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À quand un #METOO dans la bande dessinée ?

Le fes­ti­val de bande dess­inée d’Angoulême a vu son édi­tion 2023 mar­quée par « l’affaire Bastien Vivès », auteur d’œuvres à car­ac­tère pédo­pornographique dont l’exposition a été annulée. Deux visions s’affrontent : les sou­tiens du dessi­na­teur s’arcboutent der­rière la lib­erté d’expression et cri­ent à la cen­sure, tan­dis que cer­taines fémin­istes ques­tion­nent la cul­ture du viol dans les œuvres. Car si les dessins font débat, les vio­lences sex­uelles et sex­istes au sein du 9e art, elles, restent encore large­ment silen­ciées. Et #MeTooBD se fait atten­dre.
Publié le 12/04/2023

Modifié le 16/01/2025

Illustration Maëlle Réat « Je vous écoute quel comportement vouliez-vous me faire remarque » pour Focus « À quand un #metoo dans la BD »
© Maëlle Réat

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°10 Danser, de mai 2023. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.
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En jan­vi­er dernier, le Fes­ti­val inter­na­tion­al de la bande dess­inée (FIBD) d’Angoulême fêtait sa 50e édi­tion. Un joli nom­bre rond pour un fes­ti­val lancé comme un pari, en 1974, par des mor­dus de BD et qui a réus­si à s’imposer comme la référence inter­na­tionale du 9e art. Pour­tant, ce n’est pas cet anniver­saire qui a retenu l’attention. Pen­dant les cinq jours des fes­tiv­ités, der­rière les stands comme dans la salle de presse ont surtout bruis­sé les dis­cus­sions autour de l’affaire Bastien Vivès. Avant que la man­i­fes­ta­tion ne com­mence, un col­lec­tif a plac­ardé, sur les murs de la ville, des col­lages fémin­istes. « Le respect n’est pas une cen­sure », pou­vait-on lire. Ou encore « Pédo­pornogra­phie : édi­teurs com­plices, dif­fuseurs coupables ». Dans les allées du fes­ti­val, des fas­ci­cules non signés inti­t­ulés « Les raisons de la colère » et récla­mant « la mise en place d’un comité de vig­i­lance » sont passés de main en main. Une autre ini­tia­tive fémin­iste ? Non, un can­u­lar de la mai­son d’édition La 5e Couche, pas­tichant les argu­ments de celles qui se sont inquiétées des représen­ta­tions sex­istes, racistes et pédocrim­inelles dans la BD, notam­ment à tra­vers une tri­bune inti­t­ulée « Les raisons de la colère »… Ambiance. Avec l’affaire Vivès comme catal­y­seur, les frac­tures sur les ques­tions fémin­istes se sont révélées plus à vif que jamais au sein du 9e art.

Rap­pel des faits. À la fin de novem­bre 2022, le fes­ti­val d’Angoulême annonce dans sa pro­gram­ma­tion une expo­si­tion « carte blanche » au dessi­na­teur, inti­t­ulée « Dans les yeux de Bastien Vivès ». Cela fait pour­tant plusieurs années que celui qui est présen­té comme le « petit génie » de la BD fait se lever de nom­breux sour­cils. En cause : deux de ses livres issus de la col­lec­tion « BD Cul » des Requins Marteaux, reprise en 2022 par les édi­tions du Monte-en‑l’air, Les Mel­ons de la colère (2011) et La Décharge men­tale (2018), ain­si que Petit Paul (2018) de la col­lec­tion « Porn’pop » de Glé­nat. Les trois ouvrages met­tent en scène des actes pédo­pornographiques et/ou inces­tueux. Ce n’est pas tout. L’auteur de Poli­na¹ (Cast­er­man, 2011) mul­ti­plie les provo­ca­tions. Lors d’une inter­view vidéo du site Madmoizelle.com, à la sor­tie de son album Une sœur (Cast­er­man, 2017), il lâche : « Moi, l’inceste, ça m’excite à mort. » Le bédéaste poste sur Insta­gram des dessins d’un goût dou­teux, comme la série The Les­bians (Les Les­bi­ennes), à l’été 2022, qui a été sup­primé depuis, où il se moque d’un cou­ple de femmes. En 2017, il s’en prend de manière vir­u­lente à l’autrice fémin­iste Emma, dont la BD sur la charge men­tale ren­con­tre alors un suc­cès phénomé­nal, en déclarant sur Face­book : « J’aimerais qu’un de ses goss­es la poignarde et qu’il fasse une BD sur “com­ment il l’a poignardée” et qu’il se fasse enculer à chaque like. » L’année suiv­ante, il inti­t­ule car­ré­ment son ouvrage La Décharge men­tale, en réponse au con­cept pop­u­lar­isé par Emma.


« En 2013 après Jésus-Christ, une ville peu­plée d’irréductibles mâles résiste encore et tou­jours aux envahisseuses : Angoulême. »

Col­lec­tif La Barbe


Pourquoi le fes­ti­val d’Angoulême a‑t-il tenu à ren­dre hom­mage à une fig­ure aus­si con­tro­ver­sée ? La déci­sion choque. L’alerte est venue d’étudiant·es de l’École européenne supérieure de l’image (ÉESI) à Angoulême, qui lan­cent une péti­tion le 8 décem­bre deman­dant l’annulation de l’exposition, arguant du fait qu’« il est intolérable qu’une insti­tu­tion his­torique telle que le FIBD choi­sisse de don­ner du crédit et de la vis­i­bil­ité à cet auteur ». Une sec­onde péti­tion, lancée deux jours plus tard par Arnaud Gal­lais, le cofon­da­teur du mou­ve­ment con­tre la pédocrim­i­nal­ité BeBrave France, recueille plus de 100 000 sig­na­tures. De son côté, Emma pub­lie une série de tweets évo­quant les attaques de Vivès à son encon­tre. « Comme il était mis à l’honneur à Angoulême, je me suis dit qu’il fal­lait mon­tr­er qui il était réelle­ment, explique l’autrice. Et affirmer qu’on ne devrait pas pou­voir dire tout et n’importe quoi. Il y a un prob­lème d’impunité dans le milieu de la cul­ture. »

La presse s’empare de l’affaire. Par tri­bunes inter­posées, le débat se focalise sur la ques­tion de la lib­erté d’expression d’une part et celle de l’intolérable pro­mo­tion de la vio­lence à l’égard des mineur·es et des minorités de genre d’autre part. Le 14 décem­bre, le FIBD annonce la dépro­gram­ma­tion de l’exposition, mais n’entend pour­tant pas don­ner rai­son aux con­temp­teurs et con­temptri­ces de celle-ci. Le com­mu­niqué de presse du fes­ti­val insiste sur le fait que l’œuvre de Bastien Vivès relève de la « lib­erté d’expression ». Pour jus­ti­fi­er cette dépro­gram­ma­tion, l’institution met en avant des raisons de sécu­rité : des « men­aces physiques ont été proférées » con­tre l’artiste, qui a déposé une main courante. Alors que l’affaire prend de l’ampleur dans les médias et sur les réseaux soci­aux, l’auteur finit par pub­li­er des excus­es sur Insta­gram, notam­ment vis-à-vis d’Emma. Mais si Bastien Vivès pré­cise qu’il « con­damne la pédocrim­i­nal­ité, ain­si que son apolo­gie et sa banal­i­sa­tion », il insiste sur le fait que ses livres pornos « s’inscrivent dans un genre bur­lesque humoris­tique » – un argu­ment déjà util­isé par son édi­teur pour jus­ti­fi­er leur pub­li­ca­tion. La car­i­ca­ture ou le ton out­ranci­er autorisent-ils un artiste à dessin­er des scènes sex­uelles impli­quant des enfants ? L’article 227–23 du Code pénal inter­dit les représen­ta­tions à car­ac­tère pornographique de mineur·es. Une enquête pour dif­fu­sion d’images pédo­pornographiques a finale­ment été ouverte par le par­quet de Nan­terre le 19 décem­bre 2022 con­tre l’auteur et ses édi­teurs (Glé­nat et Les Requins Marteaux), après la plainte des asso­ci­a­tions Inno­cence en dan­ger et Fon­da­tion pour l’enfance.

Partager les expériences, s’organiser

Au-delà de la ques­tion de la légal­ité de ces œuvres, l’affaire Vivès a con­tribué à raviv­er les débats sur les vio­lences sex­istes et sex­uelles au sein du petit milieu de la BD. Et, ce faisant, a ampli­fié des réseaux de sol­i­dar­ité entre autri­ces qui exis­taient déjà depuis plusieurs années. « Pour beau­coup de monde, ce choix d’expo a été la goutte d’eau qui a fait débor­der un vase déjà bien rem­pli », explique l’illustratrice Léa Djeziri. De nom­breuses autri­ces, des éditri­ces, des étudiant·es de l’ÉESI se sont mis·es à dis­cuter, à l’oral, par mails, par mes­sages, bien­tôt rejoint·es par quelques mil­i­tantes fémin­istes habituées des mobil­i­sa­tions. La ges­tion de l’affaire par le FIBD a d’autant plus agacé que les fes­ti­vals, à com­mencer par celui d’Angoulême, sont le théâtre d’une bonne par­tie des agres­sions que peu­vent subir les femmes de la pro­fes­sion. « Pen­dant les soirées autour du fes­ti­val, il y a beau­coup d’hommes d’une cer­taine généra­tion, auteurs ou édi­teurs, qui se sen­tent dans leur bon droit et dépassent les lim­ites, détaille Léa Djeziri. Cela fait des années que je m’y rends et que, régulière­ment, des femmes me prévi­en­nent : “Oh méfie-toi, il y a un tel, c’est un gros dégueu­lasse.” »

Portés par un nou­veau souf­fle, ces échanges entre femmes du milieu de la BD ont per­mis de partager les expéri­ences, mais aus­si – et surtout – de s’organiser. Fruit de ces dis­cus­sions, la tri­bune « Les raisons de la colère » est pub­liée par Medi­a­part, à la mi-décem­bre 2022. Signée par plus de 500 per­son­nes du monde de la BD ou des per­son­nal­ités poli­tiques, elle veut « faire enten­dre les moti­va­tions pro­fondes de la mobil­i­sa­tion ». Au même moment, un compte Insta­gram MeTooBD est lancé sous l’impulsion d’auteur·ices, d’éditeur·ices, d’étudiant·es, et de militant·es, afin de pub­li­er des témoignages. Suivi par 4 500 per­son­nes, le compte pub­lie des réc­its évo­quant une main aux fess­es lors d’une soirée en marge du FIBD, un har­cèle­ment au cours d’une rési­dence artis­tique ou encore un bais­er for­cé lors du fes­ti­val de BD de Liège. Quelques exem­ples par­mi d’autres de ce que peu­vent vivre les femmes ou les per­son­nes issues des minorités de genre… En févri­er 2023, un con­tre-fes­ti­val a été organ­isé à Paris, le fes­ti­val d’Angoudou, pour vis­i­bilis­er les œuvres fémin­istes et queer, com­bat­tre « de façon plus struc­turelle les mécan­ismes patri­ar­caux qui façon­nent le secteur de la BD » et « opér­er un change­ment de par­a­digme ».


« On a l’impression que la BD est un univers cool parce qu’on est des artistes, mais on y retrou­ve autant de sex­isme que dans le reste de la société. »

Jul Maroh


Des remarques paternalistes et vexatoires coutumières

La BD serait-elle en train de vivre son #MeToo ou n’en seraient-ce que des bal­bu­tiements ? Car comme l’ont souligné plusieurs des autri­ces inter­viewées, cette affaire est hélas « l’arbre qui cache la forêt ». Depuis décem­bre 2022, les dénon­ci­a­tions fusent. La colère con­tre les mécan­ismes sex­istes, racistes ou LGBT­phobes du milieu devient de plus en plus pal­pa­ble. « L’image qu’a le monde de la BD est com­plète­ment en décalage avec la réal­ité, com­mente Jul Maroh, artiste et activiste trans­fémin­iste à qui l’on doit Le bleu est une couleur chaude (Glé­nat). On a l’impression que c’est un univers cool parce qu’on est des artistes, mais on y retrou­ve autant de sex­isme que dans le reste de la société. »

Les bédéastes contacté·es par La Défer­lante pour cette enquête ont, en effet, un ou plusieurs sou­venirs d’actes et de com­porte­ments sex­istes à racon­ter. Miri­on Malle (lire sa bande dess­inée page 62) explique s’être sen­tie comme « de la chair fraîche » lorsqu’elle est arrivée dans le milieu de la BD à 19 ans, il y a une dizaine d’années. « J’ai été tripotée par des auteurs, des édi­teurs. On me fai­sait plein de blagues sur mes seins. Il y a même un auteur qui a félic­ité mes par­ents pour ma poitrine. » L’autrice de BD Anne Simon, elle, se rap­pelle cet édi­teur d’une grosse mai­son d’édition à qui elle a mon­tré son book alors qu’elle était jeune étu­di­ante. « Il m’a dit qu’il ne fal­lait pas se voir dans un cadre pro­fes­sion­nel, mais “ailleurs”. »

Les remar­ques pater­nal­istes et vex­a­toires sont égale­ment cou­tu­mières : « On a tou­jours l’impression de déranger, observe Péné­lope Bagieu. Il y a cette ambiance “on était quand même bien tran­quilles quand on était entre copains”. » Et même le suc­cès ne pro­tège pas des remar­ques con­de­scen­dantes des con­frères. L’autrice des Culot­tées (Gal­li­mard), lau­réate du prix Eis­ner en 2019, se sou­vient avoir été cat­a­strophée quand elle a appris qu’elle était par­mi les trois final­istes pour le Grand Prix d’Angoulême 2022, hési­tant même à deman­der le retrait de son nom de la liste. « J’avais la boule au ven­tre, je savais que j’allais devoir subir des réac­tions de mépris et des com­men­taires vrai­ment méchants de la part de gens du méti­er, de jour­nal­istes… Quand tu es une femme, c’est un milieu où, dès que tu brilles un peu, cer­tains tien­nent absol­u­ment à écorner ton suc­cès en te dis­ant que tu n’es qu’une merde. » En 2013, quand elle a été sacrée cheval­ière des Arts et Let­tres, elle s’est pris « des tombereaux de merde ». « Des gens ont dit que c’était un scan­dale, cer­tains se sont mis à écrire des hor­reurs sur ma fiche Wikipé­dia… C’était affreux. » Et quand, quelques jours plus tard, l’autrice boit des ver­res avec des con­frères, l’un d’eux lui glisse : « J’étais éton­né que tu acceptes, c’est quand même une récom­pense hyper pres­tigieuse… Je t’imaginais plus hum­ble que ça. » Pour l’édition 2023, l’autrice de Sacrées Sor­cières a décidé de boy­cotter le FIBD, « parce qu’ils ont quand même vrai­ment été nuls ». « Je suis dans une posi­tion qui fait que je peux me per­me­t­tre de ne pas y aller », explique-t-elle.

Des his­toires plus graves de vio­lences sex­uelles met­tant en cause des auteurs de bande dess­inée sont évo­quées entre autri­ces, pour se prévenir et se pro­téger. Pour­tant, si depuis 2017, plusieurs noms d’hommes poli­tiques ou de jour­nal­istes ont été révélés par #MeToo, aucun nom de la BD n’est sor­ti. « Il y a énor­mé­ment de noms qui cir­cu­lent entre nous, mais on ne peut pas en par­ler publique­ment à la place des vic­times con­cernées. Et le prob­lème est que ces dernières ne veu­lent pas être con­nues », explique Del­phine Panique. Aux freins habituels à la parole con­cer­nant des vio­lences sex­uelles, comme la honte ou la peur de ne pas être crue, s’ajoutent des enjeux plus spé­ci­fiques à l’univers du 9e art. « C’est un tout petit milieu, où tout le monde se con­naît. Tu peux témoign­er anonymement mais tu sais bien qu’on risque de te recon­naître », pour­suit-elle. Il peut aus­si être intim­i­dant de pren­dre la parole quand celui qui vous a agressé est un col­lègue, un ami d’ami, ou tout sim­ple­ment quelqu’un que l’on risque de recrois­er dans le cadre du tra­vail. « Tu pès­es le pour et le con­tre quand tu sais que tu vas revoir dans les fes­ti­vals celui que tu as dénon­cé », explique de son côté l’éditrice et autrice de BD Lisa Man­del.

À cela s’ajoute la crainte de per­dre des con­trats dans un domaine où, comme ailleurs, les postes les plus haut placés restent majori­taire­ment occupés par des hommes. Et où il est très dif­fi­cile de par­venir à vivre de son tra­vail, les femmes étant par­ti­c­ulière­ment touchées par la pré­car­ité. « J’ai été trois fois en sélec­tion à Angoulême et pour­tant je ne sais pas si je vais pou­voir con­tin­uer à vivre de mon méti­er dans les prochaines années, con­state Del­phine Panique. Les autri­ces de BD ne sont pas du tout dans la même posi­tion de pou­voir que les actri­ces qui ont accusé Har­vey Wein­stein. » Selon l’enquête menée pour les États généraux de la bande dess­inée, en 2014, les autri­ces de BD ont déclaré en moyenne 16 066 euros de revenus annuels, et 50 % d’entre elles vivaient sous le seuil de pau­vreté (con­tre, respec­tive­ment, 28 073 euros et 32 % pour leurs homo­logues mas­culins).

Le prisme de la sexualité

« Par­ler de vio­lences subies ou désign­er des agresseurs, c’est ris­quer de man­quer des oppor­tu­nités pro­fes­sion­nelles ou d’être black­listée », con­firme par mail le col­lec­tif MeTooBD, qui insiste aus­si sur l’isolement inhérent à plusieurs métiers de la bande dess­inée, les auteurs et autri­ces tra­vail­lant sou­vent seules chez elles. « Il n’y a pas ou peu de col­lègues, pas de pro­tec­tion par une charte ou un règle­ment intérieur, ni de per­son­ne référente vers qui se tourn­er, comme c’est le cas en entre­prise. Les vic­times peu­vent se retrou­ver en sit­u­a­tion d’isolement, ce qui rend l’emprise des agresseurs d’autant plus impor­tante. »

Alors, les vic­times encais­sent : les allu­sions sex­uelles, les petites remar­ques con­de­scen­dantes, les clichés sur les femmes qui « dessi­nent mal »… Pour expli­quer ce cli­mat par­fois hos­tile, les autri­ces sont nom­breuses à men­tion­ner l’histoire même de la BD et les représen­ta­tions stéréo­typées que les œuvres véhicu­len­t². Pour Chris­telle Pécout, autrice de K‑Shock (Glé­nat, 2016) et vice-prési­dente du groupe­ment bande dess­inée du Syn­di­cat nation­al des auteurs et com­pos­i­teurs, « la cul­ture du viol reste quelque chose d’extrêmement fort dans la BD : dans les thé­ma­tiques abor­dées, la manière de dessin­er les héroïnes… » Dans les planch­es célébrées de l’histoire de la bande dess­inée, on trou­ve les blagues machos d’un Wolin­s­ki ou d’un Reis­er, les corps féminins com­plète­ment irréal­istes et sys­té­ma­tique­ment éro­tisés signés Milo Man­ara, l’esprit très beauf de mag­a­zines comme L’Écho des savanes ou Métal hurlant, qui ont con­tribué à ren­dre cet art pop­u­laire. « Le plus gros sex­isme que j’ai vécu dans la BD, il vient des BD elles-mêmes », souligne Lisa Man­del. L’autrice se sou­vient n’avoir pas pu se pro­jeter en tant que fille dans les ouvrages qu’elle lisait enfant (Les Schtroumpfs, Astérix et Obélix, Lucky Luke), où les femmes étaient qua­si absentes ou sys­té­ma­tique­ment vues à tra­vers le prisme de la sex­u­al­ité. « Les auteurs de BD sont de grands soli­taires qui se sont con­stru­its avec ces livres au rôle affec­tif fort. Sauf qu’eux ont été ain­si con­fortés dans leur posi­tion de mecs. Donc quand quelqu’un vient cri­ti­quer ces représen­ta­tions, cela touche à quelque chose de très sen­si­ble », pour­suit Lisa Man­del. D’où les réac­tions par­fois épi­der­miques de cer­tains.

Les fémin­istes n’ont pour­tant pas atten­du 2023 pour s’attaquer à cette imagerie archaïque. En jan­vi­er 1985, les autri­ces Jeanne Puchol, Flo­rence Ces­tac, Nicole Claveloux et Chan­tal Mon­tel­li­er pub­lient dans Le Monde un man­i­feste con­tre cette « nou­velle presse per­cluse des plus vieux et des plus crasseux fan­tasmes machos ». Plus récem­ment, en 2013, le col­lec­tif fémin­iste La Barbe s’est invité à la céré­monie de la 40e édi­tion du FIBD, moquant dans un tract dis­tribué sur place, avec son tal­ent habituel, l’entre-soi mas­culin : « En 2013 après Jésus-Christ, une ville peu­plée d’irréductibles mâles résiste encore et tou­jours aux envahisseuses : Angoulême. »

Deux ans plus tard, c’est un pro­jet d’expo inti­t­ulé « La BD des filles », du Cen­tre belge de la bande dess­inée, qui met le feu aux poudres. Jul Maroh, que les organ­isa­teurs sol­lici­tent pour l’inviter, se sou­vient que « le descrip­tif de cette expo était absol­u­ment atroce ». « J’ai un peu sor­ti le lance-flamme et j’ai con­tac­té 70 autri­ces. » L’étiquette de « BD girlie » que l’on colle sys­té­ma­tique­ment à leur pro­duc­tion nie la diver­sité et la richesse de leur tra­vail. Ces artistes lan­cent alors le Col­lec­tif des créa­tri­ces de bande dess­inée con­tre le sex­isme, aujourd’hui BD Égal­ité. Déjà, près de deux ans avant la défla­gra­tion #MeToo d’octobre 2017, le col­lec­tif pub­lie des témoignages sur les vio­lences sex­istes subies dans le milieu, sur une page inti­t­ulée Paye ta bulle. Près de la moitié des 150 mem­bres de l’époque (le groupe en compte aujourd’hui 250) rédi­gent un témoignage, par­fois signé de leur nom, par­fois anonymement.

À peine con­sti­tué, le col­lec­tif se retrou­ve à devoir, à nou­veau, enfil­er les gants de boxe : pour son édi­tion 2016, le FIBD n’a retenu aucune femme dans la liste des 30 auteurs en lice pour le Grand Prix. Jusque-là, en 42 ans, une seule femme avait réus­si l’exploit d’obtenir le plus pres­tigieux prix de l’univers de la BD : Flo­rence Ces­tac, en 2000 ; Claire Bretéch­er avait obtenu le « prix du dix­ième anniver­saire » en 1982.

Une nouvelle génération, particulièrement mobilisée

Face à cette liste de 30 noms d’hommes, qui oblitère l’existence des femmes faisant de la BD (27 % des auteurs sont des autri­ces³), le Col­lec­tif des créa­tri­ces de bande dess­inée con­tre le sex­isme appelle au boy­cott. Le fes­ti­val tente de se défendre, assez mal­adroite­ment. Et finit par chang­er les modal­ités d’élection du Grand Prix : depuis 2013, tout auteur ou toute autrice de BD pub­liée par une mai­son d’édition fran­coph­o­ne pou­vait vot­er par­mi une liste de noms choi­sis par le FIBD ; désor­mais elles et ils peu­vent choisir trois artistes, sans présélec­tion imposée. Et la dif­férence se fait sen­tir ; depuis, des femmes se retrou­vent régulière­ment dans le trio de tête, et deux femmes ont décroché le Grand Prix de la BD, la récom­pense suprême : la dessi­na­trice de man­ga japon­aise Rumiko Taka­hashi, en 2019, et l’autrice de bande dess­inée québé­coise Julie Doucet en 2022. Ironie de l’histoire : cette dernière avait arrêté la BD bien des années aupar­a­vant, expli­quant être « fatiguée d’être entourée rien que d’hommes ». Son sacre avait alors don­né l’impression que les choses étaient en train de bouger. Las, les débats à couteaux tirés autour de l’exposition Vivès ont lais­sé un goût amer.

Les inter­pel­la­tions fémin­istes, qui vont bien au-delà de la ques­tion de la vis­i­bil­ité offerte à cer­tains auteurs, ne sem­blent trou­ver que des oreilles bouchées. Une tri­bune, parue quelques jours après la dernière édi­tion du FIBD, signée notam­ment par les dessi­na­teurs Enki Bilal et Blutch, ou encore par Coco et Riss, de Char­lie Heb­do, évoque car­ré­ment « un cli­mat de peur menaçant la lib­erté de créa­tion ». « Faut-il que plus rien ne soit pub­lié sans pass­er par les fourch­es caudines de censeurs », se désole le texte pub­lié par Le Monde, esti­mant que « beau­coup sont tétanisés par le cli­mat ambiant » et que, « quand une société en arrive là, elle est au bord de l’obscurantisme ». Com­ment expli­quer une telle lev­ée de boucliers face à des deman­des d’inclusion des autri­ces et aux ques­tion­nements d’une par­tie de la pro­fes­sion sur ce qu’un grand fes­ti­val choisit de met­tre à l’honneur ? Pour Jul Maroh, « l’affaire Vivès ne peut pas être com­prise sans pren­dre en compte les tueries de Char­lie Heb­do. Ces atten­tats ont créé une blessure col­lec­tive suin­tante dans notre milieu, qui fait que beau­coup de gens mon­tent au créneau dès que quelqu’un insin­ue que la lib­erté d’expression est remise en cause. Alors que c’est, ici, com­plète­ment hors sujet. »

« J’ai lu beau­coup de bêtis­es chez nos détracteurs, se désole égale­ment Anne Simon, sig­nataire de la tri­bune fémin­iste pub­liée sur Medi­a­part. Main­tenant, on nous donne des cours sur la lib­erté d’expression… Je n’appelle pas à inter­dire les BD de Robert Crum­b⁴ ou à refaire l’histoire de la BD. Mais la société évolue et il faut que ce milieu change avec elle. » La tri­bune pro­po­sait que le fes­ti­val d’Angoulême « étab­lisse une charte d’engagement, afin que les futures sélec­tions et pro­gram­ma­tions du fes­ti­val soient réal­isées dans le respect du droit des per­son­nes minorisées ain­si que dans l’égalité de leurs représen­ta­tions » et que « des moyens con­crets » soient mis en place pour prévenir les vio­lences sex­istes et sex­uelles pen­dant le fes­ti­val.

Mais nom­bre d’observatrices pla­cent surtout leurs espoirs dans la nou­velle généra­tion, qui s’est par­ti­c­ulière­ment mobil­isée lors de cet élan fémin­iste de jan­vi­er 2023. « Heureuse­ment qu’il y a cette nou­velle vague d’autrices qui sont tout à fait capa­bles de dire : “Ça c’est inad­mis­si­ble ; ça c’est une remar­que de merde.” Elles sont vrai­ment incroy­ables ! » s’enthousiasme Péné­lope Bagieu. Elle en est cer­taine : « Tous ces hommes qui se cram­pon­nent à leur poste de pou­voir vont mécanique­ment être poussés vers la sor­tie par ces nou­velles généra­tions qui, elles, ne vont plus tolér­er tout ça. » •

Bastien Vivès, le FIBD et les édi­tions Glé­nat n’ont pas don­né suite à nos deman­des d’interview. La direc­tion de la col­lec­tion « BD Cul » ne souhaite pas s’exprimer sur l’affaire Vivès tant que l’enquête judi­ci­aire est en cours.


1. Cet album, Grand Prix de la cri­tique décerné par l’Association des cri­tiques et jour­nal­istes de bande dess­inée en 2012, racon­te l’histoire d’une fil­lette appren­tie danseuse et de sa rela­tion com­plexe avec son pro­fesseur red­outable­ment exigeant.

2. Un ouvrage col­lec­tif paru début 2023 abor­de les vio­lences sex­istes et sex­uelles dans le 9e art : À coups de cas­es et de bulles. Les vio­lences faites aux femmes dans la bande dess­inée, sous la direc­tion de Frédéric Chau­vaud, Lydie Bod­i­ou, Jean-Philippe Mar­tin et Héloïse Morel, Press­es uni­ver­si­taires de Rennes, 2023.

3. Chiffres de l’enquête sur la sit­u­a­tion des auteurs, réal­isée dans le cadre des États généraux de la bande dess­inée, pub­liée en 2016.

4. Auteur emblé­ma­tique de la BD under­ground états-uni­enne, Robert Crumb est con­nu, entre autres, pour ses représen­ta­tions sex­uelles, par­fois vio­lentes, de per­son­nages féminins.

Marie Kirschen

Marie Kirschen est journaliste, spécialiste des questions féministes et LGBT+. En 2021, elle a publié Herstory, Histoire(s) des féminismes chez La Ville brûle. Voir tous ses articles

Danser : l’émancipation en mouvement

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°10 Danser, de mai 2023. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.
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