scènes et leur cri­ent: «Vive le patri­ar­cat, messieurs, tenez bon et préservez les vir­iles valeurs de la France!» J’ai accom­pli ce geste des dizaines de fois. Il n’en va pas dif­férem­ment au Con­seil de Paris ou sur les réseaux soci­aux. Je ne me bats pas, c’est ma sim­ple présence qui révèle leur vio­lence.

Face aux bar­bues, ils se lâchent. « Mon­trez vos seins», « Con­nass­es», «Dégagez », « Fer­mez-la », «Dehors.» La sex­u­al­i­sa­tion, l’insulte, la volon­té d’expulser. Les mécan­ismes sont tou­jours les mêmes. D’abord, ils exclu­ent. Puis, si nous par­venons tout de même à entr­er ou à être élues, ils se font plus vio­lents. En avril 2019, une soirée co-organ­isée par l’hebdo d’extrême droite Valeurs actuelles affichait sept invités. Sept hommes blancs. Lorsque j’ai revu les images de mon entrée sur la scène du Cirque d’hiver, au moment du débat entre Éric Zem­mour et Bruno Le Maire, j’ai été sur­prise par ma pos­ture. Je me tiens sage. Droite, les bras le long du corps. Et pour­tant ils me fon­cent dessus et m’empoignent. La vio­lence est déchaînée. Le corps révéla­teur a fait son effet.

Je me tiens debout aus­si, selon le mode d’action de La Barbe qui veut que les bar­bues «se tien­nent droites», une «scène silen­cieuse, digne, pic­turale ». Pour créer cet instan­ta­né qui dévoile les rap­ports de force du monde et expose les répons­es des hommes. Car leur vio­lence est d’habitude cachée: «On ne frappe pas une femme », « Les femmes et les enfants d’abord.»

Nos êtres révéla­teurs sont à leur apogée sur les réseaux soci­aux. Je n’efface pas les mil­liers d’insultes et de men­aces. Ils sont pour moi des traces pré­cieuses. Comme l’ont magis­trale­ment illus­tré Myr­i­am Leroy et Flo­rence Hain­aut dans #Sale­Pute, doc­u­men­taire⁶  sur le cyber­har­cèle­ment des femmes, les insultes sur les réseaux soci­aux ne sont pas une ques­tion de médi­um. Le prob­lème n’est pas que, der­rière un écran, cer­tains se per­me­t­tent tout. Notre présence sur les réseaux soci­aux est un révéla­teur, qui expose la vio­lence misog­y­ne et raciste dans son effarante cru­dité et son effarante quan­tité. Encore faut-il que les réc­its s’en empar­ent. Je suis tou­jours sidérée que, dans les cas de fémini­cides, on inter­roge toutes les respon­s­abil­ités sauf celles des hommes. Un homme peut défen­estr­er sa com­pagne, bal­ancer des canettes de bière sur son corps gisan­t⁷, les respon­s­abil­ités envis­agées sont celles de l’État, de la police, de la jus­tice. Jamais celle des hommes. La ques­tion ne survient pas sur les plateaux de télévi­sion.

Le Corps informateur

Mon corps révéla­teur est aus­si un corps infor­ma­teur. Nous comp­tons le nom­bre d’hommes sur scène et infor­mons sur les chiffres de la dom­i­na­tion mas­cu­line dans le secteur que nous visons. Le procédé n’est pas nou­veau. L’actrice Aïs­sa Maï­ga l’a appliqué pen­dant la céré­monie des Césars 2020. Son corps révéla­teur de femme noire sur scène, son corps infor­ma­teur qui a dénom­bré les per­son­nes noires dans la salle, a provo­qué ce qu’on a nom­mé un « malaise » qui a entraîné de la vio­lence et un déchaîne­ment sur les réseaux soci­aux. Chiffr­er pour expos­er. C’est ce que fai­sait déjà l’organisation fémin­iste les­bi­enne le Com­ba­hee Riv­er Col­lec­tive⁸ , grâce au procédé de séri­al­i­sa­tion con­cep­tu­al­isé par Ter­rion Williamson. Un texte inti­t­ulé Six Femmes Noires, pourquoi sont-elles mortes ? a ain­si été pub­lié, puis sans cesse réac­tu­al­isé au fur et à mesure que le nom­bre de meurtres aug­men­tait. Ce décompte organ­isé en France par le col­lec­tif Fémini­cides par com­pagnons ou ex a été fon­da­men­tal dans la médi­ati­sa­tion de la lutte. Dans mes com­bats, parce que jour­nal­iste, je priv­ilégie l’information. Mes inter­ven­tions au Con­seil de Paris citent et sour­cent. Plus le sujet est sus­cep­ti­ble de provo­quer une explo­sion de colère, plus il faut informer. Rokhaya Dial­lo fait de même. Ce qui m’impressionne, au-delà du calme, de la ténac­ité, c’est son savoir. Bien sûr, ça nous demande dix mille fois plus de tra­vail. Mais ça fonc­tionne. L’intervention sur Christophe Girard avait provo­qué des oukas­es, celle sur Claude Goas­guen des insultes, mais lorsque, extrait après extrait, et avec l’aide notam­ment de la jour­nal­iste Sihame Ass­bague, j’ai pointé le dis­cours colo­nial de l’Union des Anciens Com­bat­tants dont nous dis­cu­tions la sub­ven­tion au Con­seil du mois de mai 2021, un élu de droite m’a dit: « Je ne savais pas, je vais aller regarder de plus près. »

Le Corps transformateur

Mon corps d’activiste est aus­si un corps de les­bi­enne. Ce qui accroît encore sa puis­sance révéla­trice. Je sais que si l’on me traite d’excrément, c’est d’abord parce que mépris­er les les­bi­ennes est autorisé. Parce que cer­tains m’ont brandie comme une men­ace. J’en veux pour preuve le lex­ique de la frayeur util­isé par nom­bre d’édiles pour par­ler de moi. «Effrayant », ont tweeté des respon­s­ables poli­tiques à mon encon­tre. Dans Se
défendre (La Décou­verte, 2017), la philosophe Elsa Dor­lin a décor­tiqué les mécan­ismes de con­struc­tion des corps qui font peur, des corps menaçants. Je ne compte plus le nom­bre de jour­nal­istes qui m’ont con­fié avoir eu peur de moi avant de venir m’interviewer. Pour finir d’un «En fait, vous êtes vache­ment sym­pa. » Un jour, j’ai appelé, en tant qu’élue, une fonc­tion­naire de la mairie. Elle m’a dit «Oh là là ! Quand j’ai su que c’était vous, je me suis dit : “J’aimerais pas la crois­er dans un couloir, elle va m’en coller une.” » Cela m’a un peu brisé le cœur. Et comme d’habitude, je n’ai pas moufté, j’ai même fait en sorte de la met­tre à l’aise alors qu’elle avait claire­ment out­repassé les con­ve­nances. Je n’ai pas d’appétence pour la con­fronta­tion dans les rap­ports humains. Je n’ose pas.

Quoi que je dise, je suis ramenée à un dis­cours de haine. J’ai été la cible d’une attaque les­bo­phobe à Rouen en juin 2021, au cours de laque­lle des mem­bres de Généra­tion iden­ti­taire m’ont som­mée de répon­dre à la ques­tion déployée sur une large ban­de­role «Vous n’aimez pas les hommes, madame Cof­fin ? » Je n’ai pas de haine envers les hommes. Je serais beau­coup plus trash si c’était le cas. Je n’ai pas une once de haine, mais je ne peux le dire qu’ici, dans une revue fémin­iste. Se jus­ti­fi­er ailleurs, c’est ren­tr­er dans l’antiféminisme, la les­bo­pho­bie, qui con­siste à dépoli­tis­er tout dis­cours en les fon­dant sur l’homme et les affects qu’il se devrait d’inspirer.


La per­fo­mance de genre est épuisante, elle déforme. reste à assumer les con­séquences sociales d’un corps non gen­ré


 

Mon corps les­bi­en inspire, lui, en revanche de la révul­sion. Mon corps de femme ath­lé­tique aus­si. Les remar­ques désoblig­eantes que j’ai subies pen­dant toute mon ado­les­cence et ma jeunesse ont, pen­dant longtemps, fait de mon corps un corps absent, que je ne voy­ais pas. On me dis­ait: « Tu as des épaules de nageuse est-alle­mande. » Tous ces critères si val­orisés chez les hommes, les mus­cles, l’agilité, l’énergie, deve­naient des repous­soirs. Mon corps n’était libre que sur les ter­rains de sport. Quand je pou­vais les arpen­ter, ce qui n’était pas le cas dans les cours de récré. À l’école Charles Baude­laire, dans le 12e arrondisse­ment de Paris, il y avait cette immense cour dans laque­lle les garçons jouaient au foot. Je n’en étais pas. Alors que je savais jouer. Bien. Les élas­tiques des filles mar­quaient des périmètres beau­coup plus restreints. Je n’y jouais pas non plus. Je ne jubi­lais que lorsqu’il y avait des ron­des com­munes pour chanter « Un same­di soir je dis à ma mère / Voulez-vous savoir le garçon que j’aime ? / C’est un jeune garçon à qui j’ai don­né mon cœur… » L’hétérosexualité rôdait.

On me dis­ait: « Tu as une démarche de cow­boy. » Vir­ginie Despentes décrit si bien le départ d’Adèle Haenel de la céré­monie des Césars, qui « avance le dos droit et la nuque rai­die de colère et les épaules ouvertes » ( « On se lève et on se barre », Libéra­tion, 1er mars 2020 ). Nous sommes tou­jours debout. Comme les bar­bues si fières. Comme le titre du doc­u­men­taire de Car­ole Rous­sopou­los sur le MLF ( Debout ! Une his­toire du Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes, 1999 ). Comme la choré­gra­phie Je suis debout des fémin­istes polon­ais­es pour l’IVG. Comme la dernière phrase du Regard féminin. Une révo­lu­tion à l’écran, d’Iris Brey ( édi­tions de l’Olivier, 2020 ) : « Il est temps de redress­er nos regards. »

Je soupçonne que cette énergie, je la dois pré­cisé­ment à mon côté gen­der flu­id⁹. La per­for­mance de genre est épuisante, elle déforme. Reste à assumer les con­séquences sociales d’un corps non gen­ré. J’étais bien sur les ter­rains de sport, car mon corps était libre. J’étais bien quand je buvais, car j’oubliais un peu aus­si les regards sur moi, mon sur­moi patri­ar­cal. Je suis bien en les­bi­enne parce qu’elles, les les­bi­ennes, savent val­oris­er ces corps-là. Yuri, avec qui je vis, m’a dit qu’elle avait flashé en me voy­ant jouer au foot et parce que j’avais des jambes très mus­clées.

Le corps les­bi­en libre des normes du genre comme trans­for­ma­teur d’énergie. Le corps les­bi­en comme ingur­gi­ta­tion et régur­gi­ta­tion de la vio­lence, selon la geste des Les­bian Avenger­s¹⁰ qui engloutis­saient des torch­es de feu et les recrachaient en cri­ant: « Nous prenons le feu et le faisons nôtre. »

Je leur fais peur donc. Pré­ten­du­ment. Je n’en suis pas cer­taine. Tout au plus savent-ils, peut-être, que je n’ai pas peur. Je ne suis ni résis­tante à la douleur ni courageuse. Une fois réal­isé le pre­mier, j’ai été tétanisée pen­dant des heures de devoir faire un deux­ième test PCR. Je me laisse aus­si gen­ti­ment gruger par plein de gens.

Ce que je fais en ce moment, en poli­tique, reste super­fi­ciel. J’essaie de ren­dre vis­i­ble leur cadre coerci­tif, celui qui impose à certain·es le silence, j’essaie de m’y oppos­er, mais je ne mod­i­fie rien struc­turelle­ment. Il faut davan­tage de temps pour cela. De com­préhen­sion du sys­tème. Il m’a fal­lu des années pour pou­voir réelle­ment décon­stru­ire le dis­cours jour­nal­is­tique. Dépass­er toutes les couch­es de jus­ti­fi­ca­tion qui l’entourent, et savoir par où atta­quer et refonder, ce que j’ai ten­té de faire dans Le Génie les­bi­en. Je n’en suis pas là en poli­tique. J’ai ter­miné l’année 2020–2021 avec des poings ser­rés en per­ma­nence, une mâchoire qui refu­sait de se décrisper. À force d’attaques d’adversaires ou de mes pro­pres com­mu­nautés, mon état de vig­i­lance est devenu per­ma­nent. Mon amie Alix Béranger m’a dit « Ton corps est comme un arc bandé. » C’est ce qui per­met de réa­gir, je crois.
C’est l’activisme qui me l’a enseigné. Lors d’une action de La Barbe nous sommes en état d’alerte et de récep­tiv­ité max­i­males. Il faut enreg­istr­er toutes les paroles, les gestes qui nous entourent. Car ils racon­tent une his­toire.

Je refuse d’abandonner la gen­til­lesse. Je refuse d’abandonner les cris. Tant et tant m’ont con­seil­lé après mes pre­miers jours en poli­tique d’agir dif­férem­ment. Qu’on ne gag­n­erait pas ain­si, que jamais la Mairie ne céderait. Il ne fal­lait pas les croire. Il ne faut pas croire non plus ceux qui dis­ent que la poli­tique pousse à trahir ses con­vic­tions. C’est faux. Je n’ai pas eu à le faire depuis que je suis élue.

Le corps dis­qual­i­fié des activistes, le corps pré­carisé des mil­i­tantes, je les con­nais. Mais je con­nais aus­si leur esprit de corps. Ce sont nos imag­i­naires et nos esprits qui mod­i­fieront les per­cep­tions que nous avons de nos corps faibles ou puis­sants. Ce sont les esprits de corps des groupes d’activistes qui nous sauveront. Ils peu­vent con­tin­uer à s’en bat­tre, nous nous bat­trons. •

1. La pro­créa­tion médi­cale­ment assistée(PMA) pour les femmes céli­bataires et les cou­ples de les­bi­ennes, promesse de François Hol­lande puis d’Emmanuel Macron, a été défini­tive­ment adop­tée par le Par­lement le 29 juin dernier.

2. Pour ce texte, pub­lié dans l’ouvrage Soror­ité (édi­tions Points, 2021), Alice Cof­fin s’est entretenue avec Anne Hidal­go, Mar­lène Schi­ap­pa, Sonia Mabrouk et un cer­tain nom­bre d’autres femmes qui l’avaient publique­ment attaquée.

3. Le 24 juil­let 2020, à la suite d’un tweet d’Alice Cof­fin dans lequel elle expli­quait son refus de se lever pour applaudir Christophe Girard, l’essayiste Raphaël Enthoven com­men­ta sur le même réseau social: «Amis zool­o­gistes, voulez-vous enten­dre le cri de la hyène privée d’empêcher les obsèques de sa vic­time, et qui claque des mâchoires dans le vide ? Sou­tien, ami­tié et admi­ra­tion à [Christophe Girard]. Honte à ses bour­reaux. Le #fémin­isme est mort sur l’autel du délit d’amitié.»

4. Le 10 mars 2021, lors de la délibéra­tion du Con­seil de Paris sur l’attribution à une place du nom de Claude Goas­guen, le maire (LR) du 16e arrondisse­ment, Fran­cis Szpin­er, accuse Alice Cof­fin de «cracher sur la mémoire de Claude Goas­guen» et cite le poète René Char : «Il existe une sorte d’homme tou­jours en avance sur ses excré­ments.»

5. Le 24 juil­let 2020, au Con­seil de Paris, le préfet de police Didi­er Lalle­ment fait applaudir l’ex-adjoint à la cul­ture, Christophe Girard, qui a démis­sion­né la veille après la révéla­tion de ses liens avec l’écrivain pédocrim­inel Gabriel Matzn­eff. Alice Cof­fin crie: « La honte ! La honte ! La honte !» avant que le son de la retrans­mis­sionne soit coupé.

6. Disponible sur Arte.tv jusqu’au 4 décem­bre 2021.

7. Comme à Col­mar le 3 juin 2021.

8. Organ­i­sa­tion active dans les années 1980 à Boston, aux États-Unis. Elle est notam­ment con­nue pour sa Déc­la­ra­tion du Com­ba­hee Riv­er Col­lec­tive (1977), un des textes pio­nniers de l’afro-féminisme.

9. Iden­tité de genre fluc­tu­ante et flex­i­ble

10. Les­bian Avengers est un groupe d’ac­tion directe for­mé à New York en 1992

Se battre : nos corps dans la lutte

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