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Ségolène Royal face au sexisme de la présidentielle

La cam­pagne prési­den­tielle de 2007 a vu, pour la pre­mière fois, une femme en mesure de l’emporter. Défaite face à Nico­las Sarkozy, la can­di­date social­iste a subi de vio­lentes attaques pen­dant des mois : indépen­dam­ment de ses erreurs poli­tiques, le sex­isme l’a dis­qual­i­fiée. Y com­pris dans son pro­pre camp.
Publié le 08/03/2022

Modifié le 16/01/2025

Retour Sur Ségolène Royale face au sexisme

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°5 Habiter (mars 2021).

L’ambiance est ten­due. La salle, hos­tile. Ségolène Roy­al hésite à faire les quelques pas qui la sépar­ent du pupitre. Son équipe est fébrile. Le dis­cours a été pré­paré dans des con­di­tions rocam­bo­lesques. Une de ses col­lab­o­ra­tri­ces finit par la pren­dre par la main pour la guider.

En ce mois de novem­bre 2008, la can­di­date défaite à la prési­den­tielle l’année précé­dente fait face à ses cama­rades de par­ti, les social­istes réu­nis en con­grès à Reims.

Elle veut con­quérir la for­ma­tion dont elle est mem­bre depuis plus de 20 ans en devenant sa pre­mière secré­taire. Elle a pour elle les 17 mil­lions de voix du sec­ond tour de l’élection de 2007, rem­portée par Nico­las Sarkozy. Mais Ségolène Roy­al cul­tive des rela­tions houleuses avec l’appareil du par­ti : « Il faut nous soign­er de toutes ces petites et grandes blessures que nous nous sommes infligées », lance-t-elle à ses cama­rades. Elle est huée. Elle l’est encore quand elle évoque leurs « ten­dress­es, [leurs] colères, [leurs] indig­na­tions ». Le mot « ten­dresse » irrite ; il sem­ble incon­gru aux oreilles social­istes.

Pen­dant plus de 30 min­utes d’un dis­cours sou­vent pous­sif et mal­adroit, Roy­al prend ses cama­rades de front, avec une gram­maire éloignée des clas­siques du mou­ve­ment ouvri­er. Elle appelle à être « plus frater­nelle, et pourquoi pas plus mater­nelle avec les plus dému­nis ». Sa con­clu­sion déclenche une bron­ca : « Nous ral­lumerons tous les soleils, toutes les étoiles du ciel. » Pour une par­tie du PS, la coupe est pleine : le vocab­u­laire de celle qu’ils surnom­ment « la Madone », qu’ils jugent « mys­tique » quand ce n’est pas « folle », leur est insup­port­able. Au point qu’ils en oublient que cette for­mule finale est inspirée d’un texte – certes peu con­nu – de Jean Jau­rès lui-même, fon­da­teur du par­ti : « Même les social­istes éteignent un moment toutes les étoiles. »

« Avec Ségolène, tout deve­nait un sujet de moquerie », se sou­vient Aurélie Fil­ip­pet­ti, min­istre de la cul­ture sous François Hol­lande et mem­bre de l’équipe de 2007. « Elle a subi un sex­isme mon­strueux. Elle était “conne”, “incom­pé­tente”, elle avait des “intu­itions”, “du flair”, mais pas de cul­ture poli­tique, ni d’intelligence rationnelle. Tout était sujet à cri­tique. Qu’elle sourie trop ou pas assez, que sa jupe soit trop longue ou trop courte. Même qu’elle soit belle, ils ne le sup­por­t­aient pas… »

Une pionnière

À Reims, Ségolène Roy­al échoue de peu et s’incline devant Mar­tine Aubry. Jamais elle ne retrou­vera l’aura de ces années-là. En 2011, quand elle ten­tera d’être à nou­veau désignée can­di­date à la prési­den­tielle, c’est François Hol­lande, son ex-com­pagnon, qui l’emportera – elle fini­ra qua­trième de la pri­maire citoyenne, sèche­ment battue. Son par­cours la con­duit ensuite à devenir min­istre sous Hol­lande, puis une « ambas­sadrice des Pôles » con­testée sous Emmanuel Macron. De plus en plus isolée, elle a échoué, en sep­tem­bre dernier, à être élue séna­trice. Le regard posé sur elle s’en est obscur­ci. La mémoire de ce qu’elle a représen­té s’est en par­tie évanouie.

Quinze ans plus tôt, elle a pour­tant incar­né un immense espoir, a fait se lever des dizaines de mil­liers de per­son­nes dans des meet­ings enflam­més, a amené à la poli­tique des foules qui s’en tenaient bien loin : des femmes, des queers, des habitant·es des quartiers pop­u­laires, des sans-par­ti et sans-carte, des chercheurs et chercheuses, et des chanteurs et chanteuses. Elle incar­nait un « désir d’avenir », selon le nom du mou­ve­ment qu’elle avait lancé en marge du PS – égale­ment titre de son livre (Flam­mar­i­on, 2006).

Elle était la pre­mière femme à se présen­ter à l’élection prési­den­tielle avec des chances de l’emporter. Elle avait aupar­a­vant gag­né, dès le pre­mier tour en novem­bre 2006, la pri­maire de son par­ti con­tre deux poids lourds, Dominique Strauss-Kahn (cinq ans avant qu’il n’abandonne la vie poli­tique après avoir été accusé de viol) et Lau­rent Fabius1 (qui pré­side aujourd’hui le Con­seil con­sti­tu­tion­nel). Ce qu’elle a alors subi est à peine croy­able.

« Qui va garder les enfants ? »

Dès l’annonce de son ambi­tion, en 2005, ses cama­rades se déchaî­nent. « Mais qui va garder les enfants ? », aurait glis­sé Fabius, faisant référence aux qua­tre enfants du cou­ple que Roy­al forme alors avec Hol­lande, pre­mier secré­taire du PS. « La prési­den­tielle n’est pas un con­cours de beauté », souf­fle Jean-Luc Mélen­chon. « Voyez la mère Merkel [Angela Merkel, chancelière alle­mande – ndlr], poum dans le popotin ! », lance Michel Cha­rasse, ancien min­istre de François Mit­ter­rand.

Pen­dant les mois qui suiv­ent, celle qui était à cette époque la plus proche con­seil­lère de Roy­al, Sophie Bouchet-Petersen com­pile ce qu’elle appelle un « flo­rilège des cochon­cetés ». Pour La Défer­lante, elle a exhumé les notes qu’elle avait pris­es à l’époque. On y retrou­ve des poli­tiques, beau­coup, notam­ment social­istes. Ain­si Jean-Christophe Cam­badélis cité dans Le Canard enchaîné en jan­vi­er 2006 : « Ni les social­istes ni la France ne sont assez mûrs pour faire con­fi­ance à une femme dans une péri­ode aus­si dif­fi­cile. » Ou l’ancien min­istre Jean Gla­vany, dans Le Nou­v­el Obs en févri­er 2006 : « Elle représente ce que j’exècre le plus au monde. »

On y lit aus­si des extraits d’articles de presse. Dans Libéra­tion, que l’équipe Roy­al con­sulte chaque jour, le jour­nal­iste Luc Le Vail­lant indique qu’« au pays de Ségo-reine, il y aura des dames-séca­teurs ». Alain Duhamel déclare, à pro­pos du cou­ple Hol­lande-Roy­al : « Elle est la can­di­date médi­a­tique, il est le pré­ten­dant légitime », et pub­lie cette année-là un livre sur les pré­ten­dants à l’Élysée dans lequel Roy­al ne fig­ure même pas.

Roy­al fera elle-même la chronique de ces anathèmes dans Ce que je peux enfin vous dire (Fayard, 2018) : elle est un « microphénomène de mode » et incar­ne un « moment mondain » ; elle est « dame patron­nesse »« mère fou­et­tarde »« la petite mère des peu­ples »« une mar­que de déter­gent, un vrai pro­duit mar­ket­ing », une « meneuse de revue ».

Ses tenues sont scrutées. Roy­al s’habille en blanc depuis 2004 – on lui reproche de jouer sur un reg­istre religieux. Elle opte pour le rouge – elle est accusée de pass­er plus de temps à choisir ses vête­ments qu’à con­cevoir son pro­gramme poli­tique… À Libé, on regrette en 2004 qu’elle ait « longtemps gâché sa beauté sous de longues jupes plis­sées ».

Son sourire et sa voix font couler de l’encre. Ses chaus­sures aus­si. Une pho­togra­phie, pub­liée dans Libéra­tion en août 2006, mon­tre des san­dales blanch­es à talon sur l’estrade – celles de Roy­al qui par­ticipe à la Fête de la rose de Frangy-en-Bresse –, der­rière qua­tre ros­es rouges gisant au sol. « Une con­struc­tion stéréo­typée et sym­bol­ique du genre », écrivent en 2009 les chercheur et chercheuse en infor­ma­tion et com­mu­ni­ca­tion Louise Char­bon­nier et Jean-Claude Soulages, dans la revue Mots2. Le pho­tographe Sébastien Cal­vet, qui a suivi la social­iste pen­dant un an, s’en est tou­jours défendu. Des pho­tos des pieds des poli­tiques, il en a fait sou­vent. Il n’est pas respon­s­able de la mise en scène de son tra­vail. Roy­al n’a rien voulu enten­dre : certain·es se sou­vi­en­nent encore du savon que lui a passé la can­di­date après la pub­li­ca­tion de cette pho­to.

Les images s’inscrivent dans un con­texte : celui-ci veut qu’en poli­tique les femmes « se voient présen­tées […] dans leur sin­gu­lar­ité de femmes, con­stam­ment ren­voyées à l’altérité de leur corps […], pris­on­nières d’une enveloppe cor­porelle qui les dis­tingue des autres acteurs du champ », résume Cécile Sourd3 dans un arti­cle de sci­ences poli­tiques pub­lié en 2005.

De fait, les por­traits de Ségolène Roy­al la présen­tent comme un ovni. Avec ses propo­si­tions icon­o­clastes à gauche – la glo­ri­fi­ca­tion du dra­peau nation­al, le dis­cours sécu­ri­taire avec pour corol­laire le con­cept « d’ordre juste » qu’elle pop­u­larise, la démoc­ra­tie par­tic­i­pa­tive –, la can­di­date détonne. Mais son CV, archi-clas­sique, compte par­mi les plus four­nis de la République.

Elle est énar­que – même pro­mo­tion Voltaire que François Hol­lande. Elle a été con­seil­lère du prési­dent Mit­ter­rand dans les années 1980. Puis députée des Deux-Sèvres, dans une cir­con­scrip­tion pour laque­lle elle avait arraché l’investiture avec un culot mon­stre, et où elle a tri­om­phé con­tre la droite en 1988. En 2004, elle a réus­si à con­quérir la région Poitou-Char­entes, où elle est surnom­mée « Zap­a­t­era » en référence au chef de gou­verne­ment espag­nol de l’époque, le social­iste José Zap­a­tero. Quand elle est can­di­date à la prési­den­tielle, en 2007, elle a été deux fois min­istre.

Rien n’y fait. Elle est sou­vent présen­tée comme « la fille de » – elle a racon­té com­ment elle a dû s’émanciper de son père mil­i­taire –, ou « la femme de ». Dans la presse, le cou­ple Hol­lande-Roy­al se décline en « Mon­sieur » et « Madame », par­fois « papa » et « maman ». Elle est sa « moitié », il est « son homme ». Arnaud Mon­te­bourg, porte-parole de la can­di­date, tente d’inverser le stig­mate : « Ségolène n’a qu’un défaut, c’est son com­pagnon. » Le bon mot fait grin­cer les dents social­istes ; il est sus­pendu un mois.

« Qu’a‑t-elle fait pour mériter ça ? »

À l’époque, Mon­te­bourg ne sait rien du drame qui se joue au sein du cou­ple. Il sera révélé au soir du sec­ond tour des élec­tions lég­isla­tives, le 17 juin 2007. Deux mois après son échec à la prési­den­tielle, Ségolène Roy­al annonce sa rup­ture avec François Hol­lande, en cou­ple avec la jour­nal­iste de Paris Match Valérie Tri­er­weil­er.

Durant toute la cam­pagne, la can­di­date a souf­fert intime­ment : « J’étais comme un général en chef qui doit remon­ter sur son cheval mal­gré la blessure qui saigne à son flanc et qu’il dis­simule der­rière son armure », con­fie-t-elle dans Ce que je peux enfin vous dire (Fayard, 2018). Elle est con­va­in­cue qu’elle doit se taire. Que la presse, l’équipe de Sarkozy et même les social­istes se gausseraient d’une femme trompée, dis­qual­i­fiée d’office pour pré­ten­dre incar­n­er la République. « Serait rev­enue l’éternelle ques­tion cul­pa­bil­isante, que mes adver­saires et plus encore les machos du PS n’auraient pas man­qué de pos­er publique­ment et que seules les femmes subis­sent : qu’a‑t-elle fait pour mérit­er ça ? »

Les témoins de l’époque que nous avons inter­rogés se sou­vi­en­nent aus­si de la petite cham­bre que la can­di­date avait amé­nagée à son QG parisien, au n° 282 du boule­vard Saint-Ger­main. « Tous les soirs, elle fai­sait croire aux jour­nal­istes qu’elle ren­trait chez elle. Ils voy­aient une sil­hou­ette qui s’engouffrait dans une voiture. En réal­ité, elle restait dormir au 282 », se sou­vient Françoise Dego­is, alors jour­nal­iste à France Inter, qui est ensuite dev­enue la con­seil­lère spé­ciale de Roy­al, à par­tir de novem­bre 2009.

Au fil des mois, la can­di­date ne parvien­dra jamais à dis­siper le soupçon d’incompétence qui la pour­suit. Chaque erreur, chaque mal­adresse – et il y en a eu : de l’emploi hasardeux du terme « brav­i­tude », inven­té alors qu’elle est en vis­ite sur la muraille de Chine, aux cri­tiques des 35 heures, pour­tant l’une des lois emblé­ma­tiques votées par les social­istes au tour­nant des années 2000, en pas­sant par une con­fu­sion très grande sur le con­flit israé­lo-pales­tinien – est lue à l’aune de l’insuffisance sup­posée de la can­di­date.

Le procès en incompétence

« Cette cam­pagne était pour­tant très réfléchie. Elle s’appuie sur des analy­ses élec­torales », se sou­vient la jour­nal­iste Cécile Amar, coautrice avec Didi­er Has­soux de Ségolène et François – biogra­phie d’un cou­ple (Privé Édi­tions, 2005). « Roy­al parie que le temps des femmes est venu – à l’étranger, elle voit Merkel et Michelle Bachelet [au Chili – ndlr]. Elle pense son “ordre juste”. Elle voit la crise démoc­ra­tique avant tout le monde, et pro­pose la démoc­ra­tie par­tic­i­pa­tive. Elle con­stru­it un mou­ve­ment en dehors du PS, comme Macron ensuite avec En Marche!. Mais, elle, elle est passée pour une sor­cière… » Finale­ment, rap­pelle Amar, « tout ce qu’elle fai­sait était util­isé pour la dis­qual­i­fi­er ». Après, « c’est la spi­rale, l’engrenage ».

« Au fil de la cam­pagne, explique de son côté Françoise Dego­is, Ségolène Roy­al a com­mencé à intéri­oris­er cette vio­lence et ces charges con­tre elle. Elles ont com­mencé à devenir des vérités dans sa tête. Et elle a com­mis de plus en plus d’erreurs. »

« Elle a fait des fautes, on a aus­si été vic­times de nous-mêmes, dit encore l’ancienne con­seil­lère spé­ciale Sophie Bouchet-Petersen. Mais l’entreprise de délégiti­ma­tion a été meur­trière. » L’ex-ministre de l’éducation Najat Val­laud-Belka­cem, porte-parole de Roy­al lors de la cam­pagne prési­den­tielle de 2007, se sou­vient très bien qu’à par­tir de jan­vi­er de cette année-là, « cela com­mence à se déchaîn­er […] Le réc­it matraqué est celui de la nul­lité. Il finit par devenir une évi­dence. Et les biais de con­fir­ma­tion fonc­tion­nent : tous les élé­ments allant dans ce sens sont retenus quand ceux qui l’infirment n’impriment pas le cerveau. C’est un tobog­gan infer­nal. »

Ça tire dans tous les sens. Y com­pris chez les social­istes. Michel Rocard vient lui deman­der de se retir­er à son prof­it. Éric Besson trahit, quit­tant son man­dat de secré­taire nation­al à l’économie du PS pour rejoin­dre l’équipe de cam­pagne de Nico­las Sarkozy. Il pub­lie un livre assas­sin : Qui con­naît Madame Roy­al ? (Gras­set, 2007).

D’autres fer­ont de même, après la défaite, à l’image de Lionel Jospin qui sort de sa retraite pour pub­li­er L’Impasse (Flam­mar­i­on, 2007). L’ancien pre­mier min­istre, bat­tu dès le pre­mier tour à la prési­den­tielle de 2002, par­le d’un « four­voiement ». La lec­ture de l’ouvrage est édi­fi­ante. Jospin y juge que le suc­cès de Roy­al à la pri­maire « a tenu sans doute d’abord à sa qual­ité de femme », que les « com­men­taires mal­venus », sex­istes donc, « ont servi la can­di­da­ture »… Et puis, « dans une for­ma­tion poli­tique qui val­orise la par­ité […], être une femme n’était pas un hand­i­cap ».

Certes l’ancien pre­mier min­istre, fig­ure respec­tée de la social-démoc­ra­tie, décrypte ses désac­cords poli­tiques et stratégiques avec la can­di­date. Mais il parsème son réc­it de remar­ques déroutantes. Il cri­tique « le soin, pour le moins inédit, mis à don­ner un sens sym­bol­ique à son apparence, à se vêtir de blanc »« cette prox­im­ité proclamée et cette inac­ces­si­bil­ité organ­isée » qui « sem­blaient conçues pour provo­quer fer­veur et dévo­tion et non pas pour obtenir une adhé­sion réfléchie », ou encore « le style inédit qu’elle a don­né à ses meet­ings, appelant les Français à “s’aimer les uns les autres” ou à lui “don­ner leur énergie” », qui « appar­tient à un reg­istre assez éloigné des exi­gences de la démoc­ra­tie ». Rien de moins.

Chez les fémin­istes non plus, Roy­al ne fait pas con­sen­sus. Pour­tant, elle s’est tou­jours revendiquée de ce courant poli­tique. Elle s’est aus­si dis­tin­guée toute sa vie par les thé­ma­tiques qu’elle a portées, et les pra­tiques qu’elle a mis­es en place. Ain­si, min­istre déléguée à l’Enseignement sco­laire dans le gou­verne­ment Jospin, au tour­nant des années 2000, elle a lut­té con­tre la pédocrim­i­nal­ité et le bizu­tage. Can­di­date à la prési­den­tielle, elle promet, si elle est élue, qu’une de ses pre­mières mesures portera sur la lutte con­tre les vio­lences con­ju­gales.

La valorisation de son rôle de mère heurte les féministes

Par ailleurs, elle s’est tou­jours entourée de femmes – c’est rare en poli­tique. « Elle aime tra­vailler avec des femmes. Elle nous a mis le pied à l’étrier, à moi, à Najat [Val­laud-Belka­cem], et même à Del­phine [Batho]… Sa prax­is de la poli­tique était vrai­ment fémin­iste », sou­tient Fil­ip­pet­ti. « Elle a don­né con­fi­ance à toute une généra­tion de jeunes femmes », salue aus­si Val­laud-Belka­cem.

Mais la val­ori­sa­tion de son rôle de mère a heurté une par­tie des mil­i­tantes fémin­istes. Chez Roy­al, c’est une con­stante : dès 1992, elle avait innové en invi­tant un pho­tographe à la mater­nité, quelques heures après la nais­sance de sa fille. En 2007, lors du grand meet­ing de Villepinte, la can­di­date lance, émue : « Je sais au fond de moi, en tant que mère, que je veux pour tous les enfants qui nais­sent et qui gran­dis­sent en France ce que j’ai voulu pour mes pro­pres enfants. »

Dans sa cam­pagne, plutôt que son nom de famille, elle utilise son prénom « Ségolène » (scan­dé par ses par­ti­sans en meet­ing), ou « Ségo » – le regroupe­ment de ses militant·es pen­dant la cam­pagne, coor­don­né par son fils Thomas, s’appelle la « Ségosphère ». Pour se dis­tinguer de Sarkozy, elle dit à la télé : « La dif­férence, je crois qu’elle se voit. »

« Elle met­tait en scène le fait d’être une femme. Mais ce n’est pas posi­tif en soi. Ce qui importe, c’est le pro­gramme poli­tique », com­mente la mil­i­tante fémin­iste Car­o­line De Haas, alors encar­tée au PS, et se déclarant par ailleurs con­sciente du sex­isme subi par la can­di­date.

Le piège se referme

« Amor­cé par Ségolène Roy­al elle-même, le piège sym­bol­ique a fonc­tion­né. La can­di­date, (auto-) définie comme mère, a été réas­signée à son genre », explique en 2009 la pro­fesseure à Sci­ences-Po Lyon Isabelle Garcin-Mar­rou.

Les chercheuses Cather­ine Achin et Elsa Dor­lin4 dressent le même con­stat dans un arti­cle pub­lié dans la revue Mou­ve­ments en avril 2007, juste avant l’issue de l’élection. Elles rap­pel­lent qu’en 1997, la gauche plurielle autour de Lionel Jospin décide d’instaurer la par­ité pour répon­dre au « malaise démoc­ra­tique ». Et elle s’y engage en pen­sant que les femmes réc­on­cilieront les Français·es avec la poli­tique, en la faisant « autrement »« en mobil­isant des qual­ités réputées féminines ».

« On perçoit ici l’effet per­vers de la “quad­ra­ture du cer­cle” : appelées en poli­tique au nom de leur “dif­férence” et de cap­i­taux poli­tiques spé­ci­fiques, his­torique­ment asso­ciés à leur sexe […], les femmes sont pénal­isées dans la con­quête des réelles posi­tions de pou­voir qui reste attachée à la pos­ses­sion de ressources plus clas­siques », écrivent Achin et Dor­lin. Quoi qu’elles fassent, les femmes sont exclues. Illégitimes.

Quinze ans plus tard, aucune femme n’a jamais été élue prési­dente de la République ou prési­dente de l’Assemblée nationale. Aucune, depuis, n’est dev­enue pre­mière min­istre. La seule à avoir atteint le sec­ond tour d’une élec­tion prési­den­tielle est la dirigeante d’extrême droite Marine Le Pen. C’était en 2017.

Régulière­ment, les femmes élues ou mil­i­tantes sont moquées, pris­es à par­tie ou décon­sid­érées. Chris­tiane Taubi­ra, Nathalie Kosciusko-Morizet, Chan­tal Jouan­no, Najat Val­laud-Belka­cem, Cécile Duflot… Toutes peu­vent en témoign­er. La dernière cible en date s’appelle San­drine Rousseau, final­iste de la pri­maire EELV à l’automne 2021 et fémin­iste revendiquée. Sa can­di­da­ture et son dis­cours ont été salués par un déclenche­ment vio­lent de sex­isme.

« Aujourd’hui, je regarde le par­cours de Ségolène Roy­al dif­férem­ment de la manière dont je l’ai perçu en 2007 », admet l’écologiste. À l’époque, elle la voit comme « un ani­mal poli­tique éton­nant », aux « accents mys­tiques », avec qui les désac­cords sont pro­fonds : « J’avais des lignes rouges – les dra­peaux au 14-Juil­let, le dis­cours sécu­ri­taire ». San­drine Rousseau pour­suit : « Il m’a fal­lu vivre ma cam­pagne pour com­pren­dre que ce qu’elle avait subi était du sex­isme, ou plutôt une haine des femmes libres en poli­tique. » Et l’économiste lil­loise, plaig­nante dans l’affaire Baupin en 2016, con­clut : « Cette haine des femmes indépen­dantes est sidérante. Depuis Cléopâtre dont on ne retient que le nez et la beauté, on n’est tou­jours pas prêt·es. »

Une époque révolue ?

Le con­stat est partagé par la poli­tiste Frédérique Maton­ti, autrice d’un livre de référence, Le Genre prési­den­tiel (La Décou­verte, 2017), et fine con­nais­seuse de la cam­pagne de Roy­al. « Depuis 2007, je ne suis pas cer­taine que cela ait beau­coup évolué pour les femmes en poli­tique. Il fau­dra aus­si sur­veiller la cam­pagne d’Anne Hidal­go5. En réal­ité, l’irruption des femmes dans l’espace pub­lic a pré­cip­ité les dis­cours réac­tion­naires. Plus on en voit, plus le retour de bâton est fort. C’est vrai pour les femmes, mais aus­si pour l’intersectionnalité et les luttes antiracistes. »

En cet hiv­er 2021–2022, un pam­phlé­taire d’extrême droite, con­damné pour inci­ta­tion à la haine raciale et accusé d’agressions sex­uelles par au moins sept femmes, enchaîne les plateaux télé. Can­di­dat à la prési­den­tielle, Éric Zem­mour y déverse sa misog­y­nie et sa trans­pho­bie. « Roy­al a été moquée pour avoir appelé à la “fra-ter-ni-té”. Elle dis­ait qu’on devait s’aimer. C’était génial », se sou­vient son anci­enne con­seil­lère pour la presse, Dominique Bouis­sou. « Aujourd’hui, les Zem­mour et Le Pen frac­turent la société. On est dans le mur. » Per­son­ne n’a encore ral­lumé les soleils.

*

1. Lau­rent Fabius a démen­ti à de nom­breuses repris­es avoir pronon­cé cette phrase.
2. Louise Char­bon­nier et Jean-Claude Soulages, « Les des­tins croisés ou les avatars du genre. Nico­las Sarkozy et Ségolène Roy­al vus par les pho­tographes de Libéra­tion », Mots. Les lan­gages du poli­tique, 2009 (n° 90).
3. Cécile Sourd, « Femmes ou poli­tiques ? La représen­ta­tion des can­di­dates aux élec­tions français­es de 2002 dans la presse heb­do­madaire », Mots. Les Lan­gages du poli­tique, 2005 (n° 78).
4. Cather­ine Achin et Elsa Dor­lin, « J’ai changé, toi non plus. La fab­rique d’un‑e Prési­den­tiable : Sarkozy/Royal
au prisme du genre », Mou­ve­ments, 5 avril 2007.
5. Can­di­date déclarée pour le PS à l’automne 2021. Au moment où nous bouclons ces pages (21 jan­vi­er 2022), qua­tre autres femmes sont offi­cielle­ment can­di­dates à l’élection prési­den­tielle : Nathalie Arthaud (Lutte ouvrière), Marine Le Pen (Rassem­ble­ment nation­al), Valérie Pécresse (Les Répub­li­cains) et Chris­tiane Taubi­ra (divers gauche).

Lénaïg Bredoux

Journaliste à Mediapart depuis 2010, elle y a d’abord couvert l’actualité des gauches, avant de se spécialiser dans les sujets liés aux violences de genre. Elle a notamment cosigné en 2016 une enquête sur les violences sexuelles commises par le député EELV Denis Baupin. Elle est aujourd’hui responsable éditoriale aux questions de genre. Voir tous ses articles

Parler : les voix de l’émancipation

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°5 Habiter (mars 2021).


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