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L’affaire Jacqueline Sauvage

En 2012, une sex­agé­naire tire trois balles dans le dos de son mari, un homme vio­lent et inces­tueux. Le sort de cette femme con­damnée à dix années de prison soulève une vague d’émotion inédite. Des notions jusqu’alors mécon­nues — vio­lences psy­chologiques, emprise, impuis­sance apprise – entrent dans le débat pub­lic. À l’issue d’une bataille médi­a­tique de longue haleine, le prési­dent François Hol­lande prononce une grâce totale fin 2016. Mais der­rière cette his­toire large­ment com­men­tée se cache une affaire judi­ci­aire com­plexe, qui ques­tionne le mythe de la non vio­lence des femmes.
Publié le 06/10/2022

Modifié le 24/03/2025

Jacqueline Sauvage - Retour Sur La Déferlante 8

Retrou­vez cet arti­cle dans le n°8 Jouer de La Défer­lante

« C’est la « cocotte-minute qui explose » dira Jacque­line Sauvage, pour expli­quer com­ment elle en est arrivée à tir­er trois car­touch­es dans le dos de son mari, Nor­bert Marot, le 10 sep­tem­bre 2012.

Dans le petit vil­lage de La Selle-sur-le-Bied (Loiret), les Marot occu­pent une con­fort­able mai­son dans une zone pavil­lon­naire cernée par les bois. C’est aus­si le siège de leur entre­prise de trans­port, dont le chiffre d’affaires cara­co­lait encore à plus de 350 000 euros l’année précé­dente. Depuis peu, la société con­naît des dif­fi­cultés jusqu’à frôler la ban­quer­oute.

Ce matin-là, Nor­bert Marot se met en rage parce que leur fils vient d’en démis­sion­ner et ne répond plus au télé­phone. Tout comme leur cadette, qui a aus­si quit­té le navire. Selon son habi­tude – d’après les témoignages enten­dus ensuite au procès –, il passe ses nerfs sur sa femme et profère des men­aces de mort alors qu’il est en état d’ébriété. Cela dure depuis quar­ante-sept ans. Quand elle n’en peut plus, Jacque­line se réfugie à l’extérieur, pour enlac­er un arbre. Ou alors, comme en ce début d’après-midi, elle avale un som­nifère. Nor­bert Marot l’extirpe de son som­meil. Il tam­bourine à la porte et la pousse dans le couloir : « Va faire la soupe ! » Face aux plaques de cuis­son, il lui arrache son col­lier et lui donne un coup au vis­age. Sa lèvre inférieure saigne. Dans son esprit, dira-t-elle, « ça fait comme une étin­celle ». Jacque­line Sauvage se relève et remonte dans la cham­bre s’emparer d’un fusil Beretta. Elle perd toute notion du temps. Était-il 16 heures ? Ou alors déjà 19 heures ? Elle finit par redescen­dre. Son mari sirote un whisky sur leur ter­rasse. Elle le vise trois fois de dos, « en fer­mant les yeux », insis­tera-t-elle. Chas­seuse aguer­rie, la sex­agé­naire ne rate pas sa cible. À 19 h 27, elle appelle les pom­piers : « Venez, j’ai tué mon mari. » Placée en garde à vue, elle apprend que son fils Pas­cal ne répondait plus au télé­phone parce qu’il s’était pen­du deux jours plus tôt. Dans la famille Marot, il ne reste plus que des femmes.

Mise en exa­m­en pour le meurtre de son con­joint – une cir­con­stance aggra­vante, que l’on soit homme ou femme –, Jacque­line Sauvage est jugée en octo­bre 2014 devant les assis­es du Loiret. Elle encourt la réclu­sion crim­inelle à per­pé­tu­ité.

Ses trois filles défi­lent à la barre pour avouer com­bi­en elles sont soulagées par la mort de ce père qui les a vio­lées lorsqu’elles étaient enfants. « Il m’a détru­ite intérieure­ment », dit l’une d’elles. Aucune des qua­tre femmes n’a jamais porté plainte, ni pour vio­lences con­ju­gales ni pour inces­te. Jacque­line Sauvage savait pour les vio­ls com­mis sur ses filles, mais elle « n’arrivait pas à croire qu’il ait fait ça », con­fesse-t-elle dans son livre auto­bi­ographique 1Jacque­line Sauvage, Je voulais juste que ça s’arrête, Fayard, 2017.. Nor­bert, c’est son pre­mier amour, celui ren­con­tré à 15 ans, en 1963, alors qu’il sort de mai­son de cor­rec­tion. « Mal­gré sa répu­ta­tion sul­fureuse, écrit-elle, toutes les filles lui couraient après. C’était le mau­vais garçon du coin. » C’est elle qu’il choisit, même s’il reste volage. « Je l’avais dans la peau. Je pen­sais à lui en m’endormant, en m’éveillant, et m’étonnais qu’il ne m’ait pas plaquée une fois obtenu ce qu’il désir­ait. » Elle tombe enceinte à 17 ans. L’adolescente dis­simule d’abord sa grossesse avant de l’épouser con­tre l’avis des siens. Jeune mar­iée, elle mul­ti­plie les petits boulots : travaux de cou­ture, ménages à domi­cile. Nor­bert est bien­tôt appelé au ser­vice mil­i­taire. Il ren­tre les fins de semaine et garde ce rythme lorsqu’il devient chauf­feur routi­er : au volant la semaine, de retour le ven­dre­di soir. La famille occupe une petite mai­son, sans eau courante ni élec­tric­ité. Mais le cou­ple économise assez pour faire con­stru­ire à La Selle-sur-le-Bied. Ils y instal­lent leur pro­pre société de trans­port, assur­ant des livraisons de céréales et de bet­ter­aves, jusqu’à béné­fici­er d’une cer­taine aisance. Revers de la médaille, Nor­bert reste à demeure.

« Sa vie lui a appris à garder les yeux secs »

« Jacque­line Sauvage était fière de sa réus­site sociale. Elle s’est effor­cée toute sa vie de mon­tr­er qu’elle avait eu rai­son d’épouser cet homme », décrit le jour­nal­iste Philippe Renaud, qui a cou­vert le pre­mier procès en 2014 pour le quo­ti­di­en région­al La République du Cen­tre. « L’affaire n’intéressait per­son­ne », souligne ce chroniqueur judi­ci­aire aujourd’hui retraité. L’accusée, elle, sem­ble de nature « très réservée, avec des dif­fi­cultés à s’exprimer ». L’avocate générale – comme le rap­porte France Bleu – s’en étonne : « Il n’y a pas eu de larmes. » Charles Dubosc, l’avocat de la défense, du bar­reau de Mon­tar­gis, réplique : « Sa vie lui a appris à garder les yeux secs. » Sa cliente est con­damnée à dix années de réclu­sion. Philippe Renaud pub­lie le ver­dict sur l’AFP, l’agence de presse pour les professionnel·les de l’information, dont il est aus­si le cor­re­spon­dant. La dépêche est reprise dans le flux de plusieurs sites, notam­ment du Parisien qui titre : « Loiret : 10 ans de prison pour avoir tué son mari vio­lent qui abu­sait de ses filles. »

Une présidente dubitative sur les violences intrafamiliales

À Paris, Corinne Audouin, l’une des voix du ser­vice police-jus­tice de France Inter, lit cet arti­cle du Parisien et flaire « le truc bizarre ». Elle fait le déplace­ment à Blois pour cou­vrir l’appel, en décem­bre 2015. Elle y retrou­ve deux con­sœurs de la presse nationale 2Louise Col­com­bet du Parisien était égale­ment présente, ain­si qu’Anaïs Con­domines, envoyée par le site d’information Metronews. : « Nous fai­sions des bonds sur notre banc. La façon dont ça se pas­sait n’allait vrai­ment pas », se remé­more la jour­nal­iste, qui en par­le encore avec fer­veur. « Je trou­ve qu’elle a été très mal jugée. La prési­dente ne dis­ait pas qu’il n’y avait pas eu de vio­lences dans cette famille. Mais on sen­tait qu’elle était dubi­ta­tive. »

L’une des filles Marot, Fabi­enne, racon­te avoir osé, une seule fois, après une fugue quand elle avait 17 ans, dénon­cer un viol au com­mis­sari­at. Son père s’y était pré­cip­ité pour lui hurler de l’extérieur d’en ressor­tir. Le gen­darme est sor­ti. La fille en a prof­ité pour déchir­er sa dépo­si­tion. Quand l’officier a cher­ché le doc­u­ment : « J’ai avoué l’avoir détru­ite et j’ai pris une baffe mon­u­men­tale », livre Fabi­enne. La prési­dente coupe : « C’est dif­fi­cile à croire […]. [Un polici­er] vous met une claque… Je ne peux pas vous laiss­er dire de telles choses ! » C’est l’une de ces sail­lies qui font bondir Corinne Audouin : « La prési­dente sem­blait per­suadée que les filles inven­taient les vio­ls pour aider leur mère. Moi, je sen­tais que c’était vrai. Ça sor­tait comme ça venait. Il y avait une ter­reur qui rég­nait dans cette famille. Il traitait toutes les femmes de “pute”. Fabi­enne, comme elle a fait pipi au lit tard, il l’appelait “la pisse”. »

La prési­dente de la cour, Cather­ine Paf­fen­hoff, a répon­du à ces cri­tiques une seule fois, dans un livre enquête des jour­nal­istes Hélène Math­ieu et Daniel Grand­clé­ment. « J’ai pu paraître dure parce que je cher­chais à pouss­er Mme Sauvage dans ses retranche­ments, à lui faire appréhen­der la grav­ité de son acte, leur a‑t-elle con­fié. Per­son­ne dans l’entourage proche de l’accusée ne pre­nait en compte la dimen­sion crim­inelle des accu­sa­tions portées con­tre Jacque­line Sauvage, ni la grav­ité des faits. »

Au fil de leur vie mar­i­tale, Jacque­line Sauvage a su faire preuve de déter­mi­na­tion pour rester avec Nor­bert. Quand elle décou­vre qu’il a noué une rela­tion extra­con­ju­gale, elle n’hésite pas à men­ac­er et gifler la maîtresse, et à la pour­suiv­re en voiture. Nor­bert « était une brute, mais c’était sa brute à elle », nuance Corinne Audouin. « On sen­tait qu’elle l’avait beau­coup aimé. Elle avait du mal à dire que c’était une ordure. Elle lui trou­vait des excus­es. »

La chroniqueuse, pio­nnière du « live-tweet » judi­ci­aire, partage ces obser­va­tions sur Twit­ter. « Je n’imaginais pas que ça puisse être instru­men­tal­isé, en posi­tif comme en négatif. » Elle sig­nale que l’interrogatoire de l’accusée – un moment cru­cial pour la défense – débute passé 20 heures, après dix heures d’audience : « C’est juste indigne », poste-t-elle. Quand elle révèle qu’aucun·e expert·e psy n’est entendu·e à l’audience, faute de défraiement jusqu’à Blois, elle lâche un « sur­réal­iste ». Cette absence d’expert·e est d’autant plus prob­lé­ma­tique que la défense de l’accusée repose, lors de ce procès en appel, sur des notions psy­chologiques com­plex­es.

« Tuer pour survivre » ou la légitime défense différée

Deux anci­ennes avo­cates d’affaires parisi­ennes, Janine Bonag­giun­ta et Nathalie Tomasi­ni, se sont emparées du dossier en jan­vi­er 2015. Les deux asso­ciées se sont spé­cial­isées à par­tir de 2011 dans la défense des femmes – vic­times ou accusées – au moment où la notion de vio­lences psy­chologiques émerge dans les tri­bunaux, à la faveur de la loi du 9 juil­let 2010, qui les a inscrites dans la liste des infrac­tions com­mis­es entre conjoint·es. Elles avaient obtenu une vic­toire his­torique dès 2012, aux assis­es de Douai (Nord), lorsque leur cliente, Alexan­dra Lange, était dev­enue la pre­mière femme acquit­tée après avoir tué un con­joint vio­lent, au titre de la légitime défense. Selon l’article 122–5 du Code pénal, la riposte doit être immé­di­ate, néces­saire et pro­por­tion­née à l’attaque. Ce ver­dict avait été grande­ment ori­en­té par le réquisi­toire de l’avocat général, Luc Frémiot : « Alexan­dra Lange, elle a tou­jours été seule. Moi, aujourd’hui, je ne veux pas la laiss­er seule et je suis à ses côtés. Vous n’avez rien à faire dans cette salle d’assises. Et c’est la société qui vous par­le. Acquit­tez-la ! »

À l’issue du ver­dict en pre­mière instance con­damnant Jacque­line Sauvage à dix ans de prison, une équipe de télévi­sion avait con­tac­té les deux avo­cates pour recueil­lir leurs réac­tions. « Sans même con­naître le dossier, cette con­damna­tion nous parais­sait injuste », affirme à La Défer­lante Nathalie Tomasi­ni. Elles adressent alors une let­tre à la détenue pour lui sig­ni­fi­er qu’elles « com­pren­nent son pas­sage à l’acte » et seraient « éventuelle­ment à sa dis­po­si­tion ».

Leur stratégie est auda­cieuse : plaider la légitime défense dif­férée, qui n’existe pas dans le droit français. Cette notion a émergé dans les tri­bunaux cana­di­ens dès 1990 lors du juge­ment d’Angélique Lyn Laval­lée, acquit­tée après avoir tué de deux balles dans le dos son con­joint vio­lent. La preuve d’un « syn­drome de la femme battue » avait été apportée par l’expert psy­chi­a­tre, le doc­teur Fred Shane : « Je pense qu’elle a sen­ti […] que sa vie était en jeu et qu’à moins qu’elle ne se défende, qu’elle ne se mon­tre vio­lente, elle allait mourir. » Une référence aux travaux de la psy­cho­logue améri­caine Leonore Walk­er, qui a apporté dans les années 1970 un cadre théorique de référence pour appréhen­der ces vio­lences intimes 3Leonore E. Walk­er, The Bat­tered women, Harp­er & Row, 1979 (non traduit en français).. Cette pio­nnière a dévelop­pé l’idée de « cycle de l’abus » : ces alter­nances de phas­es où la ten­sion monte, explose, et celle où le con­joint agresseur se repent, avant de recom­mencer, tou­jours un peu plus fort. Les vic­times con­tractent ce que Walk­er nomme « l’impuissance apprise », cette inca­pac­ité à se libér­er d’une longue rela­tion vio­lente. Et c’est dans cet écueil que peut venir se loger le « syn­drome de la femme battue ». « Cette femme n’avait d’autre choix raisonnable que de tuer pour vivre », explicite Nathalie Tomasi­ni, qui a décou­vert ces travaux en pré­parant la défense d’Alexandra Lange. Lorsque le dossier Sauvage arrive sur son bureau, elle fait tout de suite le lien avec l’arrêt Laval­lée au Cana­da, et estime qu’il est temps d’importer en France le débat sur les con­tours de la légitime défense. « Notre déf­i­ni­tion actuelle a été conçue par des hommes pour des hommes qui se retrou­veraient dans des rix­es. »

À Blois, les avo­cates plaident : « Vous avez les pou­voirs de repouss­er les lim­ites de la déf­i­ni­tion de cette légitime défense appliquée aux sit­u­a­tions de vio­lences con­ju­gales […] Peut-être qu’à tra­vers ce procès, la société va défini­tive­ment com­pren­dre pourquoi les vic­times de vio­lences con­ju­gales peu­vent tuer pour sur­vivre. En prononçant l’acquittement de Jacque­line Sauvage, vous fer­ez jus­tice. »

Le dis­cours est bien ficelé mais il provoque peu d’écho chez les juré·es. « En une heure, j’avais déjà com­pris que la légitime défense dif­férée n’allait pas pass­er dans le Loiret », se sou­vient la chroniqueuse judi­ci­aire Corinne Audouin. Pour­tant les avo­cates s’accrochent à leur stratégie tout au long des trois jours de procès. « Elles ont voulu refaire un procès de Bobigny 4En 1972, l’avocate Gisèle Hal­i­mi défend une jeune fille pour­suiv­ie pour avoir avorté, à la suite d’un viol, à l’âge de 16 ans. Qua­tre autres femmes, dont la mère, étaient jugées pour com­plic­ité ou pra­tique de l’avortement. L’issue de ce procès dit « de Bobigny » avait con­tribué au change­ment lég­is­latif, avec la loi Veil pour la légal­i­sa­tion de l’IVG en 1975., mais elles ont fait preuve de beau­coup d’amateurisme », tacle la jour­nal­iste, pour qui « ces avo­cates ont défendu une cause plus qu’une cliente ».

Nathalie Tomasi­ni assume : « Je fais d’un cas par­ti­c­uli­er une affaire emblé­ma­tique pour défendre les autres vic­times. C’est ce qui s’appelle plaider en rup­ture, comme Gisèle Hal­i­mi. » Après cinq heures de délibéré, la peine de dix ans de réclu­sion crim­inelle est con­fir­mée en appel. Sur Twit­ter, Corinne Audouin poste une pho­to de la con­damnée embras­sant, avec émo­tion, les mains de ses avo­cates à tra­vers la vit­re du box. Fin de l’acte.

Le « coup de poker » réussi de la pétition

Karine Plas­sard entre en scène. Cette ex-mil­i­tante d’Osez le fémin­isme ! a suivi le live-tweet. Quand la sen­tence est tombée, « j’ai été hyper en colère », glisse la respon­s­able de mis­sion Égal­ité à la mairie de Cler­mont-Fer­rand. « Cette femme, en prison, c’était l’aboutissement des dys­fonc­tion­nements de la société. » Elle rédi­ge une péti­tion « Libéra­tion immé­di­ate de Jacque­line Sauvage », qu’elle met en ligne sur change.org quelques heures après le délibéré. Au moment de valid­er, la plate­forme lui demande de choisir un objec­tif. Le pour­voi en cas­sa­tion ? Le Con­seil de l’Europe ? La grâce prési­den­tielle ? Karine Plas­sard coche par défaut la dernière option parce que les autres procé­dures néces­sit­eraient des années de bataille. « Un coup de pok­er, sourit-elle. Je n’ai pas imag­iné une sec­onde que ça allait réus­sir. » Change.org la fusionne avec une ini­tia­tive sim­i­laire, celle de Car­ole Arri­b­at, une autrice 5Car­ole Arri­b­at a notam­ment pub­lié le réc­it Si seule… Ment. Vio­lence con­ju­gale, ma secte, édi­tions Kawa, 2016.jusque-là incon­nue de la galax­ie mil­i­tante. Au bout d’une semaine, la péti­tion cumule déjà 60 000 sig­na­tures.

Car­ole Arri­b­at et Karine Plas­sard se ren­con­trent à Paris le 12 décem­bre 2015, au pre­mier rassem­ble­ment de sou­tien, impul­sé spon­tané­ment par Véronique Guegano, com­mer­ciale, qui s’est sen­tie elle aus­si con­cernée. « Quand j’ai vu les paraboles télé sur la place, j’ai pen­sé qu’il y avait une autre man­i­fes­ta­tion ! », s’en amuse encore Karine Plas­sard. Deux cents per­son­nes répon­dent présentes, dont les deux avo­cates de Jacque­line Sauvage, des mil­i­tantes Femen et le col­lec­tif Les effronté·es. Des pan­car­tes « Jus­tice Sauvage » sur­plombent les têtes. Un comité de sou­tien est bien­tôt mis sur pied, présidé par la comé­di­enne Éva Dar­lan. L’actrice Anny Duperey y adhère, avec des femmes poli­tiques de gauche comme Anne Hidal­go, mais aus­si Valérie Boy­er, alors députée LR des Bouch­es-du-Rhône. Cette élue vis­ite la détenue dans sa cel­lule, en jan­vi­er 2016, accom­pa­g­née de Nathalie Kosciusko-Morizet, à l’époque députée LR de l’Essonne. Quelques jours plus tard, une poignée d’activistes Femen se regroupe à l’entrée du cen­tre péni­ten­ti­aire de Saran (Loiret). Armées de pioches, elles met­tent en scène une ten­ta­tive d’évasion souter­raine de la détenue Jacque­line Sauvage, dev­enue le sym­bole des vic­times de vio­lences con­ju­gales.

Le « mythe de la non-violence féminine » interrogé

« L’affaire Sauvage médi­a­tique s’est éloignée de la vraie affaire judi­ci­aire », analyse la jour­nal­iste Corinne Audouin. À mesure que le comp­teur des sig­na­tures s’emballe, jusqu’à engranger 430 000 noms, et que les arti­cles se mul­ti­plient dans la presse, toute la com­plex­ité de l’affaire sem­ble s’évaporer pour se réduire à un slo­gan : « battue pen­dant 47 ans ». Corinne Audouin : « On en a fait une chose frag­ile alors qu’elle ne l’était pas. Je trou­ve qu’on lui dénie ce qu’elle est. Son acte était le sien. Elle a été à la fois auteure et vic­time. »

C’est tout le para­doxe de cette affaire, qui vul­garise des notions jusqu’alors con­fi­den­tielles comme l’emprise, mais qui ali­mente aus­si le « mythe de la non-vio­lence fémi­nine ». Un « éter­nel évite­ment », selon les chercheuses Col­ine Car­di et Geneviève Pru­vost de « penser la vio­lence des femmes6Penser la vio­lence des femmes, titre de l’ouvrage col­lec­tif pub­lié sous la direc­tion des soci­o­logues Col­ine Car­di et Geneviève Pru­vost, La Décou­verte, 2012. Lire aus­si notre entre­tien avec Col­ine Car­di dans La Défer­lante n° 3, sep­tem­bre 2021. », y com­pris dans les rangs fémin­istes.


« On en a fait une chose frag­ile alors qu’elle ne l’était pas. Son acte était le sien. Elle a été à la fois auteure et vic­time. »

Corinne Audouin, jour­nal­iste à France Inter

« Les por­traits tirés par les fémin­istes des femmes coupables d’homicides sont le plus sou­vent ceux de sujets qui n’ont pas d’autonomie », souligne la crim­i­no­logue Colette Par­ent, qui a par­ticipé à l’ouvrage col­lec­tif en s’appuyant sur le tra­vail de l’universitaire aus­trali­enne Belin­da Moris­sey. « Ils recon­duisent les représen­ta­tions tra­di­tion­nelles des femmes […] Or si ces por­traits peu­vent con­tribuer à exonér­er en par­tie les femmes des accu­sa­tions portées con­tre elles, ils ont pour effet, comme le souligne Moris­sey, de faire l’impasse sur les choix faits par ces femmes. Choix que l’on peut com­pren­dre et approu­ver morale­ment ou non. »

Point d’orgue de ce mécan­isme de lis­sage : la dif­fu­sion du télé­film inspiré de cette affaire le 1er octo­bre 2018 sur TF1. Muriel Robin incar­ne le rôle-titre. Le filet de sang qui coulait sur sa lèvre inférieure le jour du meurtre se trans­forme en blessure san­guino­lente sur son vis­age. Tout est exagéré, dis­tor­du, pour bien faire com­pren­dre : elle est la vic­time, lui le bour­reau, et elle n’avait d’autre choix que de le tuer.

Cette fic­tion amèn­era l’avocat général du procès en appel, Frédéric Cheval­li­er, à se fendre d’une tri­bune dans Le Monde 7« Let­tre à Madame Jacque­line Sauvage », tri­bune de Frédéric Cheval­li­er, Le Monde, 1er octo­bre 2018. : « Vous présen­ter comme soumise et sous l’emprise de ce “tyran” de Nor­bert, c’était nier totale­ment votre per­son­nal­ité, dont la réal­ité ne cor­re­spondait plus en rien à ce que vous avez été pen­dant quar­ante-sept ans. […] Réduire votre funeste déci­sion à un geste de survie, c’est nier le sens même de votre vie déter­minée. »

Le 31 jan­vi­er 2016, François Hol­lande accorde une grâce par­tielle. La péri­ode de sûreté est lev­ée. Mais le juge d’application des peines refuse deux fois la libéra­tion con­di­tion­nelle. « On avait face à nous une jus­tice revan­charde qui réglait ses comptes avec le prési­dent de la République, assène Karine Plas­sard. Ça m’a ques­tion­née sur ce qu’on fait au nom de la cause. La jus­tice n’a pas aimé cette médi­ati­sa­tion. Jacque­line Sauvage a payé pour tout ça. » Pour autant, pas ques­tion d’abandonner. « J’avais lancé une bombe médi­a­tique mais Jacque­line Sauvage ne m’avait rien demandé. Je lui devais d’aller au bout. Autrement, je n’aurais plus jamais pu me regarder en face. »

Pas de jurisprudence, un changement de regard

La course de fond dure encore une année. Le 28 décem­bre 2016, à 16 h 12, le chef de l’État pub­lie sur Twit­ter : « J’ai décidé d’accorder à Jacque­line Sauvage une remise gra­cieuse du reli­quat de sa peine. Cette grâce met fin immé­di­ate­ment à sa déten­tion. » Deux heures plus tard, Jacque­line Sauvage fran­chit les portes du cen­tre péni­ten­ti­aire de Saran pour ren­tr­er chez elle, à La Selle-sur-le-Bied, entourée de ses filles, de ses petits-enfants et de son chien. Le 23 juil­let 2020, elle décède dans son som­meil, d’« épuise­ment » d’après son avo­cate. Elle avait 72 ans.

L’affaire Sauvage n’aura pas fait jurispru­dence. Mais elle a mar­qué un tour­nant pour la société. « C’est précurseur du mou­ve­ment #MeToo », estime Nathalie Tomasi­ni, qui dirige désor­mais seule un cab­i­net. Corinne Audouin de France Inter abonde : « Cette affaire a ouvert le cou­ver­cle des vio­lences con­ju­gales. » Ces dernières années, dans les pré­toires, elle a vu « de l’espoir » : « des jeunes mag­is­trats, for­més à ces ques­tions, tra­vail­lent avec les asso­ci­a­tions et la police pour la prise en charge des vic­times et des auteurs. Il était temps. » •

10 septembre 2012

Jacque­line Sauvage tue Nor­bert Marot de trois balles dans le dos. Ils étaient mar­iés depuis quar­ante-sept ans.

28 octobre 2014

Jacque­line Sauvage est con­damnée à dix ans de prison lors de son pre­mier procès devant les assis­es
du Loiret. Elle fait appel.

3 décembre 2015 

La peine de dix ans est con­fir­mée en appel par la cour d’assises de Loir-et-Cher.

31 janvier 2016

Le prési­dent François Hol­lande accorde une grâce par­tielle à Jacque­line Sauvage (com­muée en grâce totale le 28 décem­bre).

23 juillet  2020

Jacque­line Sauvage meurt chez elle, dans son som­meil, à 72 ans.

  • 1
    Jacque­line Sauvage, Je voulais juste que ça s’arrête, Fayard, 2017.
  • 2
    Louise Col­com­bet du Parisien était égale­ment présente, ain­si qu’Anaïs Con­domines, envoyée par le site d’information Metronews.
  • 3
    Leonore E. Walk­er, The Bat­tered women, Harp­er & Row, 1979 (non traduit en français).
  • 4
    En 1972, l’avocate Gisèle Hal­i­mi défend une jeune fille pour­suiv­ie pour avoir avorté, à la suite d’un viol, à l’âge de 16 ans. Qua­tre autres femmes, dont la mère, étaient jugées pour com­plic­ité ou pra­tique de l’avortement. L’issue de ce procès dit « de Bobigny » avait con­tribué au change­ment lég­is­latif, avec la loi Veil pour la légal­i­sa­tion de l’IVG en 1975.
  • 5
    Car­ole Arri­b­at a notam­ment pub­lié le réc­it Si seule… Ment. Vio­lence con­ju­gale, ma secte, édi­tions Kawa, 2016.
  • 6
    Penser la vio­lence des femmes, titre de l’ouvrage col­lec­tif pub­lié sous la direc­tion des soci­o­logues Col­ine Car­di et Geneviève Pru­vost, La Décou­verte, 2012. Lire aus­si notre entre­tien avec Col­ine Car­di dans La Défer­lante n° 3, sep­tem­bre 2021.
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    « Let­tre à Madame Jacque­line Sauvage », tri­bune de Frédéric Cheval­li­er, Le Monde, 1er octo­bre 2018.
Laurène Daycard

Journaliste indépendante, membre du collectif Les Journalopes. Elle travaille depuis plusieurs années sur les violences de genre et écrit un livre sur les féminicides à paraître aux éditions du Seuil d'ici quelques mois. Voir tous ses articles

Jouer, quand les féministes bousculent les règles

Retrou­vez cet arti­cle dans le n°8 Jouer de La Défer­lante


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