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Maggie Nelson : désirer à tout prix

Se réin­ven­ter hors de toute assig­na­tion. Chez l’écrivaine et uni­ver­si­taire queer Mag­gie Nel­son, l’écriture est au ser­vice d’une irré­ductible lib­erté. Dans cette carte blanche, la roman­cière française Emmanuelle Richard dit toute l’admiration qu’elle voue à l’œuvre inclass­able de cette poétesse, essay­iste et cri­tique d’art états-uni­enne. Elle invite à écouter la voix sin­gulière d’une autrice dont les livres sont autant d’actes de résis­tance à la cul­ture dom­i­nante.
Publié le 12/04/2023

Modifié le 16/01/2025

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°10 Danser, de mai 2023. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.
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La pre­mière fois que j’entends sa voix, c’est dans Une par­tie rouge. Ce réc­it de 2007¹ con­tient déjà tout, à la fois d’elle et de son œuvre en cours et à venir. Avec cette image dont je me sou­viens avec pré­ci­sion : à la fin d’une journée d’audience au procès du meurtre de sa tante Jane, Mag­gie Nel­son erre ivre dans la ville la nuit, loin du souci per­ma­nent de la sécu­rité. Elle parvient à la voie fer­rée. Elle s’y allonge pour écouter « le silence du monde ». Elle fume une cig­a­rette « en ayant l’impression de faire par­tie du sol ». Qui écrit ça, et comme ça ? Et puis elle pour­suit, « D’aussi loin que je me sou­vi­enne, c’est l’une de mes sen­sa­tions préférées. Être seule dans un lieu pub­lic, errant dans la nuit ou éten­due par terre, anonyme, invis­i­ble, flot­tant sur le sol. Être “un homme de la foule” ou au con­traire seule avec la Nature, voire Dieu. Réclamer sa part d’espace pub­lic alors qu’on a l’impression de dis­paraître dans son immen­sité, sa sub­lim­ité. […] Ne vous a‑t-on pas répété des mil­lions de fois qu’une femme se prom­enant seule la nuit court à la cat­a­stro­phe ? Dans ces con­di­tions, impos­si­ble de décider si vous êtes courageuse et libre ou idiote et portée à l’autodestruction. Car par­fois, s’entraîner à la mort se résume bien à cela. Ado­les­cente, j’aimais pren­dre des bains dans le noir avec des pièces de mon­naie sur les yeux. » Je sais à cet instant que je la lirai toute ma vie.

Rédigé après la vaste « entre­prise psy­cho­tique » de Jane, un meurtre² (2005), telle qu’elle désigne son pre­mier recueil de poèmes, Une par­tie rouge est le lieu de mille choses en une. Un aveu d’échec à plusieurs niveaux sous forme d’enquête. On y assiste à ses côtés à la rup­ture, au sens pro­pre comme au fig­uré, qui mèn­era à ce qui com­pose l’essentiel de sa médi­ta­tion sur les bleus dans Bleuets³ (2009). Au com­mence­ment du livre, elle cite l’écrivain Peter Hand­ke et par­le de « silence hébété » pour décrire l’état dans lequel la plonge, en 2005, la réou­ver­ture de l’enquête sur l’assassinat de Jane (lire l’encadré ci-dessus), la sœur cadette de sa mère, trente-cinq ans plus tôt, quand cette dernière se tenait sur le seuil de sa vie d’adulte. Elle-même est alors en train d’effectuer les ultimes cor­rec­tions du man­u­scrit de Jane, un meurtre, livre de poésie sur cette affaire classée dont elle pen­sait être tout juste par­v­enue à se délester, dans lequel elle a injec­té des extraits du jour­nal d’adolescence de sa tante. Le coup de télé­phone de l’inspecteur Schroed­er réduit tout à néant. La cathar­sis espérée, via la recréa­tion de la dis­parue au tra­vers d’éclats de fic­tion, de poèmes et de ses pro­pres mots est annulée. Ce nou­veau procès vient rou­vrir les vieilles blessures de cette famille à jamais han­tée par la perte. Pour le grand-père, qui a tou­jours com­mis la con­fu­sion des prénoms entre sa fille Jane et sa petite-fille Mag­gie, il s’agira de la per­dre deux fois.

Mais un autre événe­ment inat­ten­du vient s’ajouter. Entre la réou­ver­ture de l’enquête et le début du procès, le cœur de l’écrivaine se brise, suite à une sépa­ra­tion. C’est ce point qui m’intéresse : en vérité, au moment de la prise de notes et du tra­vail pré­para­toire, elle som­bre dans l’état bleu dans lequel elle nous per­met de l’accompagner, et nous fait assis­ter de l’intérieur au tres­sage des raisons menant à l’acte d’écrire. Tout juste débar­quée à Los Ange­les, qu’elle ne con­naît pas, après avoir quit­té New York où elle n’a plus rien à faire, elle com­pose Une par­tie rouge dans un état mêlant con­science accrue, désar­roi et chaos men­tal, l’esprit dérangé par la souf­france. Elle se donne à voir en train de rouler à toute vitesse des heures durant sur l’autoroute, sans nulle part où aller, comme roule le per­son­nage de Maria Wyeth au début de Play It as it Lays, le livre de Joan Did­ion⁴ paru en 1970. Elle se donne à voir, hébétée, face à ses gouf­fres, en train de com­mencer à per­dre pied, en lutte con­tre les con­séquences de l’événement par lequel tem­po­raire­ment son feu s’éteint. Mais elle ne se défile pas. Elle ne rechigne jamais à se mon­tr­er en dif­fi­culté et c’est une des raisons pour laque­lle je l’aime tant.

Entre crudité frontale et grande délicatesse

Écrit depuis le fond de la cav­erne de la douleur psy­chique, dans un moment où le réser­voir du désir est anni­hilé, à sec, éva­poré, Une par­tie rouge com­porte en arrière-fond la chronique d’un effon­drement intérieur, le genre à men­er là où le bleu est si bleu que l’on dirait un dia­mant noir. Ce texte est le revers de Bleuets, pro­jet par lequel elle cherchera plus tard la ces­sa­tion de la douleur et du manque, le désir­able oubli – ce long chemin à par­courir. Elle l’écrit autant pour faire rem­part au silence, au mys­tère entourant la mort de Jane et l’identité de son meur­tri­er, que pour essay­er d’échapper à l’état bleu, dans une ten­ta­tive déchi­rante de sauve­g­arder sa struc­ture men­tale en organ­isant ses journées autour de ce tra­vail. La com­po­si­tion d’Une par­tie rouge lui per­met la survie immé­di­ate. Pour moi, son acharne­ment à tout not­er du procès vient de là. L’écriture est ce qui la tient. À ce moment plus que jamais. Alors, parce qu’on y voit à l’œuvre une par­tie de l’atelier de l’écriture et la fab­rique de la néces­sité du geste, qui relève beau­coup du hasard et des cir­con­stances, ce texte incar­ne sa pro­duc­tion la plus per­son­nelle.

Mon sec­ond choc après Une par­tie rouge est Les Arg­onautes. Ce livre retrace sa ren­con­tre avec Har­ry Dodge, artiste trans­genre ; la nais­sance de leur grande his­toire d’amour ; leur pro­jet de faire famille autrement. Il y a cette pre­mière page stupé­fi­ante d’équilibre : « Tu gar­dais “Mol­loy” près de ton lit et, dans une douche som­bre et inutil­isée, un paquet de pénis. Que deman­der de mieux ? Tu as demandé : Pour que tu prennes du plaisir, ça marche com­ment ? Et tu es resté pas trop loin, atten­dant la réponse. » Cette pre­mière page réu­nit à elle seule l’ensemble de ce qui m’intéresse en lit­téra­ture. Ce que je recherche quand je lis et ce vers quoi j’ai envie de ten­dre quand j’écris. Un mou­ve­ment par­fait entre la force et la fragilité ; la cru­dité frontale et nue et une très grande déli­catesse ; l’incarnation la plus sen­sorielle, prosaïque et ancrée, et la poésie pure.

La cor­réla­tion de cette vul­néra­bil­ité et de cette puis­sance tra­verse l’ensemble de son œuvre. Com­ment aimer ? n’a‑t-elle de cesse de se deman­der. Com­ment attein­dre une intim­ité rad­i­cale mais sécurisée face à l’altérité non moins rad­i­cale qu’est l’autre ? De l’amour amoureux aux ram­i­fi­ca­tions les plus éten­dues, élar­gies, qui mènent à l’amour intere­spèces en pas­sant par l’amour mater­nel, loin de tout fétichisme ; plus elle va, plus son œuvre s’ouvre. Plus elle déploie les ques­tion­nements afférents à l’éventail de toutes les formes de liens d’attachement envis­age­ables. Com­ment vivre l’interdépendance sans tomber en morceaux ? Sans nég­liger ses désirs et besoins, ni ceux des autres ? Sans per­dre son cen­tre ? En a‑t-on même un, et si oui, de quoi est-il con­gloméré ? Pour aboutir au care, notion déployée dans ses textes com­posés en 2021 à la cinquan­taine dans De la lib­erté. Qua­tre chants sur le soin et sur la con­trainte. Cette obses­sion me la rend proche, famil­ière, et la sincérité à l’œuvre dans tous ses écrits – cette image d’elle couchée sur les rails –, bien qu’inévitablement mise en scène et ultra cal­i­brée, dans le con­trôle, m’impressionne autant qu’elle me boule­verse.

Après, je n’ai pas aimé Bleuets, chronique d’une dépres­sion fon­due dans une médi­ta­tion, une vari­a­tion en spi­rale sur la couleur bleue. Je ne l’ai pas aimé car il m’enfermait, me rame­nait dans un endroit duquel j’avais eu tant de mal à par­tir, même si je n’ai pas com­pris tout de suite la rai­son de mon rejet. Sans doute voulais-je tenir loin de moi ce puits bleu con­sti­tu­ant un écho trop récent. Je suis rev­enue à elle il y a peu avec son recueil poé­tique Jane, un meurtre et son essai De la lib­erté.

Écrire sur le désir

Ces derniers mois, j’ai com­pris cette chose sim­ple, limpi­de au fond, qui m’avait pour­tant jusque-là échap­pé : écrire sur le désir au sens large revient à écrire sur le vouloir, ce qui mène directe­ment à trac­er un cer­cle à la craie autour du motif du pou­voir. Or, on ne peut pas évo­quer la notion de pou­voir sans la mêler à celle de la rela­tion à l’autre. Et pour bien habiter une rela­tion, il faut être en mesure d’investir son agen­tiv­ité. L’agentivité, soit la capac­ité à être un sujet, est trop sou­vent empêchée du côté des femmes, con­di­tion­nées à être des objets, au mieux des sujets qui se minorent pour ne pas effray­er. Cette somme mène directe­ment à la ques­tion plus vaste de la lib­erté. C’est quand est sor­ti son essai De la lib­erté. Qua­tre chants sur le soin et la con­trainte (2022) que tout s’est éclairé ; m’est apparue, prisme scin­til­lant, la mise en rela­tion évi­dente de ces dif­férents blocs. J’ai pu éprou­ver cette vérité dans ma vie per­son­nelle : après avoir eu si peur lors de la fab­ri­ca­tion de mon roman Hommes (L’Olivier, 2022) à cause de la hau­teur de sa charge sex­uelle, qui visait entre autres à redessin­er l’horizon de ce que pour­raient être les rap­ports hétéros avec des hommes cis­gen­res prêts à aban­don­ner leur pou­voir, je ne me suis jamais sen­tie autant investie de ma force qu’une fois sa pub­li­ca­tion avérée, en août dernier. J’ai, depuis, arrêté de me minor­er. Tout s’est, bizarrement – ou pas ? –, sim­pli­fié.

Comment vivre l’interdépendance sans tomber en morceaux ? Sans négliger ses désirs et besoins, ni ceux des autres ? Sans perdre son centre ?

En reprenant cha­cun de ses livres, se sont dévoilés à moi des élé­ments qui avaient été oblitérés par mon pro­pre regard, que je n’avais pas perçus à l’époque. J’ai changé, vieil­li. À 37 ans je ne souligne plus les mêmes choses. Partout, tel un fil rouge ten­du, une rage d’être à la hau­teur de son désir sans con­ces­sion. La ten­sion de ses phras­es à la tra­jec­toire droite comme celle de balles, indépen­dam­ment de leur longueur, prose effi­cace à la pré­ci­sion en arme. La presque sécher­esse de celle-ci. Oui mais. Sa beauté de roche nue cou­vant un mag­ma en fusion. Son acuité, sa façon de vis­er tou­jours juste sans jamais arrêter d’osciller sur le fil ténu de l’hybridation de l’intime le plus dévoilé, par là le plus uni­versel, avec la superbe de qui jouerait à la roulette russe. Jamais dupe d’elle-même. Sin­guli­er, hyp­no­tique mélange. Et puis des failles, une ambi­tion. Une fierté.

La fierté, à l’égal de l’intime, est une chose éminem­ment poli­tique. Elle est néces­saire à la capac­ité d’action. Sans fierté on n’est rien. Sans fierté on ne fait rien. La fierté est déjà à elle seule une forme de sédi­tion, le début d’un élan ; la pos­si­bil­ité d’une résis­tance ou d’une lutte en per­spec­tive. D’autres hori­zons, de réin­ven­tions. En écrivant cela, je vois appa­raître Niki de Saint-Phalle avec ses douze tableaux-per­for­mances à la cara­bine, cet assas­si­nat sans vic­times nom­mé Tirs qui la fit con­naître dans le monde entier et con­tient aus­si le mot « tears », « larmes ». Protes­ta­tion poli­tique con­tre l’époque. Protes­ta­tion per­son­nelle, si tant est qu’il y ait une dis­tinc­tion entre le poli­tique et le per­son­nel, pour se libér­er d’une douleur, d’un cha­grin. Le geste char­rie une vio­lence abrupte qui peut faire com­mu­nauté avec celle fig­u­rant dans Une par­tie rouge – ou avec les pul­sions de la mienne que je con­tiens par l’écriture.

Le désir vif de Mag­gie Nel­son résonne avec celui de Jean­nette Win­ter­son, d’Eileen Myles, écrivaines anglo­phones majeures et queer. Et si le queer était finale­ment la manière d’être au monde dont nous avons tous et toutes besoin, après laque­lle nous courons tous et toutes sans le savoir, un rap­port hor­i­zon­tal aux êtres ? À l’instar de Phoebe Waller Bridge dans la série Fleabag¹⁰ elle nous mon­tre com­bi­en la cru­dité et la sincérité sont des pris­es de pou­voir, et la vul­néra­bil­ité qui ne se cache pas, un autre nom de la puis­sance. La lire m’explique pourquoi, depuis tou­jours, j’écris au « je » en engageant mon corps et mon expéri­ence, pourquoi mon­tr­er la cor­poréité m’intéresse tant, pourquoi écrire à ce point sur le et autour du désir, alors qu’il n’y a pas si longtemps, je me revois dire à mon édi­teur je ne veux pas devenir l’écrivaine du désir, quand cha­cun de mes livres con­teste cette asser­tion. Pourquoi, dans la posi­tion de lec­trice-auditrice-spec­ta­trice, c’est tou­jours l’écriture de l’intime que je préfère. Pour sa portée et sa prox­im­ité, sa capac­ité d’agissement. Un engage­ment de la part de l’auteur·ice, une prise de risque. Une con­fes­sion, des con­fi­dences. Un don : celui d’un frag­ment inédit d’agentivité pos­si­ble, que chaque lecteur·ice pos­sède en soi sou­vent en som­meil, qui sera activé par la lec­ture.

La fin de l’espérance comme une délivrance

Puis j’ai relu Bleuets et je l’ai enfin aimé. Entre-temps, je m’étais réa­grégée, réa­gencée et pré­cisée. À la relec­ture, j’y ai vu autre chose qu’une spi­rale de dépres­sion : une brèche appa­raît vers la fin. Quelque chose de l’ordre de l’évolution qui pré­fig­ure déjà la guéri­son. Un hori­zon se dégage. Un ciel s’ouvre. J’ai pu percevoir la grande beauté de sa recherche poé­tique, et le grand courage qui courent entre les lignes pour par­venir à écrire depuis cette longue péri­ode d’anémie. Réus­sir à en faire quelque chose mal­gré tout. J’ai été émue par ce lent mou­ve­ment patient, ténu vers une atarax­ie¹¹ mineure, l’instant où l’on cessera de compter les jours. Où l’on cessera d’espérer le retour de la per­son­ne per­due. Où l’on pour­ra entrevoir la fin de l’espérance comme une délivrance.

Quand Jane, un meurtre était une réin­ter­pré­ta­tion des événe­ments au fil­tre de l’arbitraire des sou­venirs et de l’imaginaire, ain­si qu’un acte de recon­sti­tu­tion de la fig­ure de sa tante tuée, Une par­tie rouge est un réc­it per­son­nel à par­tir de cette iden­tique faille famil­iale orig­inelle, le déroulé au jour le jour d’un procès et une sorte de sauve-qui-peut la vie. Ce pan de non-fic­tion lui per­met égale­ment une explo­ration pro­téi­forme de ce qu’est l’écriture et pose ses raisons d’être dev­enue poète. Il la voit réfléchir aux lim­ites de cette pra­tique proche d’un phar­makon – mot récur­rent dans Bleuets, qui recou­vre l’idée à la fois d’un poi­son et d’un remède. Il vient soulever ses impli­ca­tions et ses con­séquences et la notion d’une respon­s­abil­ité quand on écrit – l’écriture étant jaugée ici comme l’une des pra­tiques de la lib­erté, et donc d’une éthique de l’écriture. Les jour­naux des morts sont-ils invi­o­lables comme ceux des vivants ? Les lire, avant même de les utilis­er, représente-t-il une effrac­tion ? La licence poé­tique con­stitue-t-elle une vio­lence – écrire Jane ne reve­nait-il pas à la créer et à l’assassiner dans un élan con­joint ? Le temps décalé lui per­met un regard empreint de recul sur ce tra­vail orig­inel : une mise en per­spec­tive des con­séquences de l’acte d’écrire avec ce qui mène à le réitér­er, quand bien même elle n’en ignore pas l’ambiguïté, ni les lim­ites. Il est enfin un cor­rec­tif ambiva­lent au sen­ti­men­tal­isme mêlé de descrip­tions pornographiques, de la part des médias, des sévices subis par les jeunes femmes, dans une ten­sion con­stante entre l’exposition – le dévoile­ment pub­lic de l’intime cal­i­bré – et le secret. Voyeuse de Jane comme d’elle-même, à la sec­onde où elle vient de réus­sir à trans­muer des années de con­fu­sion et de rav­age en une forme artic­ulée tan­gi­ble – une his­toire pub­liée, évo­quée à la télévi­sion –, elle ressent un vif sen­ti­ment d’imposture.

De livre en livre, on assiste à la succession des mues d’une personnalité en construction ; à la formation, caillou après caillou, d’une grande puissance.

Les raisons d’écrire sont impéné­tra­bles. Tour à tour con­sid­érée comme un sim­u­lacre d’intelligibilité, un moyen pour borner l’obsession, une façon de créer de nou­velles traces, d’amoindrir le sen­ti­ment d’étrangeté à soi, un enfer­me­ment et une idi­otie faisant des souf­frances une pro­priété publique, ou un sub­terfuge pour abor­der au rivage de la con­so­la­tion, comme une façon d’effacer une buée en rassem­blant les morceaux de dif­férentes épo­ques – est-ce seule­ment envis­age­able sans met­tre du sang partout ? –, la recom­po­si­tion per­me­t­trait néan­moins d’approcher, non une vérité inat­teignable, mais une clarté. L’écriture est alors perçue comme une façon de cern­er la blessure à défaut de pou­voir mesur­er la perte. Elle est sans doute aus­si un arte­fact pour la garder auprès de soi tou­jours, comme le pull gris tor­sadé du père mort beau­coup trop tôt, con­servé et jamais lavé afin d’en con­serv­er l’odeur, jusqu’à ce que sa mère le passe un jour en machine. Et où loge le cha­grin ? L’écriture ne résout pas ça. D’ailleurs, l’écriture ne résout rien, sim­ple­ment elle tient. Un grand nom­bre de réflex­ions sont soulevées, la plu­part demeurent irré­solues. Telle la peine vide de sens, à l’image de nom­breux des­tins féminins, reliée à ce meurtre qui restera « ouvert », soit sans véri­ta­ble mobile. Sa tante est-elle morte parce qu’elle s’était per­mis d’arpenter le monde ? Mys­tère. Le fait que Jane, en rai­son de ses men­stru­a­tions, n’ait pas été vio­lée mais peut-être tuée pour cette même rai­son, fait unique­ment par­tie des sup­po­si­tions. L’énigme demeure. L’absence restera une com­pres­sion quo­ti­di­enne du cœur, mal­gré le vœu que les mem­bres de la famille Nel­son avaient fait d’accepter l’irrésolu pour sur­vivre.


« La fierté, à l’é­gal de l’in­time, est une chose éminem­ment poli­tique. Elle est néces­saire à la capac­ité d’ac­tion. Sans fierté on n’est rien. Sans fierté on ne fait rien. » 

Emmanuelle Richard


Une profession de foi païenne, hédoniste et sexy

Le jour­nal orig­i­nal de Jane util­isé dans le livre est un jour­nal de mue, comme l’est aus­si cha­cun des textes de Mag­gie Nel­son. Chez cette dernière, l’identité est une matière ouverte, plurielle, jamais figée, mou­vante, à la hau­teur de son hor­reur de la néces­sité de per­former une iden­tité pour les autres – injonc­tions et assig­na­tions qu’elle craint tant de trans­met­tre à Iggy, son fils né de la pro­créa­tion médi­cale­ment assistée accom­plie avec son amoureux·se non binaire. Har­ry est d’ailleurs le point tem­porel de bas­cule vers la joie, ren­con­tre à par­tir de laque­lle elle parvient à affirmer ce qu’elle veut dans l’intimité, à le deman­der après des années de mutisme. Et cela change tout.

De la même façon qu’à tra­vers le jour­nal de sa tante dans Jane, un meurtre, on assis­tait au proces­sus de déchire­ment de la chrysalide de la jeune fille pour aboutir à son éclo­sion en jeune femme heureuse, vibrante et déter­minée vouée à devenir une bril­lante avo­cate avant d’être tuée, cha­cun des livres de Mag­gie Nel­son revêt d’elle une nou­velle peau. De livre en livre, on assiste à la suc­ces­sion des mues d’une per­son­nal­ité en con­struc­tion ; à la for­ma­tion, cail­lou après cail­lou, d’une grande puis­sance. Le cœur ne change pas, la rad­i­cal­ité du désir coex­iste avec l’intransigeance, l’intérêt et le souci portés à l’altérité.

Par son œuvre comme pro­fes­sion de foi païenne, hédon­iste et sexy et on ne peut plus con­tem­po­raine, Mag­gie Nel­son nous fait expéri­menter toute la palette des sen­ti­ments, les plus cachés inclus, et pose les ques­tions essen­tielles de l’époque. De sa voix sin­gulière et forte, auda­cieuse et vul­nérable, elle offre des pos­si­bil­ités de résis­tance face à la cul­ture dom­i­nante. Elle per­met l’avènement d’une recon­nais­sance adelphe et d’une fierté d’existence à tous·tes celleux qui ne se sen­tent pas chez elleux dans un sys­tème binaire et polar­isé, piégé·es dans les pro­pa­gan­des, étranger·es aux vrais-faux choix des réc­its majori­taires. Ses textes sont des manières de hack­er le sys­tème avec ses par­ti­tions. Des îlots hab­it­a­bles. Des façons dif­férentes de faire famille, de rela­tion­ner avec ses sem­blables et les autres espèces, l’environnement, en changeant la qual­ité des liens, les modes de pro­duc­tion et de repro­duc­tion. Com­ment se tenir face à l’autre et bien veiller sur nos liens d’attachement ? se et nous demande-t-elle sans cesse. Avec pré­cau­tion et atten­tion serait un début de réponse. •

 

  1. Une par­tie rouge. Un réc­it, traduit par Julia Deck, paraît en France en 2017. Ce livre, ain­si que l’ensemble de l’œuvre de Mag­gie Nel­son, est pub­lié aux Édi­tions du sous-sol.
  2. Jane, un meurtre paraît en français en 2021, traduit par Céline Leroy et Julia Dech.
  3. Bleuets est pub­lié en 2019 en France dans une tra­duc­tion de Céline Leroy.
  4. Joan Did­ion (1934–2021) est une roman­cière, essay­iste, scé­nar­iste et jour­nal­iste améri­caine, célèbre pour ses reportages sur le milieu hip­pie dans les années 1970. Play It as it Lays est pub­lié en français sous le titre Maria avec et sans rien (Robert Laf­font, 2007), puis Mau­vais joueurs (Gras­set 2018).
  5. Paru en 2015 aux États-Unis, Les Arg­onautes, est pub­lié en France en 2018, dans une tra­duc­tion de Jean-Michel Théroux, et réédité en poche aux édi­tions Points en 2022.
  6. De la lib­erté. Qua­tre chants sur le soin et la con­trainte paraît en France en 2022, traduit par Vio­laine Huis­man.
  7. Niki de Saint-Phalle (1930–2002) est une artiste fran­co-états-uni­enne con­nue pour ses sculp­tures mon­u­men­tales et ses per­for­mances, ain­si que pour ses engage­ments fémin­istes et antiracistes.
  8. Jeanette Win­ter­son, née en 1959, est une roman­cière bri­tan­nique con­nue notam­ment pour Les oranges ne sont pas les seuls fruits (1985), roman auto­bi­ographique dans lequel elle racon­te sa vie d’enfant adop­tée dans une famille religieuse et ses pre­mières rela­tions homo­sex­uelles.
  9. Née en 1949, la poétesse et roman­cière Eileen Myles est une fig­ure de la con­tre-cul­ture LGBT+ nord-améri­caine.
  10. Fleabag est une série bri­tan­nique créée en 2016. Écrite et incar­née par Phoebe Waller Bridge, elle se dis­tingue par un humour noir por­tant sur des sujets intimes.
  11. Ce mot désigne la tran­quil­lité de l’âme, telle que définie notam­ment par les épi­curiens et les stoï­ciens.
Emmanuelle Richard

Née en 1988, elle débute sa carrière d’écrivaine à 24 ans et se voit rapidement décerner plusieurs prix littéraires. En 2020, elle signe Les corps abstinents (Flammarion), une enquête littéraire sur les personnes qui ne font plus l’amour. En 2022, elle publie Hommes (éditions de l’Olivier), un roman sur le désir féminin. Voir tous ses articles

Danser : l’émancipation en mouvement

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