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« Que faire des œuvres problématiques ? »

Du film Autant en emporte le vent à l’opéra Car­men, le monde de la cul­ture est régulière­ment sec­oué par des débats sur les représen­ta­tions racistes et sex­istes qui tra­versent ses pro­duc­tions. #MeToo a accen­tué le dilemme des spectateur·ices : que faire des œuvres prob­lé­ma­tiques de Picas­so, de Polan­s­ki et de Can­tat ? Les voir ou les boy­cotter ? Débat entre la met­teuse en scène Eva Doumbia, l’historienne du ciné­ma Geneviève Sel­l­i­er et la direc­trice de théâtre Car­ole Thibaut.
Publié le 06/10/2022

Modifié le 15/04/2025

« Que faire des œuvres problématiques ? » Débat La Déferlante 8
Lucile Gau­ti­er

Retrou­vez cet arti­cle dans le n°8 Jouer de La Défer­lante

Eva Doumbia

Eva Doumbia est met­teuse en scène, autrice, et fon­da­trice de la Com­pag­nie La Part du Pauvre/Nana Trib­an. Elle a mis en scène des textes de Léono­ra Miano et de Maryse Condé. Direc­trice artis­tique du fes­ti­val Mas­sil­ia Afropéa, elle est égale­ment cofon­da­trice du col­lec­tif Décolonis­er les arts, qui milite depuis 2015 pour une meilleure représen­ta­tion des minorités eth­niques dans le domaine des arts et de la cul­ture et dénonce le racisme au sein du monde de la cul­ture française.

Geneviève Sellier

Geneviève Sel­l­i­er est pro­fesseure émérite en études ciné­matographiques à l’université Bor­deaux Mon­taigne. Spé­cial­iste de l’histoire du ciné­ma, elle a pub­lié La Nou­velle Vague, un ciné­ma au mas­culin sin­guli­er (CNRS édi­tions, 2005). Elle est la fon­da­trice du site Le genre et l’écran (genre-ecran.net) qui milite « pour une cri­tique fémin­iste des pro­duc­tions audio­vi­suelles ».

Carole Thibaut

Car­ole Thibaut est met­teuse en scène, autrice et comé­di­enne. Depuis 2016, elle dirige le théâtre des Îlets – cen­tre dra­ma­tique nation­al de Montluçon. Engagée con­tre le sex­isme dans la sphère cul­turelle, elle a notam­ment par­ticipé à la fon­da­tion de l’association HF Île-de-France, qui entend se mobilis­er con­tre les dis­crim­i­na­tions et pour la par­ité femmes-hommes dans l’art.

Qu’est-ce qui con­stitue, selon vous, une œuvre « prob­lé­ma­tique » ?

EVA DOUMBIA C’est le con­texte dans lequel elle est présen­tée. Cer­tains groupes soci­aux vont estimer que telle œuvre est prob­lé­ma­tique pour eux tan­dis qu’elle ne l’est pas pour d’autres. En fait, for­cé­ment, n’importe quelle œuvre, compte tenu de la diver­sité des opin­ions, sera prob­lé­ma­tique.

CAROLE THIBAUT Effec­tive­ment, il me sem­ble que, d’une cer­taine manière, une œuvre d’art est for­cé­ment prob­lé­ma­tique. Ce qui fait la valeur artis­tique d’une œuvre, c’est le fait qu’elle pose ques­tion, qu’elle remue les représen­ta­tions con­ven­tion­nelles du monde. La ques­tion c’est donc plutôt : auprès de qui l’œuvre pose-t-elle prob­lème ? Et pourquoi ?

GENEVIÈVE SELLIER Je vais dans le même sens : c’est vrai­ment une ques­tion de récep­tion. Beau­coup d’œuvres qui ont été con­sid­érées autre­fois comme des chefs‑d’œuvre ne sont plus regard­ables de nos jours. Ou tout au moins, elles sont « prob­lé­ma­tiques » pour des fémin­istes. Le débat a sur­gi récem­ment parce que les pré­sup­posés idéologiques de ces œuvres, en par­ti­c­uli­er en ter­mes de genre, sont devenus vis­i­bles, alors que jusqu’à main­tenant, ils ne l’étaient pas.

Nom­bre d’entre nous se deman­dent com­ment réa­gir, en tant que spectateur·ices, face à une œuvre por­teuse de représen­ta­tions racistes, sex­istes ou homo­phobes. Quelles répons­es peut-on apporter à cette ques­tion ?

EVA DOUMBIA Cette année, nous célébrons les 400 ans de la nais­sance de Molière. Or, si on regarde son œuvre d’un point de vue con­tem­po­rain, décon­stru­it, fémin­iste et antiraciste, on voit que Molière coche toutes les cas­es de ce qui ne va pas. Les Pré­cieuses ridicules, Les Femmes savantes : c’est sex­iste1Lire notre BD Les Pré­cieuses pas ridicules de Del­phine Panique parue dans le n0 4 de La Défer­lante, décem­bre 2021.. Je pense que notre rôle à nous, les artistes – mais c’est val­able aus­si pour les enseignant·es –, c’est de faire lire cor­recte­ment les textes. Il y a deux ans, mon fils tra­vail­lait sur Les Fourberies de Scapin. Je l’ai relu avec lui et j’ai réal­isé à quel point c’était raciste. Alors qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on con­tin­ue à enseign­er Scapin ? Est-ce qu’on met plein de pincettes, en expli­quant que ça fait par­tie de l’histoire du théâtre et qu’à ce moment-là la France était un pays raciste et sex­iste ? L’option qui s’offre à nous, c’est vrai­ment de con­tex­tu­alis­er les œuvres. Il y a quelques années, j’ai assisté avec une amie égale­ment afro-descen­dante à une représen­ta­tion d’un texte con­tem­po­rain où il y avait le mot « nègre ». Et j’ai enten­du mon amie tchiper 2Bruit de suc­cion qui exprime de la dés­ap­pro­ba­tion ou du dédain et qui est notam­ment util­isé en Afrique et dans les Antilles. très fort. Je me suis dit : « Ah, ce serait vrai­ment bien si on pou­vait tous tchiper quand on entend quelque chose qui nous offense. » C’est une manière de dire qu’il faut faire atten­tion à qui se trou­ve dans la salle. Sou­vent, on part du principe qu’il ne va pas y avoir de femmes, de per­son­nes racisées, ou de per­son­nes homo­sex­uelles dans le pub­lic. Et je pense qu’il faut faire atten­tion à cela en tant qu’artiste et tou­jours se dire qu’il y a poten­tielle­ment quelqu’un qui peut être offen­sé.

GENEVIÈVE SELLIER En France, on a une tra­di­tion de l’hagiographie des grands auteurs, à l’école comme dans le monde cul­turel : on n’apprend ni aux enfants ni aux adultes à avoir un regard cri­tique sur les représen­ta­tions dom­i­nantes. On leur apprend qu’il y a des « grands auteurs » qu’il faut révér­er. Or, toute œuvre doit pou­voir être cri­tiquée dans la mesure où elle trans­met, con­sciem­ment ou incon­sciem­ment, une par­tie des normes dom­i­nantes qui légiti­ment la dom­i­na­tion d’une classe sociale sur une autre, d’un genre sur l’autre, etc. Après la pub­li­ca­tion de mon livre qui analy­sait la ques­tion des rap­ports femmes-hommes dans la Nou­velle Vague, je me suis fait descen­dre en flammes par tous mes col­lègues parce que, évidem­ment, la Nou­velle Vague, c’est sacré ! C’est le mon­u­ment par excel­lence du ciné­ma français. Le ciné­ma d’auteur est pour moi le refuge du mas­culin­isme le plus per­vers, parce qu’il se cache der­rière la cul­ture d’élite.


« En France, on a une tra­di­tion de l’hagiographie des grands auteurs : on n’apprend ni aux enfants ni aux adultes à avoir un regard cri­tique sur les représen­ta­tions dom­i­nantes. »

Geneviève Sel­l­i­er

Juste­ment, ces dernières années, un cer­tain nom­bre d’artistes recon­nus ont été accusés, voire con­damnés, pour des vio­ls, des agres­sions sex­uelles, par­fois des fémini­cides (lire page de gauche). Com­ment se com­porter face à leurs œuvres ?

GENEVIÈVE SELLIER En tant que cri­tique, j’ai le devoir d’aller voir tous les films sur lesquels j’écris. Woody Allen et Roman Polan­s­ki sont irrécupérables : leurs films témoignent depuis longtemps d’une vision patri­ar­cale des rap­ports femmes-hommes. Je con­sid­ère néan­moins qu’il est impor­tant d’écrire sur ces œuvres pour réac­tiv­er les défens­es des spec­ta­teurs et des spec­ta­tri­ces et pour les inciter à ne pas aller les voir.

EVA DOUMBIA Je suis opposée à toute inter­dic­tion. Même si je trou­ve telle ou telle œuvre raciste, jamais je n’en deman­derai l’annulation. Par exem­ple, avec Décolonis­er les arts, dont je suis une des cofon­da­tri­ces, nous sommes allés à la sor­tie du spec­ta­cle de Michel Leeb avec des pan­car­tes pour pro­test­er con­tre la représen­ta­tion du sketch « L’Africain 3En 2017, pour fêter les 40 ans de sa car­rière, l’humoriste Michel Leeb a repris, dans un spec­ta­cle, son sketch des années 1980 inti­t­ulé « L’Africain », qui com­porte de nom­breux clichés racistes. ». Mais il est hors de ques­tion de l’interdire. De la même manière, con­cer­nant la pièce Exhib­it B 4En 2014, Exhib­it B, spec­ta­cle du Sud-Africain Brett Bai­ley, a provo­qué une polémique. Son auteur dis­ait vouloir dénon­cer le racisme, mais il lui avait été reproché de repro­duire des zoos humains et donc de met­tre en scène ses acteurs et actri­ces noires dans la même posi­tion que les Noir·es exhibé·es au xixe siè­cle. : je n’ai pas eu envie de la voir parce que j’avais vu d’autres œuvres de Brett Bai­ley qui ne m’avaient pas plu et que je trou­vais offen­santes. Mais je ne veux pas l’interdire. En revanche, pour le déboulon­nage des stat­ues glo­ri­fi­ant l’esclavage, je peux être d’accord parce que ces stat­ues sont cen­sées­ren­dre hom­mage, donc ce n’est pas la même chose qu’une œuvre artis­tique.

CAROLE THIBAUT Toute ma con­struc­tion cul­turelle s’est faite à tra­vers la lec­ture de la lit­téra­ture dom­i­nante : Balzac, Zola, Flaubert, Hugo. Est-ce que je les relis tous avec autant de plaisir ? Non. Mais pour com­pren­dre dans quoi on baigne, il faut com­pren­dre la façon dont le monde a été peint. Même s’il y a des livres que je n’ai pas, ou plus, envie de lire – ceux de Houelle­becq, par exem­ple – je ne peux pas sup­port­er l’idée qu’on cen­sure une œuvre.
Le milieu cul­turel est très vio­lent parce qu’il n’a pas pen­sé sa pro­pre dom­i­na­tion. Je trou­ve très intéres­sant de réfléchir à com­ment on décon­stru­it la pen­sée dom­i­nante. Nous qui par­ticipons aujourd’hui à ce débat, nous baignons dedans. Même si nous sommes des femmes, noires, vieilles, de mul­ti­ples orig­ines sociales, nous faisons totale­ment par­tie de ce sys­tème de dom­i­na­tion, puisque nous évolu­ons à l’intérieur de celui-ci. C’est là où ces sys­tèmes de dom­i­na­tion sont le plus piégeux : quand ils agis­sent de manière incon­sciente. Moi, je me rends compte que j’ai encore des points aveu­gles.

En 2018, le met­teur en scène ital­ien Leo Mus­ca­to a choisi de mod­i­fi­er le dénoue­ment de Car­men, qu’il pro­po­sait au Teatro del Mag­gio, à Flo­rence : dans sa ver­sion, Car­men n’est plus assas­s­inée par don José, mais se défend et le tue. Que pensez-vous de cette ini­tia­tive ?

CAROLE THIBAUT Je trou­ve ça assez intéres­sant d’aller voir ce que ça fait, à l’œuvre, de la tra­vailler en y cher­chant une autre forme de réso­nance. Par exem­ple, j’ai écrit une pièce qui reprend le trio d’On ne badine pas avec l’amour, de Mus­set, que j’adore. En retra­vail­lant cette pièce, je me suis ren­du compte à quel point elle véhic­u­lait de la vio­lence de classe, notam­ment parce que Rosette, la jeune vil­la­geoise, est com­plète­ment écrabouil­lée et privée de parole. Donc je n’ai pas mon­té On ne badine pas avec l’amour, j’ai écrit Vari­a­tions amoureuses, dans laque­lle je m’amuse par moments à citer la langue de Mus­set.

Ce qui serait ter­ri­ble, ce serait de dire sys­té­ma­tique­ment : si on monte une œuvre du passé, on la retra­vaille pour qu’elle réponde aux codes actuels. Alors que ça fait par­tie de toute la cul­ture qu’on se trim­balle. On nous a obligé·es à aller regarder des œuvres en dis­ant : « C’est une œuvre majeure », et bien con­tin­uons à les regarder en essayant d’expliquer pourquoi cer­taines d’entre elles véhicu­lent des valeurs prob­lé­ma­tiques. Et allons aus­si regarder toutes les œuvres des femmes ou des class­es dom­inées qui ont été effacées : ce sont aus­si des grandes œuvres, qui man­quent à notre con­struc­tion cul­turelle.


« Con­tin­uons à regarder les “œuvres majeures”, mais en essayant d’expliquer pourquoi cer­taines d’entre elles véhicu­lent des valeurs prob­lé­ma­tiques. Et allons aus­si regarder toutes les œuvres des femmes ou des class­es dom­inées qui ont été effacées. »

Car­ole Thibaut

EVA DOUMBIA Pour moi, la réin­ter­pré­ta­tion de Car­men par­ticipe de la lib­erté de l’artiste : il fait ce qu’il veut ! En 2005, j’ai mis en scène J’aime ce pays, de l’écrivain autrichien Peter Tur­ri­ni. Dans cette pièce, il y a un Noir qui est attaché tout au long de l’histoire et qui ne par­le pas. J’ai ajouté un pro­logue dans lequel l’acteur s’énerve pour dire qu’il ne sup­porte pas, depuis qu’il est sor­ti du Con­ser­va­toire, de jouer ces rôles. Ça a été extrême­ment mal reçu. Et Peter Tur­ri­ni était très en colère parce que j’avais mod­i­fié le texte de sa pièce. Mais il s’agit de ma lib­erté d’artiste. Cela dit, je suis d’accord avec Car­ole, il n’y a pas d’obligation à réac­tu­alis­er sys­té­ma­tique­ment les œuvres. Je pense que c’est bien de le faire, mais c’est un tra­vail d’artiste mil­i­tant. Je suis libre d’aller voir la pièce ou pas.

GENEVIÈVE SELLIER Au ciné­ma, je reviens aux œuvres effacées, beau­coup de femmes cinéastes ont dis­paru de l’historiographie, même quand elles ont eu du suc­cès à leur époque. Je pense par exem­ple à Jacque­line Audry, qui a été une très grande réal­isatrice fémin­iste et pop­u­laire des années 1950 et 19605Après avoir com­mencé sa car­rière comme scripte puis assis­tante de Max Ophuls et Jean Delan­noy, Jacque­line Audry réalise 17 longs métrages de fic­tion entre 1945 et 1969, dont une adap­ta­tion du roman de Colette, Gigi, qui fera trois mil­lions d’entrées en salles. Elle est aus­si la pre­mière réal­isatrice mem­bre du jury du Fes­ti­val de Cannes, en 1963., et qui a totale­ment dis­paru de l’histoire du ciné­ma. Nous avons une mis­sion impor­tante : c’est de faire vivre les œuvres des femmes – celles d’autrefois et celles d’aujourd’hui.

La créa­tion actuelle pose un prob­lème par­ti­c­uli­er : celle de la pro­gram­ma­tion de per­son­nes accusées d’agressions, voire con­damnées. En 2021, le met­teur en scène Waj­di Mouawad a créé la polémique en invi­tant Bertrand Can­tat à com­pos­er la musique de Mère, sa dernière pièce. Qu’en dites-vous ?

EVA DOUMBIA C’était à Bertrand Can­tat de refuser. C’est une ques­tion de dig­nité. On ne peut pas empêch­er Waj­di Mouawad, s’il admire cet artiste, de lui pro­pos­er de com­pos­er la musique. Quant aux spectateur·ices, c’est à eux et elles de décider de ne pas aller voir le spec­ta­cle ou de dire ce qu’ils et elles en pensent. Si j’étais Bertrand Can­tat et que j’avais voulu con­tin­uer à créer, je l’aurais fait sous un pseu­do­nyme.

En 2020, on a beau­coup par­lé de la plate­forme améri­caine HBO Max qui a décidé d’accompagner de plusieurs vidéos de con­tex­tu­al­i­sa­tion le film Autant en emporte le vent – un film qui glo­ri­fie le Sud esclavagiste et édul­core l’esclavage. Que pensez-vous de cette ini­tia­tive ?

GENEVIÈVE SELLIER La ques­tion, c’est : com­ment se fait-il que, aus­si bien à l’université que dans le monde de la cinéphilie, on ait pu mon­tr­er Autant en emporte le vent sans jamais met­tre au jour sa vision, non seule­ment raciste, mais aus­si sex­iste ? C’est scan­daleux ! On ne peut pas mon­tr­er les œuvres du réper­toire sans les con­tex­tu­alis­er : c’est tout le tra­vail que ne fait pas la Ciné­math­èque française. Si on veut cass­er ce rap­port pat­ri­mo­ni­al à la cul­ture, il faut faire ce tra­vail de con­tex­tu­al­i­sa­tion. C’est une mis­sion civique. Les plate­formes com­mer­ciales sont des entre­pris­es cap­i­tal­istes : elles ne met­tent des aver­tisse­ments que parce qu’elles sont sen­si­bles à ce que deman­dent leurs publics.


Com­ment peut-on pro­duire des œuvres qui ne sont pas oppres­sives, et pro­mou­voir d’autres regards ?

EVA DOUMBIA En tant qu’artistes, on le fait déjà ! Il y a quelque chose de très impor­tant, c’est la ques­tion de l’adresse : à qui par­le-t-on ? Je pense qu’il faut absol­u­ment cess­er de vouloir plaire à la majorité blanche et dom­i­nante. Parce que, en con­tin­u­ant à faire ça, les artistes s’autocensurent. Ils se dis­ent : « Ah ça, je ne vais pas le met­tre parce que ça va mal pass­er. » Quand on décide de s’adresser à sa pro­pre com­mu­nauté, qu’elle soit de genre ou cul­turelle, cela implique de faire un tra­vail sur l’accès à l’art. Si on arrive à faire que la salle soit rem­plie de jeunes issus des quartiers pop­u­laires, de femmes, les choses bougent. Tant que les insti­tu­tions cul­turelles res­teront essen­tielle­ment dirigées par des hommes blancs, les choses ne chang­eront pas. C’est pour ça que, en plus de nos pra­tiques artis­tiques, il faut avoir une pra­tique mil­i­tante. En tout cas, c’est mon choix, avec le col­lec­tif Décolonis­er les arts.

CAROLE THIBAUT Le prob­lème, c’est que la struc­ture du pou­voir est telle­ment puis­sante que les femmes, pour s’y faire une place, sont oblig­ées de devenir comme les hommes. Il faut qu’elles en adoptent des codes, le vocab­u­laire et les atti­tudes atten­dues. Donc même si tu es un homme ou une femme noire, ou quelqu’un issu d’un autre milieu social, tu finis par appartenir à cette norme-là…

EVA DOUMBIA On peut aus­si tra­vailler sur le pub­lic pour qu’il mette une vraie pres­sion [sur les décideurs et décideuses cul­turelles]. De la même manière qu’il y a une pres­sion du pub­lic sur les entre­pris­es audio­vi­suelles cap­i­tal­istes pour plus de con­tex­tu­al­i­sa­tion, comme cela a en effet été le cas pour la plate­forme HBO Max avec Autant en emporte le vent, les choses peu­vent aus­si bouger dans le milieu du théâtre. Mais cela néces­site de con­va­in­cre le plus pos­si­ble de spec­ta­teurs et de spec­ta­tri­ces à se mobilis­er.

GENEVIÈVE SELLIER Il me sem­ble que, pour met­tre le pub­lic de notre côté, l’important, c’est le col­lec­tif. Dans le monde du ciné­ma, ce qui a vrai­ment changé les choses, c’est la con­sti­tu­tion du col­lec­tif 50/50 [une organ­i­sa­tion com­posée de 1 500 professionnel·les, qui crée des out­ils et pro­pose des mesures inci­ta­tives aux pou­voirs publics pour accélér­er la diver­sité dans le milieu du ciné­ma].

CAROLE THIBAUT Oui, il y a la lutte col­lec­tive, mais il y a aus­si les respon­s­abil­ités indi­vidu­elles de chacun·e. Si Adèle Haenel prend la parole, c’est parce qu’elle est dans une posi­tion de pou­voir, elle le dit elle-même.

GENEVIÈVE SELLIER Je par­le du col­lec­tif comme moyen de survie. Si on veut qu’une ini­tia­tive indi­vidu­elle per­dure, il faut qu’elle s’insère dans un col­lec­tif. Si on se retrou­ve seule, on est fichue. Même une Adèle Haenel, si elle était toute seule, elle serait fichue ! •

Entre­tien réal­isé le 31 mai 2022 en visio­conférence par Marie Kirschen.

Artistes mis en cause : les affaires qui ont fait bouger les lignes

Les affaires impli­quant des artistes renom­més accusés de vio­lences sex­uelles et de vio­ls sont nom­breuses et anci­ennes. Mais il faut atten­dre les prémices du mou­ve­ment #MeToo, en 2017, pour que l’opinion publique s’interroge sur l’accueil à leur réserv­er.

Le cas Woody Allen est un bon exem­ple de cette lente évo­lu­tion des men­tal­ités. Accusé de viol depuis les années 1990 par Dylan Far­row, l’une de ses filles adop­tives, il a béné­fi­cié du sou­tien sans failles de l’industrie du ciné­ma.

En 2016, alors qu’il s’apprête à rejoin­dre le Fes­ti­val de Cannes pour présen­ter son nou­veau film, un autre de ses enfants, le jour­nal­iste Ronan Far­row dénonce dans la presse « la cul­ture de l’impunité et du silence » qui règne à Hol­ly­wood comme dans les médias. Quelques mois plus tard, le 10 octo­bre 2017, le jour­nal­iste d’investigation pub­lie une enquête explo­sive dans le New York­er dénonçant les agisse­ments de Har­vey Wein­stein.

De nom­breuses stars hol­ly­woo­d­i­ennes s’excusent alors auprès de Dylan Far­row d’avoir fer­mé les yeux sur les accu­sa­tions portées con­tre Woody Allen et pour­suivi leurs col­lab­o­ra­tions avec lui.

Ne pas séparer l’homme de l’artiste

En France, les réac­tions aux choix du mag­a­zine Les Inrocks don­nent la tem­péra­ture de l’opinion sur les affaires de vio­lences sex­uelles. Lorsqu’en 2013, dix ans après le meurtre de Marie Trintig­nant, l’hebdomadaire cul­turel met à sa une Bertrand Can­tat *, les lecteur·ices se font peu enten­dre.

Mais en octo­bre 2017, quand le mag­a­zine récidive, le con­texte cul­turel a rad­i­cale­ment changé. Entraîné par la chute de Har­vey Wein­stein, le mou­ve­ment #MeToo est en train d’éclore aux États-Unis et d’arriver en France. L’hebdomadaire reçoit de nom­breux cour­ri­ers et présente des excus­es : « Met­tre [Bertrand Can­tat] en cou­ver­ture était con­testable. À ceux qui se sont sen­tis blessés, nous exp­ri­mons nos sincères regrets. »

Fin octo­bre 2017, mal­gré les protes­ta­tions de plusieurs asso­ci­a­tions fémin­istes, la Ciné­math­èque française inau­gure une rétro­spec­tive con­sacrée à l’œuvre de Roman Polan­s­ki. Tan­dis que, dans la salle, le réal­isa­teur à l’honneur moque les « zinzins » qui ten­tent de faire inter­dire ses œuvres, devant l’établissement, des dizaines de mil­i­tantes vien­nent rap­pel­er qu’on célèbre ce soir-là un homme accusé de vio­lences sex­uelles sur mineure – par la suite, cinq autres femmes dénon­ceront des vio­ls et des agres­sions sex­uelles par le réal­isa­teur alors qu’elles étaient ado­les­centes.

Bien qu’exclu de l’Académie des Oscars out­re-Atlan­tique, le réal­isa­teur fran­co-polon­ais con­tin­ue d’être célébré et son film J’accuse, 12 fois nom­iné aux Césars en 2020, reçoit le prix de la meilleure réal­i­sa­tion. Le matin même, inter­rogé par des jour­nal­istes, le min­istre de la Cul­ture d’alors, Franck Riester, esti­mait, pru­dent, qu’une récom­pense de ce genre « serait un sym­bole mau­vais par rap­port à la néces­saire prise de con­science que nous devons tous avoir dans la lutte con­tre les vio­lences sex­uelles et sex­istes ». Mar­i­on Pil­las

* Lire l’ar­ti­cle de Rose Lamy sur l’af­faire Can­tat dans La Défer­lante n°6, juin 2022.

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    Lire notre BD Les Pré­cieuses pas ridicules de Del­phine Panique parue dans le n0 4 de La Défer­lante, décem­bre 2021.
  • 2
    Bruit de suc­cion qui exprime de la dés­ap­pro­ba­tion ou du dédain et qui est notam­ment util­isé en Afrique et dans les Antilles.
  • 3
    En 2017, pour fêter les 40 ans de sa car­rière, l’humoriste Michel Leeb a repris, dans un spec­ta­cle, son sketch des années 1980 inti­t­ulé « L’Africain », qui com­porte de nom­breux clichés racistes.
  • 4
    En 2014, Exhib­it B, spec­ta­cle du Sud-Africain Brett Bai­ley, a provo­qué une polémique. Son auteur dis­ait vouloir dénon­cer le racisme, mais il lui avait été reproché de repro­duire des zoos humains et donc de met­tre en scène ses acteurs et actri­ces noires dans la même posi­tion que les Noir·es exhibé·es au xixe siè­cle
  • 5
    Après avoir com­mencé sa car­rière comme scripte puis assis­tante de Max Ophuls et Jean Delan­noy, Jacque­line Audry réalise 17 longs métrages de fic­tion entre 1945 et 1969, dont une adap­ta­tion du roman de Colette, Gigi, qui fera trois mil­lions d’entrées en salles. Elle est aus­si la pre­mière réal­isatrice mem­bre du jury du Fes­ti­val de Cannes, en 1963.

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Marie Kirschen

Marie Kirschen est journaliste, spécialiste des questions féministes et LGBT+. En 2021, elle a publié Herstory, Histoire(s) des féminismes chez La Ville brûle. Voir tous ses articles

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