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Monique Wittig n’était pas une femme

Icône les­bi­enne, référence majeure des études de genre, l’écrivaine et théorici­enne Monique Wit­tig (1935- 2003) est aujourd’hui relue par une nou­velle généra­tion de mil­i­tantes, alors qu’elle avait été écartée du mou­ve­ment fémin­iste français. Un efface­ment qui donne un éclairage inédit sur le Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes dont elle avait été une des cofon­da­tri­ces.
Publié le 31/05/2023

Modifié le 30/04/2025

Monique Wittig n'était pas une femme par Ilana Eloit

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°2. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.

« Chère Adri­enne, quand je suis arrivée [aux États-Unis] […], c’était pour fuir la vie poli­tique parisi­enne. J’étais alors détru­ite, écrit Monique Wit­tig dans une let­tre¹ adressée à la célèbre poétesse améri­caine les­bi­enne Adri­enne Rich. Nous sommes au début des années 1980. Instal­lée out­re-Atlan­tique depuis quelques années, la théorici­enne française fait état, auprès de son amie, de son «amer­tume » et de son « ressen­tis­sent» à l’égard du Mou­ve­ment des libéra­tion des femmes en France dont elle fut l’une des ini­ti­atri­ces. « J’ai vécu ces sept années (1968/1975) comme un séjour en enfer », souligne-t-elle. Lorsque j’ai décou­vert, en 2017, cette let­tre dans les archives de Monique Wit­tig con­servées à l’université de Yale aux États-Unis, j’ai été prise d’un ver­tige. J’étais alors doc­tor­ante à la Lon­don School of Eco­nom­ics and Polit­i­cal Sci­ence (LSE), et ma recherche por­tait sur l’histoire de la poli­ti­sa­tion du les­bian­isme dans le Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes (MLF). Brève et tran­chante, cette cor­re­spon­dance tapée à la machine sur une feuille dev­enue sépia avec le temps con­tre­di­s­ait tous les réc­its tra­di­tion­nels que j’avais pu lire et enten­dre sur le MLF: ceux d’un mou­ve­ment rad­i­cale­ment joyeux, ouvert, où l’on riait, où l’on chan­tait, et où l’on s’aimait entre femmes. Cette let­tre –comme tant d’autres dans les archives de Wit­tig– m’encouragea à faire un voy­age sou­vent incon­fort­able dans le temps et à exhumer une autre his­toire du MLF, une his­toire éradiquée, refoulée et oubliée qui m’invitait à explor­er –sou­vent avec appréhen­sion, malaise et mélan­col­ie– les recoins som­bres et les tré­fonds embar­ras­sants du fémin­isme français dans son rap­port au les­bian­isme.

Une critique de l’universalisme féminin du MLF

Ce témoignage est peut-être aus­si décon­cer­tant que la fig­ure de Monique Wit­tig. Écrivaine, pio­nnière en 1970 du MLF et incon­tourn­able théorici­enne les­bi­enne aux États-Unis –où elle s’installe défini­tive­ment en 1976 et se ver­ra invitée par les plus pres­tigieuses uni­ver­sités–, elle a été rel­a­tive­ment oubliée en France jusqu’à une péri­ode récente. Les raisons de l’oubli français ont sans aucun doute à voir avec les raisons de son exil améri­cain: les­bi­enne trop vis­i­ble, elle inquiète les fémin­istes qui voient dans l’hétérosexualité la con­di­tion sine qua non d’une réc­on­cil­i­a­tion avec les hommes ; les­bi­enne trop poli­tique, elle porte un dis­cours cri­tique sur l’universalisme féminin du MLF, qui enjoint aux fémin­istes de s’identifier exclu­sive­ment en tant que femmes, et con­sid­ère cette rhé­torique comme une stratégie d’invisibilisation des les­bi­ennes dans le fémin­isme.  « Les les­bi­ennes ne sont pas des femmes », déclara Monique Wit­tig en 1978, lors d’une con­férence inti­t­ulée «The Straight Mind » (qu’on pour­rait traduire par « la pen­sée hétéro »), à New York. Lorsqu’elle fut pronon­cée, cette phrase sus­ci­ta un instant de « stupé­fac­tion » et de « silence », comme le souligne la mil­i­tante les­bi­enne Louise Tur­cotte, proche amie de Monique Wit­tig, dans la pré­face de l’édition française du livre dont le titre est emprun­té à cette con­férence, La Pen­sée straight ² . Énig­ma­tique, cet apho­risme va clore un chapitre entier de l’histoire du fémin­isme: « Les les­bi­ennes ne sont pas des femmes », nous dit Monique Wit­tig, car « ce qui fait une femme, c’est une rela­tion sociale par­ti­c­ulière à un homme, […] rela­tion à laque­lle les les­bi­ennes échap­pent en refu­sant de devenir ou de rester hétéro­sex­uelles ³ ». En poli­ti­sant l’hétérosexualité comme un régime poli­tique dom­i­nant, plutôt que comme une sim­ple ori­en­ta­tion sex­uelle et en pro­posant de faire du sujet «les­bi­ennes » un sujet révo­lu­tion­naire qui échappe aux assig­na­tions sex­uées, Monique Wit­tig bal­aie l’évidence du sujet «femmes » comme point de départ de la lutte fémin­iste. Com­ment en est-elle venue à théoris­er de la sorte l’hétérosexualité? Quel est ce « séjour en enfer » dans le MLF dont elle par­le à Adri­enne Rich? C’est en me posant toutes ces ques­tions que j’ai ten­té de décou­vrir non pas tant la per­son­nal­ité de Monique Wit­tig que la les­bi­enne qu’elle était.  Née en 1935 dans une famille mod­este à Dan­nemarie dans le Haut-Rhin, Monique Wit­tig se fait d’abord con­naître en tant que roman­cière. Sur­douée de la lit­téra­ture, elle décroche en 1964, à l’âge de 29 ans, le prix Médi­cis pour son pre­mier roman L’Opo­pon­ax (Minu­it, 1964) qui, comme le remar­quera elle-même Wit­tig, racon­te « l’histoire d’un amour entre deux petites filles […] aspect du les­bian­isme qui a été com­plète­ment passé sous silence ⁴ ». À l’occasion de la sor­tie de son troisième roman, Le Corps les­bi­en, (Minu­it, 1973), elle explicite davan­tage l’importance du les­bian­isme dans son tra­vail lit­téraire: « Mon écri­t­ure a tou­jours été liée indis­sol­uble­ment à une pra­tique sex­uelle inter­dite : le les­bian­isme. » Sa con­cep­tion de la lit­téra­ture comme champ de bataille où sub­ver­tir l’ordre du lan­gage et des représen­ta­tions patri­ar­cales prend une dimen­sion pro­pre­ment mil­i­tante en Mai 68, lorsqu’elle cofonde dans la Sor­bonne occupée le Comité révo­lu­tion­naire d’action cul­turelle (CRAC), auquel se joint une longue liste d’artistes engagé·es, par­mi lesquel·les Mau­rice Blan­chot, Mar­guerite Duras, Nathalie Sar­raute, ou encore André Téch­iné.

À l’initiative de la première manifestation féministe

Quelques mois plus tard, Wit­tig pub­lie son deux­ième roman, Les Guéril­lères (Minu­it, 1969), poème épique qui relate l’histoire d’une troupe de com­bat­tantes – désignées par le pronom « elles » – prenant les armes pour se libér­er du joug de l’oppression. Œuvre prophé­tique, Les Guéril­lères annonce le Mou­ve­ment des femmes à venir. Le 21 mai 1970, dix-huit femmes –issues d’un groupe dont Monique Wit­tig avait été à l’initiative en octo­bre 1968– don­nent à l’université de Vin­cennes le coup d’envoi de la pre­mière man­i­fes­ta­tion fémin­iste. Dans les mois qui suiv­ent, les ren­con­tres avec d’autres groupes de femmes se mul­ti­plient. Le 26 août 1970, en sou­tien à la grève fémin­iste organ­isée le même jour à New York pour le 50e anniver­saire du droit de vote des femmes, Monique Wit­tig se pro­cure avec celle qui devien­dra une autre grande fig­ure du MLF, Chris­tine Del­phy, une imposante gerbe de fleurs. Elles ten­tent ensuite de dépos­er cette gerbe avec huit autres femmes sur la tombe du Sol­dat incon­nu sous l’Arc de Tri­om­phe, en hom­mage à celle qui est « plus inconnu[e] que le Sol­dat incon­nu: sa femme ». Cette action spec­tac­u­laire et médi­atisée est con­sid­érée comme l’acte de nais­sance du Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes. À par­tir de la ren­trée 1970, ce sont plusieurs cen­taines de femmes qui se retrou­vent régulière­ment à l’École des beaux-arts de Paris où elles tien­nent les assem­blées générales du MLF. Dans ce mou­ve­ment, Monique Wit­tig a un rôle d’impulsion théorique et poli­tique. Elle est, avec Chris­tine Del­phy, l’un des grands noms du fémin­isme matéri­al­iste, qu’elle con­tribue à forg­er théorique­ment tout au long des années 1970. À par­tir d’une grille d’analyse marx­iste de la société, ce courant affirme que le rap­port de dom­i­na­tion entre hommes et femmes est un rap­port d’exploitation économique reposant sur le tra­vail gra­tu­it que les femmes four­nissent dans la sphère domes­tique. Ces idées sont dévelop­pées pour la pre­mière fois dans le man­i­feste rédigé par Wit­tig «Com­bat pour la libéra­tion de la femme ⁵ », pub­lié en mai 1970 dans le jour­nal con­tes­tataire L’Idiot inter­na­tion­al. Elle y écrit, reprenant Engels, que « dans la famille, l’homme est le bour­geois; la femme, le pro­lé­taire » et affirme que les femmes con­stituent « la classe la plus anci­en­nement opprimée ». Sur le mod­èle de la dic­tature du pro­lé­tari­at, Wit­tig appelle donc à une « prise de pou­voir poli­tique » des femmes afin d’abolir la dom­i­na­tion patri­ar­cale. Au sein du MLF parisien, Monique Wit­tig a par­ticipé à la créa­tion du groupe des Fémin­istes révo­lu­tion­naires qui rassem­ble les fémin­istes matéri­al­istes ou rad­i­cales con­va­in­cues que la féminité est une con­struc­tion sociale et que la divi­sion hommes/femmes est le pro­duit d’un rap­port d’exploitation domes­tique. Ce groupe s’oppose fer­me­ment au col­lec­tif Psy­ch­analyse et poli­tique (couram­ment appelé Psy­chépo), emmené par la psy­ch­an­a­lyste et éditrice Antoinette Fouque, qui défend une vision dif­féren­tial­iste de la féminité : le but d’un mou­ve­ment de femmes n’est pas d’abolir les caté­gories de sexe mais de reval­oris­er la spé­ci­ficité fémi­nine, liée à l’expérience de la mater­nité, afin d’opérer une révo­lu­tion sym­bol­ique. Dans un entre­tien avec Louise Tur­cotte en 1975, Wit­tig s’inquiète de « cette espèce de nou­velle féminité qui est soi-dis­ant une libéra­tion mais qui est une régres­sion en fait ». Elle signe par ailleurs le fameux Man­i­feste des 343 pour la lib­erté d’avorter, pub­lié le 5 avril 1971 dans Le Nou­v­el Obser­va­teur, et par­ticipe à de nom­breuses actions du mou­ve­ment. Le 10 mars 1971, elle fait par­tie de la dizaine de militant·es homosexuel·les qui sabo­tent l’émission radio­phonique de Ménie Gré­goire con­sacrée à « L’homosexualité, ce douloureux prob­lème », acte qui mar­que la nais­sance du Front homo­sex­uel d’action révo­lu­tion­naire (FHAR).

Les Gouines Rouges, premier collectif politique de lesbiennes

« Passeuse de l’histoire des femmes » et « forgeuse de liens », selon les mots de l’historienne Audrey Lasserre, Monique Wit­tig con­tribue aus­si par sa per­son­nal­ité à soud­er le Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes à Paris. Nom­bre des mil­i­tantes du MLF se rap­pel­lent sa sym­pa­thie et sa bien­veil­lance à l’égard des nou­velles recrues. L’historienne et spé­cial­iste de l’histoire des femmes Marie-Jo Bon­net, qui rejoint le MLF en 1971, écrit: « Monique Wit­tig […] est cer­taine­ment la femme qui m’a don­né envie de rester au MLF. […] Elle incar­ne la créa­tiv­ité du mou­ve­ment, l’accès à l’écriture, et cette bien­faisante parole poé­tique qui me changeait de la langue de bois marx­iste ou freu­di­enne très à la mode alors⁶ .» Fémin­iste de la pre­mière heure, Monique Wit­tig se dis­tingue néan­moins rapi­de­ment de la plu­part de ses cama­rades de lutte en insis­tant sur la néces­sité de vis­i­bilis­er le les­bian­isme au sein du mou­ve­ment. Comme elle le racon­te dans un entre­tien paru en 1974 dans la revue Actuel, c’est pour dénon­cer l’homophobie de nom­breuses mil­i­tantes fémin­istes qu’elle con­tribue à créer au début de l’année 1971, aux côtés d’autres les­bi­ennes du MLF comme Chris­tine Del­phy, Cather­ine Deudon ou Eve­lyne Roched­ereux, le pre­mier col­lec­tif poli­tique de les­bi­ennes, les Gouines rouges : « Une con­ver­sa­tion mondaine chez l’une d’entre nous sur l’homosexualité. Des ques­tions de pure curiosité : “Com­ment faites-vous entre vous?” […] Des com­men­taires comme : “Ce qu’il y a de gênant dans l’homosexualité, c’est que vous ne pou­vez pas avoir d’enfant.” Et “Y’en a marre de l’homosexualité.” Là, un petit nom­bre d’entre nous se sont sen­ties agressées parce que c’était le seul aspect de notre oppres­sion qui n’était pas abor­dé d’un point de vue poli­tique, c’était le ray­on attrac­tion du mou­ve­ment, folk­lorique. […] Les Gouines rouges sont nées de ça.» Les recherch­es his­to­ri­ographiques sur le MLF ont longtemps affir­mé que ce mou­ve­ment avait con­sti­tué un espace inédit de libéra­tion de l’homosexualité fémi­nine. Pour­tant, ce témoignage de Wit­tig invite à rel­a­tivis­er, si ce n’est à réfuter, cette lec­ture. Surtout, l’histoire des résis­tances des fémin­istes aux ten­ta­tives de créa­tion de groupes de les­bi­ennes dans le MLF, que j’ai longue­ment détail­lée dans ma thèse de doc­tor­at ⁷ , per­met d’écrire une tout autre his­toire des rap­ports entre fémin­isme et les­bian­isme dans les années 1970. Dans Class­er, Domin­er. Qui sont les « autres » ? Chris­tine Del­phy rap­pelle le « tol­lé » qu’a sus­cité la créa­tion des Gouines rouges. Tou­jours dans le cadre de mes recherch­es, j’ai pu exhumer aux archives les­bi­ennes de Paris des témoignages, datant du début des années 1980, dans lesquels des mil­i­tantes les­bi­ennes posent un regard cri­tique sur les dix années précé­dentes de mil­i­tan­tisme fémin­iste en s’affairant à dénon­cer la manière dont les fémin­istes ont ten­té de saper les groupes de les­bi­ennes dans le MLF parisien.

Parler en tant que « Lesbienne » plutôt qu’en tant que « Femme »

Il est impor­tant de rap­pel­er la logique poli­tique qui sous-tend cette volon­té chez Wit­tig de vis­i­bilis­er le les­bian­isme dans le Mou­ve­ment des femmes. Les spé­cial­istes de l’histoire du MLF (comme les anci­ennes amies fémin­istes de Wit­tig) ont par­lé de « rad­i­cal­i­sa­tion » les­bi­enne chez Wit­tig, voire de pos­ture « séparatiste ». Pour ces dernières, le « Nous, les femmes » du MLF était uni­versel, il inclu­ait toutes les femmes. Selon elles, le les­bian­isme poli­tique de Wit­tig aurait eu pour effet de le divis­er, c’est-à-dire de frac­tur­er l’unité du mou­ve­ment. Ces affir­ma­tions sont « hétéro-nor­ma­tives »: elles ne pren­nent pas en compte l’exclusion pre­mière des les­bi­ennes de ce « Nous, les femmes ». C’est pré­cisé­ment pour dénon­cer la fausse pré­somp­tion d’universalité du sujet « femmes » du MLF que Wit­tig s’est attachée à défendre une posi­tion « les­bi­enne » dans le mou­ve­ment fémin­iste, c’est-à-dire à s’exprimer en tant que « les­bi­enne » plutôt qu’en tant que « femme ». Par­ler de rad­i­cal­i­sa­tion les­bi­enne ou de séparatisme témoigne d’une défor­ma­tion de la pen­sée poli­tique de Wit­tig. Quand elle affirme sur la ban­de­role qu’elle bran­dit lors de l’action à l’Arc de Tri­om­phe qu’« un homme sur deux est une femme », elle expose l’effacement des femmes que l’universel (mas­culin) per­forme. C’est bien dans la con­ti­nu­ité de ce raison­nement qu’elle pro­pose dans le MLF de vis­i­bilis­er les les­bi­ennes : la caté­gorie sur­plom­bante des «femmes » agit, selon Wit­tig, comme un « plac­ard » pour les les­bi­ennes, c’est-à-dire qu’elle con­tribue à les main­tenir dans l’invisibilité en tant que les­bi­ennes. Le les­bian­isme de Wit­tig n’est pas un séparatisme : il repose sur une poli­tique anti-assim­i­la­tion­niste visant à vis­i­bilis­er les iden­tités exclues des caté­gories sup­posé­ment uni­verselles, et ce y com­pris au sein du fémin­isme.  Après la dis­so­lu­tion des Gouines rouges dans le courant de l’année 1973, Wit­tig pro­jette de créer un Front les­bi­en inter­na­tion­al. Là encore les résis­tances des fémin­istes se font vives, et cer­tains témoignages évo­quent une per­sé­cu­tion à son égard. Accusée de trahir la soror­ité fémin­iste en met­tant en avant une iden­tité les­bi­enne par­ti­c­ulière (plutôt qu’une iden­tité «femme» ), Wit­tig par­le d’une « purge » à son encon­tre ⁸ , et racon­te, dans un entre­tien accordé à Libéra­tion (17 juin 1999), avoir été « util­isée comme bouc émis­saire », avoir « con­nu la guil­lo­tine, la tête coupée ». Les raisons de son départ aux États-Unis en 1976, six ans après avoir con­tribué à la créa­tion du Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes, sont sans appel: « Franche­ment, […] elles ont presque réus­si à me détru­ire totale­ment et elles m’ont, oui, chas­sée de Paris. » C’est bien parce que les fémin­istes ont tout fait pour « empêch­er […], paral­yser et détru­ire les groupes de les­bi­ennes⁹ », qu’elle a fini par fuir aux États-Unis. Une fuite –il est grand temps de l’affirmer et de le recon­naître– qui résulte d’un défer­lement de vio­lence con­tre une les­bi­enne qui souhaitait que le fémin­isme recon­naisse la spé­ci­ficité de l’existence les­bi­enne. L’exil de Monique Wit­tig aux États-Unis est l’histoire d’une élim­i­na­tion poli­tique, au cœur de la « glo­rieuse » décen­nie du MLF.

Rupture fondamentale dans le champ de la théorie féministe

Deux textes majeurs sont pub­liés en français en févri­er et mai 1980 dans la revue fémin­iste matéri­al­iste Ques­tions fémin­istes. Dans « La pen­sée straight » et « On ne naît pas femme », Monique Wit­tig explique que l’hétérosexualité n’est pas une sex­u­al­ité par­mi d’autres, mais un régime poli­tique, un sys­tème social con­traig­nant: « un noy­au de nature qui résiste à l’examen, une rela­tion qui revêt un car­ac­tère d’inéluctabilité dans la cul­ture comme dans la nature ». En d’autres ter­mes, elle dénat­u­ralise l’hétérosexualité qu’elle pose comme une con­struc­tion poli­tique ser­vant l’appropriation des femmes par les hommes. Mais Wit­tig ne se con­tente pas de théoris­er l’hétérosexualité comme un régime sex­uel imposé : elle affirme que c’est à tra­vers ce régime qu’est pro­duite la dif­férence sex­uelle. Ain­si, « si nous les­bi­ennes, homo­sex­uels nous con­tin­uons à nous dire, à nous con­cevoir des femmes, des hommes nous con­tribuons au main­tien de l’hétérosexualité », écrit-elle dans « La pen­sée straight», arti­cle qu’elle con­clut sur cette phrase restée célèbre : « Il serait impro­pre de dire que les les­bi­ennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car la femme n’a de sens que dans les sys­tèmes de pen­sée et les sys­tèmes économiques hétéro­sex­uels. Les les­bi­ennes ne sont pas des femmes. » La pen­sée wit­tigi­en­ne sur l’hétérosexualité et le les­bian­isme pro­duit une rup­ture théorique et épisté­mologique fon­da­men­tale dans le champ de la théorie fémin­iste puisqu’elle artic­ule la pro­duc­tion des caté­gories de sexe, et donc le sujet « femmes » du fémin­isme, au main­tien de la norme hétéro­sex­uelle. En déclarant que les les­bi­ennes ne sont pas des femmes, elle sape les fonde­ments du MLF, dont la con­di­tion de pos­si­bil­ité résidait pré­cisé­ment dans l’identification col­lec­tive aux « femmes ». C’est ain­si qu’il faut com­pren­dre le scan­dale que provo­quèrent ces deux textes au sein du MLF. Cette pub­li­ca­tion entraîne en France l’émergence d’un mou­ve­ment de les­bi­ennes rad­i­cales, affir­mant avec humour que « l’hétérosexualité est au patri­ar­cat ce que la roue est à la bicy­clette ». Les les­bi­ennes rad­i­cales attaque­nt alors publique­ment le MLF, l’accusant d’avoir cen­suré les les­bi­ennes tout au long de la décen­nie 1970, et le qual­i­fient désor­mais d’« hétéro-fémin­iste ». Dans ce con­texte explosif, le comité de rédac­tion de la revue Ques­tions fémin­istes se scinde en deux groupes. Le pre­mier (com­posé de Chris­tine Del­phy, Emmanuèle de Lesseps, Claude Hen­nequin, et béné­fi­ciant du sou­tien de Simone de Beau­voir) refuse la cri­tique wit­tigi­en­ne de l’hétérosexualité comme régime de pou­voir et con­tin­ue à défendre une iden­ti­fi­ca­tion exclu­sive aux « femmes » pour le mou­ve­ment fémin­iste. Pour le sec­ond groupe (com­posé notam­ment de Monique Wit­tig et Colette Guil­lau­min), « les­bi­enne » est une posi­tion poli­tique plus cohérente avec le fémin­isme matéri­al­iste dont l’objectif est la destruc­tion des caté­gories de sexe. La revue ne survit pas à ce con­flit et le comité de rédac­tion s’auto-dissout le 24 octo­bre 1980. Lorsque, en févri­er 1981, Chris­tine Del­phy et Emmanuèle de Lesseps annon­cent la pub­li­ca­tion d’une nou­velle revue por­tant le titre à peine mod­i­fié de Nou­velles Ques­tions fémin­istes, les les­bi­ennes poli­tiques de l’ancien comité de rédac­tion se sen­tent trahies, et à nou­veau ignorées et bafouées par les fémin­istes. Wit­tig écrit à ce moment-là une let­tre à Simone de Beau­voir dans laque­lle elle implore cette dernière de « ne pas cou­vrir de [son] nom cette opéra­tion mal­hon­nête », avant d’ajouter : « Les faits sont les faits: élim­in­er cinq les­bi­ennes d’un lieu où s’élabore la théorie fémin­iste sous pré­texte que leur les­bian­isme n’est pas con­forme peut dif­fi­cile­ment pass­er pour une pra­tique pro­les­bi­enne ¹⁰.» Cette demande restera let­tre morte. L’affaire se pour­suit au tri­bunal et le procès est gag­né par les fon­da­tri­ces de la nou­velle revue. Cofon­da­trice du MLF en 1970, Wit­tig sort de cette décen­nie épuisée, dés­abusée et abattue. Elle fera le réc­it de son expéri­ence mal­heureuse dans sa fable Paris-la-poli­tique, qu’elle pub­lie en 1985 dans la revue les­bi­enne Vlas­ta et dans laque­lle elle narre métaphorique­ment l’histoire des luttes de pou­voir au sein du Mou­ve­ment des femmes. Si Les Guéril­lères pré­fig­u­rait en 1969 la révolte fémin­iste sur le point d’éclore, Paris-la-poli­tique scelle la fin des illu­sions dans les larmes et la douleur les­bi­ennes.

Avec quarante ans de retard, le féminisme français la redécouvre

Le recueil The Straight Mind and Oth­er Essays, qui rassem­ble la majeure par­tie des arti­cles théoriques de Monique Wit­tig, est pub­lié en 1992 aux États-Unis. « C’est le plus loin que je pou­vais aller dans ma pen­sée poli­tique, qui n’est pas accept­able ici [en France], et qui est de con­sid­ér­er l’hétérosexualité comme un régime poli­tique, un régime de dom­i­na­tion », expli­quera-t-elle quelques années plus tard Monique Wit­tig dans un entre­tien don­né au quo­ti­di­en Libéra­tion (17 juin 1999). Il aura cepen­dant fal­lu atten­dre près de dix ans avant qu’il ne soit traduit en français, alors que l’analyse de Wit­tig de l’hétérosexualité comme régime poli­tique a eu une influ­ence majeure sur l’émergence des théories queer aux États-Unis dans les années 1990, qui s’attachent à penser le régime de la nor­ma­tiv­ité sex­uelle. C’est surtout avec la pub­li­ca­tion en 1990 de Gen­der Trou­ble (Trou­ble dans le genre, La Décou­verte, 2005) de la philosophe améri­caine Judith But­ler, essai dans lequel la pen­sée wit­tigi­en­ne occupe une place cen­trale, que Monique Wit­tig est redé­cou­verte par une nou­velle généra­tion de mil­i­tantes et théorici­ennes fémin­istes et les­bi­ennes français­es. Dans la sec­onde moitié des années 1990, The Straight Mind est dis­cuté et traduit dans le cadre des sémi­naires du Zoo à Paris, organ­isés par le soci­o­logue et penseur trans­fémin­iste Sam Bourci­er, et dont l’objectif est d’introduire les études gaies, les­bi­ennes et queer en France.  Wit­tig refait ain­si lente­ment sur­face en France à la fin des années 1990 et tout au long des années 2000. Elle est invitée en 1997 au col­loque « Les études gay et les­bi­ennes », organ­isé par le soci­o­logue et philosophe Didi­er Eri­bon au Cen­tre Georges-Pom­pi­dou. En 2001, Sam Bourci­er et Suzette Robi­chon –mil­i­tante les­bi­enne– organ­isent le pre­mier col­loque con­sacré à son œuvre. Ces dernières années, Monique Wit­tig est dev­enue une icône les­bi­enne, adulée par une nou­velle généra­tion de mil­i­tantes nour­ries au fémin­isme matéri­al­iste et à la pen­sée queer, qui voient en elle une référence majeure pour penser la vio­lence du régime hétéro­sex­uel et de la bina­rité de genre. Ces dernières années, La Pen­sée straight a fait l’objet de repub­li­ca­tions ¹¹, et aujourd’hui, les travaux de recherche uni­ver­si­taire sur Wit­tig se mul­ti­plient à grande vitesse. La France redé­cou­vre, avec quar­ante ans de retard, la puis­sance de ses analy­ses poli­tiques con­fisquées sur l’autel de l’hétéro-féminisme.
  1. Monique Wit­tig, vers 1981. Cette let­tre et toutes les let­tres citées dans l’article appar­ti­en­nent au même fonds : Monique Wit­tig Papers, Gen­er­al Col­lec­tion, Bei­necke Rare Book and Man­u­script Library, Yale Uni­ver­si­ty.
  2. Monique Wit­tig, La Pen­sée straight, tra­duc­tion de Sam Bourci­er, édi­tions Bal­land, 2001. Ce recueil de textes est pub­lié ini­tiale­ment en anglais en 1992 chez Bea­con Press sous le titre de Straight Mind and Oth­er Essays.
  3. Monique Wit­tig, « On ne naît pas femme », dans La Pen­sée straight, Paris, Édi­tions Ams­ter­dam, 2018.
  4. Josy Thibaut, «Monique Wit­tig racon­te…», Pro­Choix, n°46, 2008.
  5. Le titre orig­i­nal du man­i­feste était « Pour un mou­ve­ment de libéra­tion des femmes », mais il a été changé par l’éditeur avant pub­li­ca­tion.
  6. Marie-Jo Bon­net, Qu’est-ce qu’une femme désire quand elle désire une femme ?, Odile Jacob, 2004.
  7. Ilana Eloit, Les­bian Trou­ble : Fem­i­nism, Het­ero­sex­u­al­i­ty and the French Nation (1970–1981), thèse de doc­tor­at, LSE – Lon­don School of Eco­nom­ics and Polit­i­cal Sci­ence, Depart­ment of Gen­der Stud­ies, 2018
  8. Monique Wit­tig, Let­tre à Simone de Beau­voir, 2 mars 1981.
  9. Monique Wit­tig, Let­tre à Monique Plaza, 16 juin 1980.
  10. Monique Wit­tig, let­tre à Simone de Beau­voir, 2 mars 1981. 11. La dernière aux édi­tions Ams­ter­dam en 2018, dans une tra­duc­tion de Sam Bourci­er.

Les mots importants

Queer

En anglais, le terme queer sig­ni­fie...

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