Warning: Attempt to read property "ID" on int in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/themes/Divi/includes/builder/post/PostStack.php on line 62

Bintou Dembélé, freestyle

Danseuse, choré­graphe, artiste, Bin­tou Dem­bélé est l’une des pio­nnières du hip-hop en France. Depuis ses débuts, elle n’a eu de cesse de brouiller les fron­tières et les caté­gories, en revendi­quant une iden­tité mou­vante. Ses créa­tions inter­ro­gent l’histoire colo­niale, l’identité et le genre. Por­trait d’une artiste poly­mor­phe.
Publié le 12/04/2023

Modifié le 16/01/2025

L’artiste Bintou Dembélé à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), février 2023.
L’artiste Bin­tou Dem­bélé à Bag­no­let (Seine-Saint-Denis), févri­er 2023. © Marie Docher

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°10 Danser, de mai 2023. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.
Con­sul­ter le som­maire

Dans le hall de la mai­son de l’écologie pop­u­laire Ver­drag­on à Bag­no­let en Seine-Saint-Denis, Bin­tou Dem­bélé impro­vise un petit salon pour dis­cuter. Sourire solaire, bon­net bleu sur la tête, elle s’installe face à nous, jambes croisées : « J’ai investi ce lieu en rési­dence à l’invitation de Fati­ma Ouas­sak¹ en juin, ça per­met de garder un lien avec les habi­tants. Ça me rap­pelle mes débuts dans le hip-hop en MJC [Mai­son des Jeunes et de la Cul­ture]», explique-t-elle. Du haut de ses 47 ans, cette femme affa­ble à la parole réfléchie et généreuse est l’une des fig­ures les plus impor­tantes de la danse en France.

Bat­tles hip-hop, scènes de danse con­tem­po­raine, clips de stars de la chan­son ou Opéra de Paris, Bin­tou Dem­bélé a investi une mul­ti­tude d’espaces aux antipodes, tout en façon­nant une pen­sée poli­tique liée à la coloni­sa­tion dans des spec­ta­cles où réson­nent gestes, voix et musique. Pio­nnière du hip-hop ? Choré­graphe con­tem­po­raine ? Artiste mil­i­tante ? Bin­tou Dem­bélé refuse de se laiss­er enfer­mer dans une déf­i­ni­tion. Tou­jours en mou­ve­ment, cette artiste tra­verse plusieurs mon­des sans jamais se fix­er, esquiv­ant les stéréo­types qu’on voudrait lui coller. Elle revendique une iden­tité mou­vante et s’efforce de faire bouger les struc­tures exis­tantes. Une manière peut-être de chercher sa place, ou plutôt d’en inven­ter une, quand elle n’est pas évi­dente à trou­ver, en France, pour une femme artiste noire et queer de ban­lieue issue de la cul­ture hip-hop.

Le hip-hop comme refuge

Gamine pas bavarde, walk­man vis­sé sur la tête, elle ren­con­tre la com­mu­nauté hip-hop à dix ans à peine et esquisse ses pre­miers pas de danse à la MJC : « La danse était mon mode de social­i­sa­tion et d’expression cor­porelle. Au fond, ce qui me plai­sait, c’était d’avoir cette lib­erté de m’approprier une façon d’être et de pou­voir com­mu­ni­quer avec les autres », se rap­pelle-t-elle. Pour celle qui a gran­di à Brétigny-sur-Orge, avec des par­ents d’origine séné­galaise et qua­tre frères et sœurs, s’immerger dans la cul­ture hip-hop a per­mis de « faire com­mu­nauté et refuge » dans un envi­ron­nement qu’elle décrit mar­qué par des ten­sions avec les skin­heads. De groupe en groupe, sou­vent accom­pa­g­née de son frère Ibrahim (lui aus­si danseur), elle rejoint Aktuel Force en 1993, où elle affine sa pra­tique du break, un style con­nu pour ses fig­ures acro­ba­tiques au sol. En 1994, elle danse la house et le new style avec Mis­sion Impos­si­ble. Puis elle monte Ykan­ji, dont l’un des mem­bres, Bruce, est désor­mais le célèbre leader de la com­péti­tion et de l’école Juste Debout, fer de lance du hip-hop en France.

Mal­gré ce par­cours, exis­ter en tant que femme dans un envi­ron­nement majori­taire­ment mas­culin est une gageure, com­mente Naï­ma M., une sœur de danse, avec qui elle avait fondé le crew de femmes Lady Side en 1999 : « On était peu de filles dans le milieu. On nous iden­ti­fi­ait sou­vent comme “la sœur de” ou “l’élève de”. On a eu ce besoin de créer quelque chose entre nous, pour partager ce vécu de femme de par­ents immi­grés. Et de représen­ter l’esprit féminin dans la cul­ture et la danse hip-hop, c’était une grande fierté », se sou­vient cette danseuse pas­sion­née de 49 ans.

Danser à la recherche d’une identité

Pour Bin­tou Dem­bélé, qui se dit « mi-homme mi-femme, ni homme ni femme », cet investisse­ment dans la cul­ture hip-hop ouvre des ques­tion­nements non seule­ment sur son genre, mais de manière plus générale sur son iden­tité. Peu après une blessure qui l’empêche de danser, elle prend con­science de la vio­lence que les fig­ures de break imposent à son corps : « C’était proche de l’autodestruction, je ne pou­vais pas con­tin­uer de cette manière ça si je voulais con­tin­uer à danser. Au-delà, je me suis demandé ce qui me fai­sait danser comme ça. Pourquoi nous imposons-nous tant de vio­lence ? Je me suis ren­du compte que ce hip-hop-là m’empêchait d’évoluer et j’ai cher­ché le sens de cette façon d’être. C’est passé par une recherche d’africanité, d’intimité et de prise d’espace », explique-t-elle.

Celle qui avait déjà côtoyé les scènes con­tem­po­raines, notam­ment avec la com­pag­nie Kafig du choré­graphe Mourad Mer­zou­ki, y débar­que à nou­veau en mon­tant la struc­ture Rual­ité en 2002. Prenant pour point de départ son expéri­ence dans le hip-hop, elle enquête sur la façon dont notre incon­scient col­lec­tif est imprégné d’un passé esclavagiste et colo­nial. Elle procède en faisant des liens entre les épo­ques, et fait ain­si jail­lir les non-dits du colo­nial­isme, comme dans Z.H en 2013, où elle fait référence aux zoos humain­s².


« J’avais besoin de me retrou­ver et de me con­stru­ire seule. C’était comme un pas­sage à la mort
et une renais­sance. »

Bin­tou Dem­bélé


Elle décide alors de pren­dre son indépen­dance par rap­port à la com­mu­nauté hip-hop. Ce tour­nant pro­fes­sion­nel coïn­cide aus­si avec son instal­la­tion dans un apparte­ment parisien. Elle quitte ain­si les familles qu’elle s’était choisies à tra­vers la pra­tique de cette danse : « En tant qu’artiste, j’avais besoin de me retrou­ver et de me con­stru­ire seule. C’était comme un pas­sage à la mort et une renais­sance. J’ai beau­coup appréhendé ce moment. »

Pour autant, la choré­graphe ne rompt pas totale­ment avec ses pre­mières amours, vers lesquelles elle s’autorise à revenir régulière­ment. Mais surtout, elle s’interroge sur sa pro­pre démarche. Cette recherche de sens l’amène à crois­er plusieurs uni­ver­si­taires. En 2013, elle ren­con­tre Isabelle Lau­nay, enseignante-­chercheuse au départe­ment danse de l’université Paris 8 à Saint-Denis, avec qui elle amorce une col­lab­o­ra­tion. « Bin­tou est une artiste chercheuse et c’est à l’endroit de la réflex­ion et de la recherche que l’on s’est trou­vées. Elle avait un désir d’histoire et de con­struc­tion de nou­veaux réc­its, moi un désir de décon­struc­tion et d’ouverture du champ his­torique », racon­te cette his­to­ri­enne de la danse. Leurs échanges l’ont amenée à repenser les con­tours de l’histoire du hip-hop en France, sou­vent réduits à une influ­ence états-uni­enne, et à affin­er les réc­its étab­lis par la recherche jusqu’ici.

Lors du col­loque où Isabelle Lau­nay et Bin­tou Dem­bélé se sont vues pour la pre­mière fois, la ques­tion de la place a tout de suite été abor­dée. « Je lui ai demandé pourquoi elle refu­sait de se définir comme artiste ou choré­graphe du champ con­tem­po­rain, pourquoi elle ne se sen­tait pas à l’aise avec cette éti­quette. Et j’ai bien com­pris ses raisons : le champ du con­tem­po­rain n’a pas octroyé une juste place à toutes les dans­es qui venaient de la rue et des périphéries », détaille la chercheuse.

Le marronnage, pour se recréer des espaces de liberté

« Son par­cours est diver­si­fié et loin d’être homogène. Elle tra­verse le milieu du hip-hop, des dans­es de rue, de l’art con­tem­po­rain, de la musique… », ajoute Isabelle Lau­nay. Si Bin­tou Dem­bélé refuse la qual­i­fi­ca­tion de choré­graphe, c’est qu’elle définit plutôt sa pra­tique comme une alliance de danse, de voix et de musique, en accord avec la cul­ture hip-hop dont elle est issue et qui ne fait pas de dif­férence entre danse, graf­fi­ti, DJing³ et rap : « Quand je me suis pro­fes­sion­nal­isée, m’appeler com­pag­nie et dire que je fai­sais de la créa­tion choré­graphique ne me con­ve­nait pas. Je me suis demandé pourquoi. Pour moi, c’est clair que c’est l’institutionnalisation, la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion et le déplace­ment de l’underground sur les scènes qui ont dis­sous la rela­tion avec toutes ces dis­ci­plines », pour­suit Bin­tou Dem­bélé. À défaut d’enfermer sa démarche artis­tique dans une éti­quette unique, elle revendique, en référence aux com­mu­nautés libres con­sti­tuées par les esclavisé·es⁴, le terme de « mar­ronnage⁵ ». Une manière d’être au monde, en lien avec l’histoire colo­niale qui con­tin­ue d’habiter les êtres et de façon­ner les iden­tités, et une ruse pour « se recréer des espaces de lib­erté ».

Pour Mame-Fatou Niang, maîtresse de con­férences en lit­téra­ture française et fran­coph­o­ne à l’université Carnegie Mel­lon en Penn­syl­vanie, la ren­con­tre avec Bin­tou Dem­bélé mar­que un tour­nant dans les recherch­es qu’elle a menées pour réalis­er le doc­u­men­taire Mar­i­annes noires, sor­ti en 2016. Cette spé­cial­iste de la ques­tion noire, de l’anti­racisme et de l’universalisme français voit dans la démarche de l’artiste une manière de per­turber les cadres qu’imposerait une iden­tité française immuable : « Le cadre répub­li­cain français est con­nu pour être assez strict. La Con­sti­tu­tion dit que la République est une et indi­vis­i­ble. À tra­vers l’idée du mar­ronnage, Bin­tou Dem­bélé vient per­turber cette con­cep­tion. Elle change en per­ma­nence. Plutôt que d’entrer dans les cadres préétab­lis en les lais­sant intacts, elle les tra­verse et en fait bouger les lignes. » Et l’amie de l’artiste d’ajouter : « En tant que Français­es afro-descen­dantes, dans un pays où il règne un tabou sur la coloni­sa­tion, il y a quelque chose d’indicible qui fait qu’on ne sera jamais vrai­ment d’ici. Alors il faut se définir toutes seules. »

La scène comme moyen de recréer un rituel

S’il y a un lieu où Bin­tou Dem­bélé a imprimé sa mar­que, c’est l’Opéra de Paris. Avec le met­teur en scène Clé­ment Cog­i­tore, elle a sec­oué la mas­sive insti­tu­tion française en pro­posant une adap­ta­tion explo­sive de l’opéra-ballet Les Indes galantes, créé en 1735 par le com­pos­i­teur baroque Jean-Philippe Rameau. D’abord à tra­vers une vidéo (en 2017), puis un spec­ta­cle (en 2019), elle a réécrit ce block­buster baroque avec trente danseur·euses de krump⁶, de vogu­ing⁷ et de hip-hop, actu­al­isant au pas­sage la par­ti­tion musi­cale : « Je me suis aus­si emparée du livret pour tor­dre le réc­it prob­lé­ma­tique de cette pièce, qui était ini­tiale­ment créée pour célébr­er les comp­toirs colo­ni­aux », rap­pelle-t-elle. Elle garde un bon sou­venir de cette aven­ture au cours de laque­lle elle parvient à décrocher un con­trat pour les danseuses et danseurs qui ne dis­po­saient pas du statut d’intermittent·e.


« J’avais en tête de for­mer un cer­cle qui inclue tout le monde. Je voulais que les spec­ta­teurs soient comme les témoins d’un rit­uel. »

Bin­tou Dem­bélé


Cet événe­ment a con­nu une réso­nance médi­a­tique ful­gu­rante : l’institution con­ser­va­trice de la danse clas­sique ouvrait pour la pre­mière fois ses portes à une femme noire choré­graphe. Mais pour Bin­tou Dem­bélé, les enjeux étaient autres : « J’avais en tête de for­mer un cer­cle qui inclue tout le monde. Je voulais que les spec­ta­teurs soient comme les témoins d’un rit­uel », détaille-t-elle. Par « rit­uel », la choré­graphe entend « un rite de pas­sage sacré », une pra­tique qui, au fil des déplace­ments de pop­u­la­tion con­traints, de l’esclavage et des vagues de migra­tion, aurait été dis­lo­quée, caté­gorisée, appro­priée et vidée de son sens.

Questionner les stéréotypes plus que les dénoncer

Michel Onomo, dit « Meech », fai­sait par­tie du cast­ing des Indes Galantes. Deux ans plus tard, il danse pour Bin­tou Dem­bélé dans Rite de pas­sage – Solo II. Ce con­cept de « rit­uel » résonne fort pour cet enfant du hip-hop, star des bat­tles, choré­graphe et for­ma­teur qui s’est intéressé à la danse aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Afrique. Ensem­ble, il et elle se rep­lon­gent dans des manières de danser qui leur sont chères, éprou­vées lors de leurs débuts hip-hop : « Le rit­uel a été présent dès l’écriture du spec­ta­cle, où l’on pas­sait l’un devant l’autre, comme un entraîne­ment à l’ancienne. On a réin­ven­té notre manière d’écrire ! » racon­te le danseur, ému. Il décrit une rela­tion hor­i­zon­tale rare avec celle qu’il con­sid­ère autant comme sa choré­graphe que comme sa grande sœur.

Car si elle n’hésite pas à tor­dre les insti­tu­tions et les manières de penser, à ques­tion­ner les stéréo­types plutôt que de se con­tenter de les dénon­cer, Bin­tou Dem­bélé ne cesse de sceller des alliances et de trans­met­tre des savoirs. À la mai­son Ver­drag­on, on pour­ra bien­tôt se plonger dans les archives de sa péri­ode hip-hop, qu’elle a rassem­blées à côté d’ouvrages don­nés par le Musée nation­al de l’histoire de l’immigration et par le Cen­tre nation­al de la danse. Une manière de con­fi­er à d’autres cet héritage, tout en con­tin­u­ant de trac­er son pro­pre chemin. •


1. Voir sa bio en ouver­ture du débat dans lequel elle inter­vient, page 114.

2. Dans cette pièce pour six danseur·euses, Bin­tou Dem­bélé explore la curiosité et le voyeurisme que sus­ci­tait la fig­ure du « sauvage » lors des expo­si­tions uni­verselles du xxe siè­cle, et com­ment cet héritage résonne encore dans les représen­ta­tions actuelles.

3. Le DJing peut se définir comme l’art de sélec­tion­ner et de dif­fuser de la musique sur des platines lors d’événements publics.

4. Nous emprun­tons ce terme à Bin­tou Dem­bélé qu’elle préfère à celui d’« esclave ».

5. À l’époque colo­niale, les marron·nes désig­naient les per­son­nes esclav­isées qui fuyaient les plan­ta­tions pour établir de nou­velles com­mu­nautés, sou­vent dans des forêts situées à prox­im­ité. Le mar­ronnage qual­i­fie une forme de résis­tance et d’émancipation col­lec­tive.

6. Lire l’encadré page 88.

7. Autre danse urbaine, le vogu­ing a vu le jour aux États-Unis dans les années 1970, au sein des com­mu­nautés LGBT+ racisées. Il s’inspire des pos­es des man­nequins sur les podi­ums. Voir le port­fo­lio page 100.

Belinda Mathieu

Journaliste et critique indépendante spécialisée dans la danse contemporaine, Belinda Mathieu a à coeur de rendre visible les artistes émergents et à la marge, mais aussi de réfléchir aux enjeux féministes, queer et décoloniaux. Elle poursuit  un master au département danse de Paris 8. Voir tous ses articles

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°10 Danser, de mai 2023. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.
Con­sul­ter le som­maire


Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/plugins/really-simple-ssl/class-mixed-content-fixer.php on line 107