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Alison Bechdel : Gouine power

Autrice du cultissime « Gouines à suiv­re », la bédéiste états-uni­enne Ali­son Bechdel pub­lie en France « Le Secret de la force surhu­maine » dans lequel elle ques­tionne son obses­sion pour le sport et l’endurance néces­saire à la créa­tion artis­tique. De la con­tre-cul­ture les­bi­enne à la con­sécra­tion inter­na­tionale, por­trait d’une dessi­na­trice dev­enue star dans sa dis­ci­pline, et qui a con­tribué à l’émergence d’une per­spec­tive queer dans le huitième art.
Publié le 31/05/2023

Modifié le 25/04/2025

Illustration Alison Bechdel : Gouine power

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°8. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.

« Dans les années 1980, c’était très mar­gin­al de faire une BD les­bi­enne. Dans la tête des gens, c’était comme si j’avais dit “je suis pornographe”… Mais ça a été un moyen d’affir­mation et de libéra­tion très fort pour moi : mon père avait eu une vie homo­sex­uelle secrète et ça l’avait tué. » Depuis les mon­tagnes du Ver­mont aux États-Unis, par écrans inter­posés, Ali­son Bechdel, bédéiste de 62 ans, revient volon­tiers sur son tra­vail à l’occasion de la paru­tion en français de son dernier roman graphique, Le Secret de la force surhu­maine (traduit par Lili Szta­jn, Denoël, 2022).

Lunettes ron­des, cheveux courts coif­fés en brosse, tem­pes poivre et sel et tee-shirt noir sous une veste de sport bleue, elle me « reçoit » depuis son bureau. En arrière-fond, des tiroirs à dessins et des étagères gar­nies de livres, de car­nets et de dossiers. Elle remar­que un dessin d’enfant affiché der­rière moi, se remé­more ses pro­pres heures passées, fil­lette, à se laiss­er emporter par sa créa­tiv­ité.

Le con­tact avec cette icône de la cul­ture les­bi­enne est facile, agréable et l’on s’installe, pour quelques heures, dans un échange qui sem­ble fam­i­li­er : elle a tant arpen­té les pro­fondeurs de sa biogra­phie dans ses livres que j’ai l’impression de l’avoir déjà ren­con­trée.

Premiers « strips » au temps de Reagan et des débuts du Sida

Ali­son Bechdel est née le 10 sep­tem­bre 1960 à Lock Haven, petite bour­gade rurale de Penn­syl­vanie. Elle grandit entourée de ses deux petits frères, de ses par­ents et, dans le proche voisi­nage, d’une grande par­tie de la famille pater­nelle. À 19 ans, elle part faire ses études dans le Mass­a­chu­setts. À tra­vers ses lec­tures, elle se rend à l’évidence qu’elle est les­bi­enne, ce dont elle se doute depuis l’adolescence. Quand elle écrit à ses par­ents pour leur annon­cer, sa mère réag­it de manière très dure mais con­fie à Ali­son que son père a eu des rela­tions homo­sex­uelles cachées. Quelques mois plus tard, alors que Bechdel ren­con­tre ses pre­mières amoureuses et décou­vre la com­mu­nauté les­bi­enne fémin­iste de New York, sa mère lui annonce son inten­tion de divorcer. Dans les semaines qui suiv­ent, son père décède, écrasé par un camion.

« Sa mort m’a en quelque sorte libérée de sa ten­ta­tive de con­trôler ma vie, explique-t-elle aujourd’hui. Je pou­vais me plonger dans la con­tre-cul­ture LGBT, à l’inverse de ce qu’il avait fait. C’était enivrant, j’avais l’impression qu’on changeait le monde à notre petit niveau. Pour­tant, les les­bi­ennes n’existaient qua­si­ment pas dans la cul­ture pop­u­laire. Alors je me suis don­né pour mis­sion de les mon­tr­er, dans leur diver­sité, et de trans­met­tre ce que j’étais en train de vivre. » En 1983, à 23 ans, dans un pays dom­iné par la guerre froide et les poli­tiques néolibérales du prési­dent Rea­gan, au moment où le sida com­mence à faire des rav­ages au sein de la com­mu­nauté gay, elle pub­lie ses pre­miers strips dans les pages de Wom­anews, un fanzine fémin­iste new-yorkais : elle y croque celles qui vont devenir les héroïnes les­bi­ennes et queer¹ d’une BD culte, Dykes To Watch Out For (Gouines à suiv­re, en français). Les aven­tures de Mo, Lois, Toni, Gin­ger et toute leur bande de potes, pub­liées dans des dizaines de jour­naux gay et les­bi­ens à tra­vers le pays, vont finale­ment l’occuper plusieurs jours par mois pen­dant vingt-cinq ans… Des mil­liers de cas­es en noir et blanc pleines d’humour, où on suit les per­son­nages dans des réu­nions mil­i­tantes, des man­i­fs, des ren­car­ds amoureux, des rup­tures, des soirées entre coloc’, ou entre les ray­on­nages de Mad­Wim­min, la librairie queer fémin­iste qui leur sert de point de ral­liement. Thème omniprésent, l’actualité poli­tique des États-Unis y est abor­dée dans une per­spec­tive queer.

Don­ner vie à « ces amies imag­i­naires » était un moyen, dit Ali­son Bechdel, de se sen­tir « en sécu­rité dans un monde où, en tant que les­bi­enne, [elle] ne l’était pas ». Cette « com­mu­nauté rêvée », selon ses ter­mes, a été (et est tou­jours) pré­cieuse pour de nom­breuses per­son­nes les­bi­ennes, bi, queer et trans. Je me rap­pelle encore mon émer­veille­ment, il y a quelques années, en feuil­letant par hasard The Essen­tial Dykes To Watch Out For, com­pi­la­tion des planch­es parues entre 1987 et 2008, au ray­on BD d’une grande librairie lon­doni­enne.

« C’est une série qui me rend vrai­ment heureuse, que je relis régulière­ment », souligne Marie Kirschen, rédac­trice en chef de la revue les­bi­enne Well Well Well et fan incon­di­tion­nelle de l’autrice. Elle la décou­vre à l’époque où, « bébé gouine », elle se met en quête de textes les­bi­ens. « Avec les Gouines à suiv­re, Ali­son Bechdel réin­scrit les les­bi­ennes dans l’Histoire. On entend par­ler des Les­bian Avenger­s², de la pra­tique du drag king³, de ce qu’a pu être leur vie dans ces années-là. Et on est propulsé·es dans une con­fig­u­ra­tion très les­bi­enne, avec ce groupe d’ami·es com­posé de colocs, d’ex, d’amantes… Ça fait écho à ce que je con­nais dans la vraie vie et que l’on retrou­ve peu dans les his­toires hétéros. » C’est « un vrai soulage­ment », explique-t-elle, que de trou­ver ses pro­pres vécus dans un livre.

Un sen­ti­ment partagé par Claire Lemaire, bédéiste trans et les­bi­enne. Au-delà des per­son­nages très divers et poli­tisés aux­quels s’identifier, c’est la quo­ti­di­en­neté mise en avant dans la série qui l’a mar­quée. « Voir un cou­ple de femmes qui a un enfant et une vie un peu pais­i­ble, c’est très encour­ageant », con­fie la dessi­na­trice, qui, sur son blog mamantrans.com, pro­pose des ressources pour les par­ents trans. « Cela donne des pistes con­crètes sur des ques­tions qu’on peut se pos­er et qui ne sont jamais traitées ailleurs. Sur les ques­tions trans, au début, cer­tains per­son­nages ont des atti­tudes réac­tion­naires et grinçantes. Mais grâce à d’autres pro­tag­o­nistes très queer avec lesquels ils sont liés d’amitié, ils s’ouvrent au fur et à mesure. S’écrit alors une his­toire com­mune et pos­i­tive des “L” et des “T” de “LGBT”, c’est très puis­sant. »

Mal­gré sa longévité record et sa qual­ité, la série reste mécon­nue en France : deux recueils ont été pub­liés de façon assez con­fi­den­tielle dans les années 1990 sous le titre Les­bi­ennes à suiv­re. Puis, plus de vingt ans après, L’essentiel des Gouines à suiv­re est paru en deux tomes dans une petite mai­son d’édition indépen­dante mar­seil­laise⁴. Pour Julie Guil­lot, bédéiste qui vient de pub­li­er avec sa com­pagne S’il suff­i­sait qu’on s’aime. Chronique des années PMA pour tout‑e‑s (édi­tions Steinkis, 2022) et dont le tra­vail s’inspire de celui de Bechdel, la ren­con­tre tar­dive avec cette bande dess­inée a fait l’effet d’un « pince­ment au cœur » : « Je ne l’ai décou­verte qu’à 30 ans, alors que les pre­miers strips datent d’avant ma nais­sance. J’aurais adoré lire ça ado, ça aurait changé ma vie ! J’ai l’impression qu’on a été privées de quelque chose qui était là… »

Un minutieux travail d’introspection familiale

En 2008, après vingt-cinq ans de bons et loy­aux ser­vices, Ali­son Bechdel décide de met­tre un terme aux Gouines à suiv­re. Par fatigue de devoir tenir des délais ser­rés depuis tant d’années, en rai­son égale­ment des évo­lu­tions du monde de l’édition et de la place de la cul­ture LGBT+ aux États-Unis. « Les jour­naux qui me soute­naient depuis des années étaient en train de mourir, à cause d’Internet mais aus­si parce qu’on voy­ait beau­coup plus d’homos à la télé, explique-t-elle. Notre con­tre-cul­ture les­bi­enne me sem­blait moins vitale et, de fait, elle n’était plus aus­si soudée. Et puis j’avais vieil­li, je m’étais retirée dans les mon­tagnes avec ma com­pagne… » Sur le plan créatif, elle com­mence à se sen­tir à l’étroit « dans ce for­mat impos­si­ble, où il faut faire jail­lir la richesse du monde et des rela­tions à par­tir d’un tout petit dessin en noir et blanc ». Elle bifurque alors vers le roman graphique, au proces­sus de créa­tion beau­coup plus lent, qui per­met une nar­ra­tion et un dessin plus tra­vail­lés.

Quelques années plus tôt, à l’orée de la quar­an­taine, elle s’est lancée dans un minu­tieux tra­vail d’introspection famil­iale, qui s’inscrit dans la lignée du jour­nal intime qu’elle tient depuis l’enfance, tout comme ses par­ents et ses frères. « Dans ma famille, la com­mu­ni­ca­tion émo­tion­nelle était com­pliquée, con­fie-t-elle. Tout l’amour était canal­isé dans cette activ­ité d’écriture du jour­nal intime. Mes par­ents étaient telle­ment absorbés par leurs activ­ités créa­tives que je les con­sid­érais comme des per­son­nages de fic­tion. Mais ce qui m’a sauvée, c’est qu’ils m’ont appris à être une artiste. » À 11 ans, des trou­bles obses­sion­nels com­pul­sifs l’empêchent de pour­suiv­re l’écriture de son jour­nal. Sa mère, qui a cessé tout con­tact physique avec elle depuis ses 7 ans et lui accorde peu d’attention, se met à l’écrire pour elle, sous sa dic­tée, tous les soirs pen­dant deux mois. Cette péri­ode de con­nex­ion affec­tive avec la fig­ure mater­nelle, explique Ali­son Bechdel, mar­que le début de sa voca­tion de « mem­oirist », d’autobiographe.

Paru en 2006, son pre­mier ouvrage con­sacré à la mémoire famil­iale, le roman graphique Fun Home⁵, abor­de sa rela­tion avec son père, prof d’anglais, thanato­prac­teur, pas­sion­né d’art flo­ral et de déco­ra­tion vic­to­ri­enne. L’occasion de faire enfin le tra­vail de deuil qu’elle n’avait pu entamer quand il est mort, tant elle était alors « coupée de ses émo­tions ». « Son enter­re­ment, dans le funérar­i­um famil­ial⁶ où j’ai passé mon enfance, était sur­réal­iste. Per­son­ne ne dis­ait rien de ce qu’il était vrai­ment, ni ne sem­blait être au courant de son homo­sex­u­al­ité », se sou­vient-elle. Fun Home part alors sur les traces de leur homo­sex­u­al­ité respec­tive, vécue dans des con­textes généra­tionnels très dif­férents. « Née pen­dant les mou­ve­ments de libéra­tion des années 1960, je n’ai pas expéri­men­té cette honte de soi qu’il a ressen­ti et qui, je pense, l’a con­duit au sui­cide. Mais je me demandais : “Est-ce qu’il m’a ren­due homo, est-ce un héritage ? Se doutait-il que j’étais queer moi aus­si ?” » Quand elle fait son com­ing out, son père est sur­pris. « Même s’il incar­nait vrai­ment le stéréo­type de l’homme gay, j’ai, moi aus­si, été sur­prise d’apprendre qu’il l’était. C’est aus­si une his­toire drôle, celle de deux per­son­nes homo­sex­uelles qui, vivant sous le même toit, ne se “voient” pas. Ou d’une autre manière sans doute, car nous étions si proches… » Père et fille sont en effet très lié·es par leurs lec­tures mais égale­ment, de manière plus sub­tile, par leur atti­rance partagée pour la « mas­culin­ité apprêtée ». À cet égard, Fun Home est aus­si une enquête sur la con­struc­tion de l’identité butch de l’autrice : goût pour les chemis­es d’homme et les vestes en tweed, rejet des bar­rettes et des robes, ou encore émoi, à qua­tre ou cinq ans, à la vue d’une femme aux cheveux courts et vête­ments « mas­culins » dans un snack. « Comme un voyageur qui ren­con­tre quelqu’un de chez lui à l’étranger, écrit-elle à ce sujet, je la recon­nus avec une bouf­fée de joie. » Ali­son Bechdel con­tribue ain­si à la vis­i­bil­i­sa­tion des vécus butch, si rares dans les pro­duc­tions cul­turelles, et qu’elle sait si néces­saire, elle qui racon­te aus­si que « cette vision de la grosse camion­neuse [l]’a soutenue au fil des ans ».

À sa paru­tion, Fun Home est encen­sé par la cri­tique et le pub­lic ; il recevra plusieurs prix – tout comme son adap­ta­tion en comédie musi­cale jouée à Broad­way quelques années plus tard. À la qual­ité du dessin, entière­ment tra­vail­lé à la main à par­tir de pho­tos de chaque pos­ture, répond celle de la nar­ra­tion, qui entremêle réc­it famil­ial et références lit­téraires. Après ce tra­vail colos­sal qui a duré sept ans, l’autrice s’attèle à une autre œuvre intro­spec­tive très empreinte des travaux du pédi­a­tre psy­ch­an­a­lyste Don­ald Win­ni­cott. C’est toi ma maman ? Un drame comique, qui paraît en 2012⁷, nav­igue dans les méan­dres de sa rela­tion dif­fi­cile avec sa mère, actrice de théâtre enfer­mée dans une vie domes­tique qui ne lui con­vient pas. Mais c’est égale­ment, « au fond, un livre sur le patri­ar­cat, sur les racines de la misog­y­nie », explique Ali­son Bechdel. Elle l’a écrit dans l’espoir de s’affranchir de cette emprise mater­nelle, et aus­si « pour dire à ma mère que je l’aimais, puisque je ne pou­vais lui dire en face ». L’exercice s’est révélé périlleux : « Je savais que j’allais la bless­er. Mais elle savait bien ce que ce tra­vail pou­vait impli­quer : c’est elle, après tout, qui m’a enseigné l’écriture et l’impératif de dire la vérité, parce que ça libère… » À la lec­ture du livre, sa mère se con­tentera d’un « tu dois avoir une mémoire plutôt bonne », puis d’un « eh bien, c’est cohérent ». Elle décédera quelque temps plus tard d’un can­cer, avant la pre­mière représen­ta­tion théâ­trale de Fun Home.

Elle interroge son obsession pour la pratique sportive

Ali­son Bechdel a alors plus de cinquante ans et s’est enfin délestée du besoin d’explorer sa rela­tion à ses par­ents. Mais elle n’en a pas fini pour autant avec l’introspection per­son­nelle – per­me­t­tant d’éclairer des frag­ments de l’histoire col­lec­tive. Fruit d’un tra­vail qui aura duré qua­si­ment dix ans, Le Secret de la force sur­humaine, son dernier roman graphique paru en 2021 aux États-Unis, démarre sur les cha­peaux de roues. On la voit, haltères à bout de bras, lancer un coup de pied chas­sé en l’air et faire des pom­pes avant de s’adresser enfin à nous, tête en bas, à tra­vers ses jambes écartées :
« Le monde est devenu fou ! Les paci­fistes payent pour ral­li­er les boot camps, les fémin­istes s’initient à la pole dance ! Les geeks soulèvent des pneus de tracteur ! » L’obsession qu’elle nour­rit pour le sport l’interroge : « Ce fan­tasme de la forme physique est pour les fas­cistes ! Je suis fémin­iste, @#& de Dieu ! […] L’étape suiv­ante de mon pro­gramme de développe­ment per­son­nel con­siste à en venir aux mains avec mon vieux mâle répub­li­cain intérieur », raille-t-elle avant de nous embar­quer dans une explo­ration drôle et inci­sive de cette lubie, si car­ac­téris­tique de sa généra­tion, et de ses efforts pour s’en libér­er. Tour à tour, elle nous propulse dans un dojo de karaté, une salle de yoga, une séance de jog­ging ou de ski nordique, avec des cro­chets par le mag­a­sin de sport et la table à dessin où elle passe des nuits sans som­meil, sous la pres­sion d’une dead­line. Si chaque chapitre cor­re­spond à une des six décen­nies de sa vie, ryth­mées par divers­es révo­lu­tions cul­turelles, Le Secret de la force surhu­maine fait aus­si des par­al­lèles fouil­lés avec la vie d’autres artistes – roman­tiques du xvi­i­ie siè­cle et écrivains de la beat gen­er­a­tion notam­ment – passionné·es de grand air, de tran­scen­dance et d’épuisement physique.

« M’adonner à ces activ­ités d’endurance a tou­jours été un moyen d’apaiser ce moi encom­brant qui n’arrête jamais de réfléchir et de se plain­dre, mais c’était aus­si une échap­pa­toire aux mis­ères qui m’arrivaient », explique-t-elle lors de notre entre­tien. Dans le livre, elle met par exem­ple un coup de pro­jecteur sur son enfance de tomboy (« garçon man­qué »), passée à se fray­er un chemin à l’écart des normes gen­rées. On la voit fascinée par les mus­cles proémi­nents des pub­lic­ités cul­tur­istes, les chaus­sures de ran­don­née que les filles ont le droit de porter en Suisse et la mode « uni­sexe » sportive qui com­mence à défer­ler aux États-Unis. La course à pied lui per­met ensuite de sur­vivre au choc de la puberté : « Je ne pou­vais pas con­trôler la hideuse méta­mor­phose de l’adolescence. Mais je pou­vais con­trôler les dis­tances que je par­courais », écrit-elle.

Plus loin, elle racon­te com­ment, étu­di­ante, un mois après l’enterrement de son père, elle a décou­vert les joies de la non-mix­ité avec sa copine, lors d’un fes­ti­val dans le Michi­gan. « On n’a pas idée de ce que pèse le fait d’être con­stam­ment dévis­agée, sif­flée, moquée, pelotée… – sans par­ler de men­aces plus extrêmes mais tout aus­si présentes – tant qu’on n’a pas fait l’expérience de leur brusque ces­sa­tion. Dans ce vide sai­sis­sant, j’ai vécu un change­ment de per­cep­tion ver­tig­ineux ! » Ce change­ment, c’est la réap­pro­pri­a­tion de son corps : jusqu’ici « si désavoué par le patri­ar­cat », il passe d’objet à sujet, il n’est plus « quelque chose de séparé, “d’autre” ».

Le Secret de la force surhu­maine traite aus­si de l’endurance physique et men­tale req­uise pour men­er à bien un tra­vail de créa­tion, de la façon dont il absorbe totale­ment l’artiste dans la dernière ligne droite. Et ce, au détri­ment des rela­tions affec­tives. « Même quand elle était à la mai­son, je restais debout à dessin­er bien après qu’elle soit couchée et elle par­tait tra­vailler avant que je me réveille. […] La ligne de faille entre nous s’élargissait », écrit-elle à pro­pos de l’une de ses ex-com­pagnes. « Comme j’approchais de la fin de mon livre, j’étais com­plète­ment dévorée, vivant dans mon tra­vail.
Une sorte de félic­ité stressée. »

À l’orée de la soix­an­taine, elle sent le pas­sage du temps sur son corps, plus raide, plus vul­nérable, et lutte pour tran­scen­der sa peur de la mort et trans­former son ego – le préal­able pour espér­er chang­er le monde, explique-t-elle, faisant siennes des réflex­ions de l’essayiste et poétesse les­bi­enne Adri­enne Rich. Mise devant le fait accom­pli qu’elle ne pour­ra ter­min­er les dessins et les couleurs de ce livre dans le temps impar­ti, elle sol­licite l’aide de sa com­pagne, Hol­ly Rae Tay­lor. Celle-ci réalise un remar­quable tra­vail de col­oriste, cloîtrée à ses côtés, en plein con­fine­ment du print­emps 2020. Accepter cette dépen­dance à autrui est un défi pour la créa­trice soli­taire qu’a tou­jours été Ali­son Bechdel : « Une des raisons pour lesquelles j’adore mon méti­er, c’est que je peux tout faire seule, recon­naît-elle. La dead­line, c’est une étape géniale mais très soli­taire, tu ne peux pas l’expliquer à quelqu’un d’autre. Là, je devais col­la­bor­er avec Hol­ly, la laiss­er entr­er dans mon lieu insu­laire, celui de la créa­tiv­ité, et partager avec elle cet état extrême, où, tard dans la nuit, tu tentes de ter­min­er le tra­vail. Une fois passées les dif­fi­cultés ini­tiales, ça a été une expéri­ence fan­tas­tique. »

Avec Le Secret de la force surhu­maine, Ali­son Bechdel pour­suit l’exploration d’une vérité auto­bi­ographique entamée il y a plus de vingt ans. Se saisir des non-dits de son his­toire famil­iale, « fondée sur un grand men­songe », lui a per­mis de se libér­er des rôles tra­di­tion­nels gen­rés dont ses par­ents ont souf­fert. Elle a mis à prof­it son tal­ent de bédéiste et d’autrice pour met­tre en lumière d’autres exis­tences menées hors des normes : chroniqueuse de vies LGBT+ longtemps ignorées par la cul­ture dom­i­nante, elle est dev­enue, au fil de ses œuvres, une fig­ure incon­tourn­able de la vis­i­bil­ité les­bi­enne, butch et queer. La qual­ité de son tra­vail, maintes fois saluée par la cri­tique, a fait entr­er ces vécus dans la mémoire col­lec­tive états-uni­enne et au-delà, con­tribuant à fis­sur­er le puis­sant car­can hétéro­sex­uel. À 60 ans passés, Ali­son Bechdel con­tin­ue sur cette lignée : tout en menant un pro­jet d’autofiction graphique sur le thème de l’argent, elle tra­vaille à l’adaptation des Gouines à suiv­re en série d’animation télévi­suelle. •

L’entretien avec Ali­son Bechdel a été réal­isé par visio­con­férence le 3 mai 2022.

1. Le terme anglais queer sig­ni­fie « bizarre » ou « étrange ». D’abord util­isé comme insulte (équiv­a­lente à pédé, gouine, déviant·e, tordu·e), il a fait l’objet d’une réap­pro­pri­a­tion par les militant·es LGBT+.

2. Col­lec­tif mil­i­tant fondé en 1992 à New York afin de vis­i­bilis­er les luttes les­bi­ennes.

3. Le drag king con­siste à se trav­e­s­tir en homme en exagérant les codes de la mas­culin­ité dans une visée sub­ver­sive.

4. L’essentiel des Gouines à suiv­re, tra­duc­tion de Corinne Jul­ve, édi­tions Même pas mal, tome 1 (1987–1998) 2016, et tome 2 (1998–2008) 2018.

5. Fun Home, Une tragi­comédie famil­iale, traduit par Corinne Jul­ve et Lili Szta­jn, Denoël, 2013 (pre­mière édi­tion française 2006).

6. « Fun Home » est l’abréviation de « Funer­al Home », car la famille Bechdel vivait dans la mai­son funéraire gérée par le père

7. C’est toi ma maman ? Un drame comique, traduit par Corinne Jul­ve et Lili Szta­jn, Denoël, 2013.

 

 

Mathilde Blézat

Journaliste indépendante basée à Marseille, elle est coautrice du manuel féministe Notre corps nous mêmes (Hors d’atteinte 2020) et cofondatrice de la revue Panthère première. En février 2022, elle a publié Pour l’autodéfense féministe (Editions de la dernière lettre). Voir tous ses articles

Jouer : quand les féministes bousculent les règles

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°8. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.


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