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2002–2003 : Amina Lawal, condamnée à mort au Nigeria

Peu après le 11-Sep­tem­bre, Ami­na Law­al, une Nigéri­ane de 29 ans, est con­damnée à la lap­i­da­tion pour adultère. L’indignation est mon­di­ale et la jeune femme est acquit­tée. Vingt ans plus tard, si l’on peut observ­er la pro­pa­gande sou­vent islam­o­phobe à l’œuvre dans cette affaire, elle ouvre aus­si une réflex­ion juridique pour la défense des droits des femmes.
Publié le 08/09/2021

Modifié le 16/01/2025

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°3 Se bat­tre (sep­tem­bre 2021).

C’est d’abord l’histoire d’une femme. Une his­toire dans un pays immense, riche de cul­tures, de ressources et de com­plex­ité. Le Nige­ria, pays le plus peu­plé d’Afrique, compte 250 eth­nies dif­férentes.

De 1900 à 1960, il a été colonisé par les Bri­tan­niques. La moitié sud-est est majori­taire­ment chré­ti­enne et béné­fi­cie des ressources de l’industrie pétrolière ; la moitié nord-est, quant à elle, est majori­taire­ment musul­mane et très pau­vre.

C’est dans cette dernière région semi-déser­tique du pays, peu­plée par les Haous­sas, qu’est née Ami­na Law­al en 1973. Comme la moitié de la pop­u­la­tion qui l’entoure, et la qua­si-total­ité des femmes de son vil­lage, Ami­na Law­al n’apprend ni à lire ni à écrire. À 14 ans, elle est mar­iée à un homme qu’elle n’a pas choisi. Elle donne nais­sance à deux enfants avant d’être répudiée en 2001 – elle a 28 ans – pour un motif incon­nu.

Suiv­ant la cou­tume patri­ar­cale en vigueur dans son pays, la procé­dure est très sim­ple : l’homme se con­tente de dire à trois repris­es qu’elle n’est plus son épouse, et il ne reste à la femme con­cernée qu’à par­tir en lais­sant ses enfants der­rière elle. En revanche, si une femme souhaite divorcer, elle ne peut pas répudi­er son con­joint, même si elle répète mille fois qu’il n’est plus son mari.

Après ce « divorce », comme le qual­i­fieront les médias occi­den­taux, Ami­na Law­al retourne chez sa mère. Quelques mois plus tard, elle ren­con­tre sur la route du marché un homme qui lui pro­pose de mon­ter à l’arrière de sa mobylette pour lui éviter de marcher en plein soleil avec ses paque­ts. Cer­tains arti­cles décriront plus tard cette ren­con­tre de la façon suiv­ante : « Ami­na Law­al a entamé une liai­son extra­con­ju­gale. »

Avec la charia, tout bascule

«Ce qui est arrivé à Ami­na Law­al était en fait très banal », racon­te aujourd’hui Marie-Pierre Poulain, une avo­cate qui a par­ticipé à l’équipe mise sur pied par l’association Avo­cats sans fron­tières (ASF) pour soutenir sa défense sur place. « Les cou­ples se for­maient et se refor­maient, on n’en fai­sait pas toute une his­toire. Mais avec l’instauration pro­gres­sive de la charia dans douze États du Nord à par­tir de 1999 et les ten­sions qui gran­dis­saient entre les com­mu­nautés, tout a bas­culé. »

En jan­vi­er 2002, Ami­na Law­al est arrêtée dans son vil­lage par des mem­bres de la mil­ice islamiste, les his­bas. Dénon­cée par son ex-beau-père, elle est accusée de rela­tions sex­uelles illicites (zina) pour être tombée enceinte sans être mar­iée. L’homme à la mobylette, Yahayya Muham­mad Kura­mi, est embar­qué aus­si. Trois mois plus tard, le procès se tient devant le tri­bunal islamique de l’État de Katsi­na.

Inter­rogé, Yahayya Muham­mad Kura­mi jure sur le Coran qu’il est inno­cent. Et comme la cour n’a pas pu trou­ver qua­tre témoins mâles qui auraient vu le cou­ple forni­quer – con­di­tion néces­saire pour établir le crime de zina selon la loi malikite (une des qua­tre écoles du droit musul­man sun­nite) à laque­lle se réfèrent les juges–, il échappe à la sen­tence, bien con­tent de n’avoir pas fait l’amour en pub­lic.

En revanche, Ami­na Law­al est con­damnée le 22 mars 2002 à la lap­i­da­tion pour adultère, sa grossesse ten­ant lieu de preuve. On la lais­sera, par bon­té d’âme, accouch­er et allaiter son enfant avant l’exécution de la peine, reportée au plus tard en jan­vi­er 2004, quand le bébé aura atteint l’âge de 18 mois. Ami­na Law­al n’a pas pu béné­fici­er, lors de ce procès expédi­tif, des con­seils d’un avo­cat, et encore moins d’une avo­cate. Le 19 août, alors qu’elle com­para­ît avec sa petite fille de neuf jours, prénom­mée Wasi­la (« qui cherche Dieu » en arabe), la peine est con­fir­mée en appel.

Délire médiatique

Ami­na Law­al n’est pas la pre­mière à con­naître cette sen­tence. On compte au moment de son procès une cinquan­taine de con­damna­tions du même type. Si aucune peine de lap­i­da­tion n’a été exé­cutée, plusieurs hommes et femmes ont subi des fla­gel­la­tions, et même des ampu­ta­tions – y com­pris des mineur·e·s. Amnesty Inter­na­tion­al, mais aus­si des ONG de défense des droits des femmes nigéri­anes, comme Baobab ou Wrapa (Women’s Rights Advance­ment and Pro­tec­tion Alter­na­tive), aler­tent l’opinion inter­na­tionale. Les réseaux soci­aux n’existent pas encore –Face­book ne voit le jour qu’en 2004, Twit­ter en 2006–, mais l’information tourne déjà en boucle sur Inter­net grâce aux blogs et aux listes de dif­fu­sion par cour­riel. La machine médi­a­tique peut s’emballer.

L’écrivaine et poli­to­logue Sarah Eltanta­wi se sou­vient par­faite­ment du moment où elle a appris la con­damna­tion à mort d’Amina Law­al. Elle se trou­vait en pleine réu­nion à Wash­ing­ton et son télé­phone n’arrêtait pas de son­ner. Des jour­nal­istes du monde entier voulaient con­naître la posi­tion de l’association de musul­mans pour les droits civiques pour laque­lle elle tra­vail­lait. Au cours d’un échange rapi­de, les per­son­nal­ités d’obédiences musul­manes divers­es présentes autour de la table tombent d’accord sur trois points : aucun ver­set du Coran ne pre­scrit la lap­i­da­tion ; ce genre de choses n’arrive qu’en Afrique, et la façon dont cette his­toire est présen­tée relève du « west­ern gaze ».

Sur le mod­èle du « male gaze » (con­cept désig­nant le regard mas­culin ou la vision andro­cen­trée, né en 1975 sous la plume de la cri­tique de ciné­ma améri­caine Lau­ra Mul­vey), le « west­ern gaze » relève d’un point de vue occi­den­tal sur­plom­bant, niant aux per­son­nes ou aux peu­ples con­cernés la capac­ité à exprimer leur point de vue à par­tir de leurs pro­pres expéri­ences et savoirs.

« Bien sûr, cette analyse était un peu courte, c’est pourquoi j’ai fini par écrire un livre sur le sujet », explique Sarah Eltanta­wi, qui enseigne aujourd’hui l’islam con­tem­po­rain au départe­ment de théolo­gie de l’université Ford­ham à New York. « Mais quelques mois à peine après le 11-Sep­tem­bre, alors que les États-Unis étaient inter­venus en Afghanistan et qu’on dis­cu­tait de la pos­si­bil­ité d’une guerre en Irak avec une cam­pagne men­songère sur les armes de destruc­tion mas­sive, ce délire médi­a­tique autour d’une femme dont, par ailleurs, on ne savait rien nous parais­sait relever d’une pro­pa­gande grossière. »

Près de vingt ans plus tard, l’autrice fémin­iste afropéenne Axelle Jah Njiké se sou­vient aus­si du malaise qu’elle a ressen­ti en enten­dant par­ler de l’affaire Ami­na Law­al en France. La pro­duc­trice qui créera le pod­cast « Me, My Sex and I » sur l’intimité des femmes noires (2018), puis La fille sur le canapé, sur les vio­lences sex­uelles dans les com­mu­nautés noires (Nou­velles Écoutes, 2020), et enfin la série doc­u­men­taire Je suis noire et je n’aime pas Bey­on­cé, dif­fusée en juin 2021 sur France Cul­ture, est alors au début de sa prise de con­science fémin­iste.

« Je sen­tais bien qu’il y avait une cer­taine hypocrisie dans l’indignation médi­a­tique, mais l’image de cette femme avec son bébé dans les bras m’a poussée à sign­er la péti­tion immé­di­ate­ment, et quand elle a été acquit­tée deux ans plus tard, je me sou­viens de ma joie immense. C’était comme si je con­nais­sais la meuf, comme si c’était per­son­nel. Quand on voy­ait des pho­tos d’elle, il y avait un côté Vierge à l’enfant, et pour les per­son­nes de cul­ture évangélique comme moi, la phrase qui réson­nait était “Que celui qui n’a jamais péché lui jette la pre­mière pierre” de Jésus, en défense de la femme adultère. Après coup, je me suis trou­vée un peu ridicule, mais la dimen­sion spir­ituelle, pro­fondé­ment sym­bol­ique m’avait touchée. »

Face aux patriarcats

Qu’elle soit le fruit du hasard ou d’une mise en scène (et prob­a­ble­ment un peu des deux), l’image per­cute en effet nos imag­i­naires, évo­quant ce que l’écrivaine Françoise d’Eaubonne appelait « le sex­o­cide des sor­cières ». Et les fémin­istes occi­den­tales ne sont pas les seules à se mobilis­er : partout dans le monde, y com­pris en Afrique, des man­i­fes­ta­tions sont organ­isées pour deman­der son acquit­te­ment.

En France, l’engagement en faveur d’Amina Law­al paraît relever de l’évidence. Une amie fémin­iste résume le point de vue qui domine alors : « On s’était battu·e·s con­tre les inté­gristes catholiques de la Trêve de Dieu et leurs com­man­dos anti-IVG, on se bat­trait con­tre les inté­gristes musul­mans qui pré­ten­dent con­trôler le corps des femmes. »

Le débat sur le voile, qui com­mence à mon­ter en arrière-plan, s’inscrit dans ce cadre que l’on perçoit alors à l’aune de la guerre civile sanglante en Algérie – une guerre opposant l’armée nationale et divers groupes islamistes, qui a com­mencé en 1991 et qui est seule­ment en train de se ter­min­er, après une décen­nie d’horreurs. À Femmes sol­idaires (l’association fémin­iste his­torique­ment liée au Par­ti com­mu­niste), notam­ment, plusieurs fémin­istes algéri­ennes témoignent de ce qu’elles ont vécu et reçoivent l’affaire Ami­na Law­al comme une illus­tra­tion de cette mon­tée inté­griste qui a fait des rav­ages dans leur vie ou par­mi leurs proches.

De son côté, l’écrivaine Sarah Eltanta­wi ne cache pas la dif­fi­culté qu’elle a alors à garder le cap face aux posi­tions patri­ar­cales qui s’opposent dans le con­texte états-unien encore forte­ment ébran­lé par les atten­tats du 11-Sep­tem­bre : « Si j’étais d’accord avec les lead­ers musul­mans quand ils dénonçaient le cap­i­tal­isme, si je partageais leurs vues sur le colo­nial­isme, la cor­rup­tion des élites et l’impérialisme cul­turel, je ne pou­vais pas les suiv­re quand ils affir­maient au détour de la con­ver­sa­tion que les femmes étaient inférieures aux hommes et que leur rôle était de rester à la mai­son. Mais avec les attaques per­ma­nentes que l’on subis­sait, c’était dif­fi­cile de faire enten­dre une voix musul­mane et fémin­iste ! »

Philanthropie de l’urgence

Pour la poli­to­logue décolo­niale Françoise Vergès, la médi­ati­sa­tion de ces urgences vitales entrave pré­cisé­ment le temps néces­saire à la réflex­ion, empêche de penser des solu­tions pour créer des ponts, des sol­i­dar­ités transcon­ti­nen­tales entre femmes. « Oui, il y a partout des mas­culin­ités meur­trières, qu’il faut com­bat­tre sans com­plai­sance. Mais ce qui me frappe, c’est à quel point cette his­toire est encadrée par une vision occi­den­tale de l’urgence human­i­taire, avec cette pres­sion pour agir, sauver une per­son­ne, désign­er des enne­mis. On est dans l’émotionnel, et il est facile de som­br­er dans le “white sav­ior­ism” [con­nu en français comme « com­plexe du sauveur blanc », pour désign­er les per­son­nes qui met­tent en scène leur engage­ment human­i­taire pour amélior­er leur image tout en se don­nant bonne con­science – ndlr], plutôt que d’observer et de plonger dans les com­plex­ités… Une phil­an­thropie cor­po­rate s’est imposée, on le voit avec cer­taines mar­ques de vête­ments par exem­ple, dont la pro­duc­tion s’appuie sur l’exploitation de femmes du Sud glob­al mais qui com­mu­nique sur leurs bonnes actions pour des asso­ci­a­tions de femmes, ce qui dès lors jus­ti­fierait leur cap­i­tal­isme, du “cor­po­rate wash­ing” en quelque sorte. Cette injonc­tion à l’urgence, qui n’est pas sans lien avec une réal­ité, tue toute analyse. On est bal­adées d’un truc à l’autre, et à la fin on ne s’attaque pas aux struc­tures. Plutôt que de par­ticiper à cette mas­ca­rade, on devrait plutôt pro­jeter la lumière sur les vrais vis­ages des impéri­al­ismes. »

N’empêche : au print­emps 2002, quand j’entends par­ler d’Amina Law­al, je n’ai pas cette force d’âme et je me demande seule­ment ce que je peux faire pour « sauver Ami­na ». Avec Agnès Bous­suge, alors rédac­trice en chef de Clara Mag­a­zine, la revue de Femmes sol­idaires, à laque­lle je con­tribue occa­sion­nelle­ment, nous envis­ageons d’apporter un sou­tien direct à la défense.

J’ai pris con­tact avec l’association Baobab qui m’a par­lé des men­aces pesant aus­si sur l’avocate d’Amina Law­al, Hauwa Ibrahim. L’avocate Cather­ine Mabille, qui est inter­v­enue dans plusieurs procès de viol et de muti­la­tions sex­uelles pour Femmes sol­idaires, pro­pose de lui apporter un appui au nom d’Avocats sans fron­tières. Femmes sol­idaires, Amnesty Inter­na­tion­al, l’association Ensem­ble con­tre la peine de mort et Reporters sans fron­tières s’associent au pro­jet, et Cather­ine Mabille part au Nige­ria au print­emps 2003 en « mis­sion exploratoire »« On voulait savoir pourquoi elle était telle­ment isolée, se sou­vient-elle. On s’est vite aperçus, avec l’avocat québé­cois Pierre Brun qui m’accompagnait, que Hauwa Ibrahim en savait dix fois plus que nous, et qu’il fal­lait d’abord l’écouter pour pou­voir lui apporter un sou­tien logis­tique et moral. »

L’avocate d’Amina Law­al, Hauwa Ibrahim, égale­ment musul­mane de cul­ture haous­sa, a gran­di dans une famille mod­este et, à l’époque, exerce le droit depuis plus de dix ans. En 2002, elle a 34 ans ; mar­iée avec un Ital­ien et mère de deux petits garçons, elle vit à Abu­ja, la cap­i­tale nigéri­ane, et héberge alors Ami­na Law­al. Elle subit des men­aces con­stantes. Tous les autres avo­cats refusent de s’engager dans cette affaire qui pour­rait leur coûter la vie, plusieurs avo­cats et jour­nal­istes mêlés de près ou de loin à l’affaire ayant été la cible d’intégristes. « Nous avons com­mencé à tra­vailler sur des bases pro­fes­sion­nelles, racon­te Cather­ine Mabille. Quelle était la meilleure stratégie pour défendre Ami­na Law­al ? Son idée était de faire jurispru­dence. Dans son cab­i­net, elle avait déjà une cinquan­taine de cas sim­i­laires. Si elle réus­sis­sait à dévelop­per un principe de défense con­va­in­cant, on pou­vait éviter de nou­velles con­damna­tions. »

Cette approche prag­ma­tique va per­me­t­tre d’échapper à un con­texte géopoli­tique miné pour se recen­tr­er sur des valeurs com­munes : égal­ité devant la loi, droit à un procès équitable, droits de la défense, respect de la procé­dure… qui seront au cœur des plaidoiries. Hauwa Ibrahim entend s’appuyer sur les con­ven­tions inter­na­tionales rel­a­tives aux droits humains signées par le Nige­ria, mais aus­si sur le droit musul­man qui con­tient, assure-t-elle, des dis­po­si­tions per­me­t­tant d’appliquer une jus­tice équitable. Après un voy­age à Paris en octo­bre 2002, elle décide de se ren­dre au Liban pour ren­con­tr­er des juristes spé­cial­isés dans la tra­di­tion malikite. Je la retrou­ve à Bey­routh pour con­sul­ter de grands pro­fesseurs de droit musul­man, avec l’aide pré­cieuse de l’avocate libanaise Maryam Abdal­lah.

Le mythe de l’enfant endormi

Je décou­vre auprès d’elles la théorie de l’enfant endor­mi : ce mythe berbère racon­te qu’un enfant dont le père est absent au cours de la ges­ta­tion peut être « endor­mi » pour se réveiller des mois, voire des années plus tard. Cette théorie avait notam­ment cours chez les peu­ples semi-nomades, où les hommes pou­vaient par­tir durant de longues péri­odes pour des tran­shu­mances ou des car­a­vanes com­mer­ciales, et où elle per­me­t­tait à chaque pro­tag­o­niste de s’en sor­tir sans per­dre la face, dans l’intérêt de l’enfant et de la com­mu­nauté. Ce mythe est rede­venu d’actualité plus récem­ment avec l’émigration économique, quand les maris par­taient pour de longues années. Il est en tout cas inté­gré depuis longtemps au droit musul­man pour per­me­t­tre une issue non vio­lente à des nais­sances illégitimes : dans la tra­di­tion malikite, on con­sid­ère qu’une nais­sance peut sur­venir jusqu’à sept ans après le départ du mari.

Alors que nous sommes en train de dis­cuter des impli­ca­tions pos­si­bles de cet éton­nant argu­ment juridique, la mobil­i­sa­tion inter­na­tionale entre en ébul­li­tion. La star du talk-show améri­cain, Oprah Win­frey, a pro­duit une émis­sion inti­t­ulée « Pou­vons-nous sauver Ami­na Law­al ? », et des mil­lions de let­tres de protes­ta­tion afflu­ent dans les ambas­sades nigéri­anes, deman­dant au prési­dent de la République, Oluse­gun Obasan­jo, de graci­er Ami­na Law­al et de sup­primer les tri­bunaux appli­quant la charia. Obasan­jo, qui fait alors cam­pagne pour sa réélec­tion et ne peut se per­me­t­tre de se met­tre le nord du pays à dos, lou­voie en assur­ant qu’Amina Law­al ne sera pas exé­cutée.

C’est alors, en décem­bre 2002, que la sit­u­a­tion se tend bru­tale­ment : le con­cours Miss Monde, rem­porté en 2001 par la Nigéri­ane Agbani Darego, doit se dérouler au Nige­ria, mais plusieurs can­di­dates appel­lent au boy­cott en sou­tien à Ami­na Law­al. Un jour­nal­iste nigéri­an a le mal­heur d’écrire que le prophète Muham­mad aurait eu plaisir à choisir une épouse par­mi les Miss. L’article est aus­sitôt mon­té en épin­gle par les islamistes, qui le jugent blas­phé­ma­toire, et des émeutes écla­tent dans tout le pays entre musul­mans et chré­tiens, entraî­nant en quelques jours 200 morts et plus de 1 000 blessés. Les organ­isa­teurs du con­cours font machine arrière, et il se déroule finale­ment en décem­bre 2002 à Lon­dres, ce qu’un reportage dif­fusé sur France 2 qual­i­fie de « défaite de la tolérance et de la beauté ».

Il fau­dra atten­dre le 25 sep­tem­bre 2003, après de mul­ti­ples reports d’audience, pour qu’Amina Law­al soit enfin acquit­tée. Hauwa Ibrahim n’a pas plaidé. C’est son con­frère Aliyu Musa Yawuri qui s’est exprimé devant la cour, car il n’était pas per­mis à une femme de le faire, même si c’était elle qui avait rédigé le mémoire de défense. Les argu­ments retenus en faveur de l’acquittement ne furent finale­ment pas ceux de l’enfant endor­mi, mais plusieurs vices de procé­dure : la pleine adop­tion de la charia dans l’État de Katsi­na après la sur­v­enue de la grossesse et l’impossibilité de l’appliquer rétroac­tive­ment ; l’arrestation de l’accusée par une mil­ice, au lieu de la police régulière, et la façon dont ses aveux avaient été recueil­lis.

Bâtir une alternative aux violences

Ce qui est arrivé ensuite appar­tient à l’histoire. En 2003, l’affaire Ami­na Law­al avait eu un tel reten­tisse­ment que Nico­las Sarkozy, alors min­istre de l’intérieur, a con­sacré plusieurs min­utes à débat­tre de la lap­i­da­tion avec Tariq Ramadan dans l’émission « 100 min­utes pour con­va­in­cre ». Il reprocha notam­ment à l’islamologue, alors très pop­u­laire, d’avoir demandé « un mora­toire », et non la dis­pari­tion de cette pra­tique. La France est alors en plein débat sur le voile – la loi inter­dis­ant les signes religieux à l’école sera adop­tée en 2004–, et la façon dont se déroule la dis­cus­sion s’appuie sou­vent sur ces cas extrêmes, sup­posés représen­ter l’islam.

Hauwa Ibrahim a obtenu en 2005 le prix Sakharov pour la lib­erté de l’esprit, décerné par le Par­lement européen. Il a été partagé cette année-là avec les Dames en blanc (des activistes cubaines engagées pour la défense des dissident·e·s emprisonné·e·s dans leur pays), mais aus­si avec l’ONG Reporters sans fron­tières, alors dirigée par Robert Ménard – qui se rap­prochera quelques années plus tard de l’extrême droite et sera élu en 2014 maire de Béziers avec le sou­tien du Front nation­al.

Le virage à l’extrême droite de plusieurs des sou­tiens de l’affaire Ami­na Law­al – par exem­ple un cer­tain nom­bre de militant·e·s laïques du média en ligne Respub­li­ca qui, autour de Pierre Cassen, ont fondé le site Riposte laïque – fait prob­a­ble­ment par­tie des con­séquences prévis­i­bles de ce cadre occi­den­tal que la jour­nal­iste cana­di­enne Nao­mi Klein dénon­cera en 2007 dans son essai La Stratégie du choc (Actes Sud, 2008) : exploiter la peur de l’autre pour exercer sur les peu­ples une dom­i­na­tion sans partage, au prof­it des 1 % les plus rich­es de la planète – et d’ailleurs aus­si aux dépens de ladite planète.

Les défenseurs et défenseuses d’Amina Law­al ont con­stam­ment cher­ché à bâtir une alter­na­tive aux vio­lences qui se dévelop­paient encore au Nige­ria – rap­pelons que le groupe salafiste Boko Haram y a vu le jour en 2002. Soucieuse de faire prof­iter les juristes nigéri­ans de son expéri­ence en la matière, Hauwa Ibrahim a pub­lié en 2013 un manuel en anglais (tra­duc­tion du titre : Pra­ti­quer la loi devant les cours charia, sept straté­gies pour obtenir jus­tice) alors qu’elle était dev­enue pro­fesseure invitée à l’université Har­vard, aux États-Unis. Elle con­tin­ue de se ren­dre régulière­ment au Nige­ria. Elle est notam­ment inter­v­enue dans le Nord pour ten­ter de faire libér­er les 276 écol­ières kid­nap­pées par Boko Haram en 2014. C’est aus­si pour con­tre­bal­ancer l’influence de cette organ­i­sa­tion ter­ror­iste sur les jeunes qu’elle a lancé en 2018 le réseau Moth­ers With­out Bor­ders (Mères sans fron­tières), afin de dévelop­per, inter­na­tionale­ment, une cul­ture de la paix à par­tir du vécu des femmes et de leur exper­tise de ter­rain.

À la suite au procès Ami­na Law­al, Avo­cats sans fron­tières a mis en œuvre plusieurs pro­jets en col­lab­o­ra­tion avec la Niger­ian Bar Asso­ci­a­tion, la Com­mis­sion nationale des droits humains et le sou­tien financier de l’Union européenne. « Une approche au long cours qui a per­mis de dévelop­per une cul­ture nou­velle com­bi­nant plusieurs tra­di­tions juridiques pour faire reculer la peine de mort, la tor­ture et les traite­ments cru­els, inhu­mains et dégradants, en par­ti­c­uli­er au prof­it des femmes et des per­son­nes les plus pau­vres, qui ont enfin eu accès à un dis­posi­tif d’aide juridique légale », explique François Cantier, prési­dent hon­o­raire d’ASF France.

Ami­na Law­al s’est remar­iée et a eu d’autres enfants. Hauwa Ibrahim a adop­té Wasi­la, qui est aujourd’hui mar­iée et mère de deux petits garçons. Aucune per­son­ne n’a plus été con­damnée à mort par lap­i­da­tion au Nige­ria depuis 18 ans. Et c’est une écrivaine nigéri­ane, Chi­ma­man­da Ngozi Adichie, qui a per­mis de redonner un souf­fle inédit au fémin­isme avec son essai Nous sommes tous des fémin­istes (Gal­li­mard, 2015), dont des extraits ont été sam­plés par la chanteuse afro-améri­caine Bey­on­cé. Comme le dit Françoise Vergès : « Rien n’est jamais sim­ple, rien n’est jamais écrit. Le puz­zle n’en finit jamais de se recom­pos­er. » J’en con­clus per­son­nelle­ment que tout est tou­jours pos­si­ble. Y com­pris le meilleur.

Élise Thiébaut

Journaliste et autrice, elle a publié notamment Ceci est mon sang, petite histoire des règles (La Découverte, 2017) et L’Amazone verte, une biographie de Françoise d’Eaubonne (éditions Charleston, 2021). Elle dirige la collection « Nouvelles lunes » des éditions du Diable Vauvert, dédiée à l’écoféminisme. Voir tous ses articles

Se battre : nos corps dans la lutte

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