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Annie Ernaux & Céline Sciamma, sœurs de combat

Cer­gy est leur ter­ri­toire : c’est là que nous avons ren­con­tré Annie Ernaux et Céline Sci­amma. L’écrivaine et la réal­isatrice ont bien plus en com­mun que cette ville nou­velle de l’Ouest fran­cilien. Leurs œuvres respec­tives met­tent en lumière le poids des normes autant que la force éman­ci­patrice du désir. Fémin­istes revendiquées, elles sont pleine­ment engagées dans les luttes de l’époque.
Publié le 08/03/2021

Modifié le 16/01/2025

Annie Ernaux & Céline Sciamma : Sœurs de combat - La Déferlante 1
Mar­guerite Born­hauser

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°1 Habiter (mars 2021).

«Tu n’es pas comme les autres », dit Lisa à Lau­re au début de votre film Tomboy, Céline Sci­amma. Pou­vez-vous nous racon­ter, vous et Annie Ernaux, quelles enfants vous étiez au regard de ce qu’on pour­rait appel­er la norme, quelle qu’elle soit, de genre ou sociale ?

Annie Ernaux : Petite, j’étais une enfant libre, sûre d’elle, très effron­tée aus­si. Deux sou­venirs ont mar­qué mon enfance à Yve­tot, en Nor­mandie : j’ai moins de cinq ans, je joue avec un petit garçon, on fait un château de sable. À un moment, il enlève sa culotte et dit : « Main­tenant on va arroser. » Je regarde bien… je trou­ve cela très intéres­sant [rires]. D’un seul coup, ma mère sur­git en trombe et m’arrache lit­térale­ment à cette vision d’enfer. Un autre sou­venir : j’ai huit ans et je joue avec ma cou­sine dans l’escalier, et, je ne sais pas pourquoi, mais à un moment je me suis décu­lot­tée et je lui ai demandé de me faire des piqûres sur le sexe… et voilà encore ma mère qui sur­git et me traite de « vicieuse » et me dit « à ton âge » ! Le sexe était sévère­ment puni par ma mère. Pour une petite fille, c’est tout ce qu’il y a de plus laid. Les garçons, quant à eux, sont encour­agés dans leur rôle de pré­da­teurs. Sociale­ment, si je suis une enfant très à l’aise, je cesse de l’être quand je ren­tre à l’école. Je ne par­le pas bien : moitié patois, moitié « popu ». Et je suis « reprise » dans mes manières. J’ai été très mar­quée par cela. La norme sociale et la manière dont les filles doivent se con­duire s’inscrivent dans le corps. Cela pèse d’une façon extrême.

Céline Sci­amma : C’est mar­rant que vous évo­quiez votre enfance avec deux scènes prim­i­tives de rap­pel à l’ordre parce que moi aus­si, dans mon enfance, j’ai eu cette sen­sa­tion d’être entravée à par­tir du moment où j’exprimais ma lib­erté. La dif­férence avec vous, c’est que j’ai gran­di ici, à Cer­gy, une ville « sans cœur bour­geois » comme vous le dites si bien. J’ai vécu mon enfance dans cette ville nou­velle, habitée par la jeunesse et par des sujets enfants – car c’étaient sou­vent de jeunes par­ents qui venaient s’installer ici. L’idée même de cet urban­isme, de sépa­ra­tion des pié­tons et des voitures, fait que les enfants cir­cu­laient très libre­ment, moi com­prise. Mais dans le même temps, les lim­ites sont arrivées très tôt, quand j’ai com­mencé à ressen­tir un désir fort pour les filles : un désir inter­dit. D’emblée, vous êtes seule avec votre désir. Il n’est pas dans les livres, il n’est pas dans les imag­i­naires ; il n’existe pas dans votre famille et il n’est pas nom­mé. Donc ce désir que vous devez inven­ter, vous allez le met­tre au cœur de votre exis­tence. C’est là que les arts vous aident à vivre. Le sou­venir de l’irruption du désir, ça vous nour­rit toute votre vie.

Annie Ernaux : J’ai été très mar­quée par votre film Tomboy¹ et cette scène ter­ri­ble : la mère de Lau­re-Mick­aël l’oblige à met­tre une robe et à avouer qu’elle a men­ti et qu’elle s’est fait pass­er pour un garçon. On est en plein dans le trag­ique enfan­tin.

Céline Sci­amma : Vous voyez, cette scène aujourd’hui, je ne la referais plus. Je n’arriverais plus à filmer cette vio­lence-là. Cette séquence a été très com­men­tée dans les débats qui suiv­aient les pro­jec­tions du film au moment de sa sor­tie : les spec­ta­teurs la reje­taient. Les gens ne sup­por­t­ent pas de voir représen­tée la dom­i­na­tion des adultes sur les enfants alors qu’elle est partout. C’est même LE grand scan­dale : c’est une dom­i­na­tion nat­u­ral­isée, essen­tial­isée, mais on ne veut pas la voir.

Annie Ernaux « La lutte est sans fin. Mais après tout pourquoi pas ? C'est bien, la lutte. » La Déferlante 1

Annie Ernaux « La lutte est sans fin. Mais après tout pourquoi pas ? C’est bien, la lutte. » La Défer­lante 1

 

Annie Ernaux, vos par­ents ne for­maient pas un cou­ple tra­di­tion­nel dans la dis­tri­b­u­tion des rôles féminin et mas­culin. Quel impact cela a‑t-il eu sur votre tra­jec­toire ? Qu’en est-il de votre côté, Céline Sci­amma ?

Annie Ernaux : En effet. La douceur était du côté de mon père. Ma mère, qui avait une car­rure assez forte, tenait le com­merce en maîtresse femme, n’hésitant pas à sor­tir les types saouls du café. Mais c’était aus­si celle dont on se moquait par-der­rière : j’entends encore une cou­sine me dire « ta mère, c’est un cheval ». Ce mod­èle parental, je l’ai trou­vé tout à fait nor­mal jusqu’à l’adolescence. Ce qui en est resté, c’est qu’à mes yeux les femmes sont plus puis­santes que les hommes. Au fond de moi, je cherche des hommes qui sont plus faibles que moi.

Céline Sci­amma : Moi, mes par­ents m’ont eue très jeunes, en 1978, pen­dant leurs études. Ils ont d’abord con­sti­tué un mod­èle plutôt ouvert : toute petite, j’ai été élevée avec un père à domi­cile et une mère qui tra­vail­lait. Ils étaient représen­tat­ifs d’une généra­tion qui aspi­rait à une vie nou­velle. Mais ces rôles se sont ensuite inver­sés, et j’ai finale­ment gran­di dans un univers plus clas­sique. Je suis pile poil l’enfant d’une époque dans laque­lle le sen­ti­ment qu’on avait de se choisir don­nait l’espoir de faire dif­férem­ment dans la con­ju­gal­ité. Un malen­ten­du qu’ont vécu bon nom­bre de cou­ples, dont le pacte de départ, mar­qué par une espèce d’ambition, n’a pas tenu. Et je ne suis pas la seule à en juger ain­si, main­tenant que j’ai l’âge de regarder mes par­ents comme des indi­vidus et de met­tre leur par­cours en regard avec un cer­tain con­texte. C’est un con­stat qu’ils fai­saient eux-mêmes : j’ai enten­du ma mère dire à mon père « on a dérivé ».

Ce que vous êtes en train de nous racon­ter en quelque sorte, c’est le livre d’Annie Ernaux, La Femme gelée.

Céline Sci­amma : Exacte­ment ! [rires] C’est d’ailleurs ma mère qui a amené Annie Ernaux dans ma vie. Que la trans­mis­sion vienne d’elle n’est pas un détail, parce que c’est surtout mon père qui était pre­scrip­teur en matière de goûts cul­turels, là où ma mère était plutôt dis­crète. Mais elle m’a don­né à lire La Femme gelée² alors que j’étais vrai­ment petite. Je n’ai pas dû com­pren­dre grand-chose… En m’y rep­longeant l’été dernier, j’ai eu un choc : j’ai com­pris ce qu’elle avait voulu me racon­ter à tra­vers la trans­mis­sion de ce réc­it. Dans une exis­tence, cer­tains livres sont vitaux, mais on met longtemps à com­pren­dre pourquoi ils le sont.Annie Ernaux : C’est un texte qui a été pub­lié à un moment de reflux du fémin­isme. On était en 1981 : Mit­ter­rand venait d’arriver au pou­voir, Yvette Roudy et Gisèle Hal­i­mi étaient à des postes impor­tants [respec­tive­ment min­istre déléguée aux Droits de la femme du gou­verne­ment Mau­roy et députée], on sem­blait con­sid­ér­er que tout était acquis en matière de droits des femmes. À l’époque, j’ai pour­tant reçu une let­tre de Benoîte Groult [jour­nal­iste et roman­cière fémin­iste] m’expliquant que je m’étais trompée de com­bat. C’était déce­vant. Lors d’un pas­sage à l’émission d’Antenne 2 « Aujourd’hui madame », j’ai même été insultée par des lec­tri­ces qui m’ont demandé pourquoi j’avais eu des enfants.

Céline Sci­amma : Je ne savais pas que votre livre La Femme gelée avait été si attaqué.

Annie Ernaux : Pas­sion sim­ple³ l’a été égale­ment, mais ce fut un suc­cès de librairie. Aujourd’hui encore, les thèmes qui sont dévelop­pés dans La Femme gelée  ne sont pas con­sid­érés comme des sujets réelle­ment légitimes, même si le con­cept de la « charge men­tale » s’est pop­u­lar­isé.


« Cer­tains livres sont vitaux ? Mais on met longtemps à com­pren­dre pourquoi ils le sont »


Quel rôle ont joué les livres d’Annie Ernaux dans votre jeunesse, Céline Sci­amma ?

Céline Sci­amma : Ils m’ont fait com­pren­dre des choses de mon enfance, comme la honte, par exem­ple. Car l’enfance, ou plutôt les enfances, sont mar­quées par la honte, qu’elle soit sociale ou autre. Ce sont aus­si des textes grâce aux­quels j’ai pu me pro­jeter : j’avais l’impression d’accéder aux pen­sées des femmes adultes, de trou­ver une sorte de matière doc­u­men­taire pour appréhen­der le futur. Puis l’année de mon bac, La Place [pub­lié en 1986 et récom­pen­sé par le prix Renau­dot] était au pro­gramme. C’était quelque chose d’incroyable d’habiter dans la même ville que l’autrice. On vous tend un livre, et puis le dimanche, pen­dant que vous êtes chez le primeur, on vous mon­tre une femme en vous dis­ant que c’est Annie Ernaux. Brusque­ment, la fig­ure d’une femme autrice se trou­ve incar­née, prend chair.

Annie Ernaux : Je n’y avais jamais pen­sé !

Céline Sci­amma : En dehors des autri­ces jeunesse comme Susie Mor­gen­stern ou Bernadette Després [la dessi­na­trice de Tom-Tom et Nana] – dont les voix comptent aus­si beau­coup à mes yeux, d’ailleurs –, vous êtes sans doute la pre­mière femme vivante dont j’ai lu les livres.

Com­ment devient-on autrice, juste­ment, ou réal­isatrice ? Pour une femme, la créa­tion relève-t-elle d’une trans­gres­sion ?

Annie Ernaux : Mon pre­mier man­u­scrit, écrit à 22 ans à par­tir d’une matière qui allait un jour devenir celle de Mémoire de fille, a été refusé par les édi­teurs. Les années d’après cor­re­spon­dent à un itinéraire clas­sique de femme : l’avortement, le mariage, les grossess­es, les études qui ne sont pas finies… Avec deux jeunes enfants, écrire est devenu un hori­zon loin­tain, mais je n’en ai jamais aban­don­né le pro­jet. À la trentaine, alors que ça ne va plus du tout avec mon mari, je sens que je n’ai rien à per­dre. Sans en par­ler à per­son­ne, je me lance dans Les Armoires vides⁵, qui sera pub­lié par Gal­li­mard en 1974. Avec cette pub­li­ca­tion, le regard que ma mère, ma belle-famille, mes col­lègues enseignant·es pose sur moi n’est plus le même. C’est comme si j’avais fait un enfant dans le dos à tout le monde ! Mais les con­di­tions matérielles de ma vie étaient tou­jours les mêmes. J’ai galéré pen­dant pas mal d’années, jusqu’à ce que je com­mence à faire le ménage dans ma vie.

Céline Sci­amma  : Pour moi, ça été très dif­férent. De manière assez flu­ide, j’ai struc­turé ma vie autour du tra­vail d’écriture et de créa­tion, choses aux­quelles j’avais tou­jours aspiré. C’est un luxe incroy­able. Je ne suis pas vac­cinée con­tre la norme, et ça passe quand même par des renon­ce­ments, tel que celui de faire famille, par exem­ple. Mais ce sont des déci­sions pris­es en toute lucid­ité.

Annie Ernaux : Ne pensez-vous pas que la con­science que vous avez eue très tôt de vos désirs vous a libérée de beau­coup de choses ?

Céline Sci­amma  : C’est cer­tain.

Annie Ernaux : Parce que de mon côté, à par­tir de 20 ans il était clair que je voulais dédi­er ma vie à la lit­téra­ture. Mais j’ai été rat­trapée par le cul ! Et le cul, pour moi, c’étaient les hommes et […]

Faut-il oppos­er la soli­tude du tra­vail de l’écriture au côté col­lec­tif de la réal­i­sa­tion d’un film ?

Céline Sci­amma : Le partage n’est pas si clair. L’avantage du ciné­ma, c’est qu’il y a un peu tous les plaisirs : au début, on écrit en soli­taire, puis on est trente sur un tour­nage pen­dant deux mois, et ensuite on se retrou­ve à deux, dans une con­ver­sa­tion avec la mon­teuse ou le mon­teur. Et finale­ment, on reprend la route seule. Donc pour moi, le ciné­ma, c’est du soli­taire et du col­lec­tif. Mais comme dans toute pra­tique artis­tique, non ? En tous les cas, si je devais me pro­jeter dans une activ­ité en par­ti­c­uli­er, ce que je préfère, c’est écrire. Le ciné­ma, c’est très physique, avec un côté « grosse machine ». Même s’il y a beau­coup de joie là-dedans, je ne sais pas si je me vois faire ça toute ma vie.

Annie Ernaux : L’écriture, c’est franche­ment soli­taire d’un bout à l’autre.

Vous avez en com­mun le thème de la pas­sion amoureuse. Dans Por­trait de la jeune fille en feu (2019), Céline Sci­amma, vous met­tez en scène une poli­tique de l’amour fondée sur l’égalité. Pensez-vous que l’égalité comme utopie amoureuse a plus de chance d’advenir dans l’amour les­bi­en ?

Céline Sci­amma : Ce qui est cer­tain, c’est qu’il y a dans l’hétérosexualité une cul­ture qui légifère les rap­ports de manière très forte. Nous, les les­bi­ennes, nous pou­vons davan­tage sor­tir de ces trames préécrites, mais cela ne veut pas dire qu’on y parvient. Dans le cas de Por­trait de la jeune fille en feu, réc­it qui se déroule au XVI­I­Ie siè­cle, cette égal­ité ne peut advenir qu’entre deux femmes. Le ciné­ma struc­ture nos imag­i­naires, notam­ment nos imag­i­naires amoureux. Une fic­tion d’égalité entre un homme et une femme est tout à fait pos­si­ble… puisque c’est une fic­tion ! [rires]. Mais, de fait, il en existe peu. Dans le ciné­ma français, on est, hélas, trop habitué·es aux dynamiques de con­flit qui font avancer les réc­its. En tant que réal­isatrice, j’essaie de tra­vailler d’autres nar­ra­tions parce que je con­state que mon regard a été han­té par des pas­sages oblig­és pour faire fic­tion. Dans mon prochain film, tourné avec des enfants, je me suis attachée à ne pas leur faire jouer des sit­u­a­tions con­flictuelles. C’est ce qui m’intéresse dans l’égalité : que se passe-t-il si deux per­son­nes sont d’accord ? Qu’est-ce qu’on racon­te ? Sou­vent, à la fin d’une comédie roman­tique, après toute une série de con­flits, les deux per­son­nages se met­tent d’accord pour sign­er un con­trat. Mais qu’est-ce qu’on racon­te si elles sont d’accord dès le départ ? Quelle fic­tion on tisse ?

Dans Pas­sion sim­ple (1991), la pas­sion décrite s’apparente à un asservisse­ment. Annie Ernaux, une rela­tion amoureuse n’est-elle pas for­cé­ment une forme d’aliénation ?

Annie Ernaux : Oui, mais dans mon livre j’introduis une dis­tan­ci­a­tion par rap­port à ce rap­port d’aliénation. D’ailleurs, je dois dire que son adap­ta­tion au ciné­ma par Danielle Arbid [avec un titre éponyme] accentue l’hétéronormativité qui s’applique à cette rela­tion, en gom­mant la dif­férence d’âge du réc­it ini­tial, dans lequel la nar­ra­trice est dix ans plus âgée que son amant. Il y a eu un con­tre­sens for­mi­da­ble à la sor­tie du livre. On m’a com­parée à Madame Bovary. Mais Madame Bovary, c’est un per­son­nage ! Or, je ne suis pas un per­son­nage, je suis celle qui prend la plume. La cri­tique mas­cu­line a été par­ti­c­ulière­ment effroy­able. On m’a même affublée du surnom de « Madame Ovary ». Un auteur homme n’aurait jamais essuyé ce genre de cri­tique ! A‑t-on reproché à Goethe d’écrire Les Souf­frances du jeune Werther ? Les hommes ont le droit d’écrire sur la pas­sion sans qu’on les emmerde et pas les femmes. Elles doivent rester à leur place et être aimées (ou pas) ! Cela étant, mon livre a été lu et appré­cié autant par des hommes que par des femmes. J’ai reçu égale­ment beau­coup de let­tres de lecteurs et lec­tri­ces homosexuel·les. J’ai d’ailleurs noué une cor­re­spon­dance sur ce livre avec un cou­ple d’hommes, cor­re­spon­dance qui a duré jusqu’à main­tenant.

Céline Sci­amma : Pour moi, Pas­sion sim­ple est d’abord un livre qui racon­te la lucid­ité d’une alié­na­tion. C’est pour cela qu’il per­met à beau­coup de monde de pou­voir s’identifier à la nar­ra­trice. À la fin du livre, la nar­ra­trice se réu­nit avec elle-même, retrou­ve son intégrité, grâce à cette dernière phrase : « Quand j’étais enfant, le luxe, c’était pour moi les man­teaux de four­rure, les robes longues et les vil­las au bord de la mer. Plus tard, j’ai cru que c’était de men­er une vie d’intellectuel. Il me sem­ble main­tenant que c’est aus­si de pou­voir vivre une pas­sion pour un homme ou une femme. » Si j’avais dû adapter votre livre, je crois que je serais par­tie de cette phrase finale.

Dans votre pre­mier film, Nais­sance des pieu­vres, vous mon­trez notam­ment à quel point la norme hétéro peut alién­er des jeunes filles, à l’aube
de leur vie sex­uelle.

Céline Sci­amma : Le film⁷ était conçu comme une radi­ogra­phie des féminités à tra­vers trois ado­les­centes. Je voulais par­ler de désir plus que d’amour : c’est sou­vent une étape qu’on zappe. Alors que, s’il y a une chose dont on se sou­vien­dra tou­jours, dans la vie, c’est du chemin qui mène au bais­er… Ce qui était vrai­ment che­lou dans le film à l’époque, c’était d’inclure, dans ces choré­gra­phies du désir, celle d’un désir les­bi­en, celui du per­son­nage de Marie, jouée par Pauline Acquart. Le per­son­nage de Flo­ri­ane, joué par Adèle Haenel, n’est pas la méchante qui repousse ce désir dont elle est l’objet : c’est plutôt la jolie fille con­damnée, en quelque sorte, à l’hétérosexualité.

Annie Ernaux  : Quel a été l’accueil de Nais­sance des pieu­vres ?

Céline Sci­amma : Il a été bien reçu. Il faut dire qu’on était au fes­ti­val de Cannes, on affichait des signes extérieurs de richesse [rires] ! Depuis, le regard sur cer­tains aspects du film a évolué, le mien comme celui des spec­ta­tri­ces et spec­ta­teurs. J’ai réal­isé il y a trois ans que ce que j’avais filmé avec le per­son­nage d’Anne, joué par Louise Blachère, vivant son pre­mier rap­port sex­uel, c’était une scène de viol, sans jamais l’avoir nom­mé ain­si – tout comme dans Mémoire de fille vous décrivez un viol sans met­tre ce mot dessus. Mais lors de la sor­tie du film, en 2007, ce qui sus­ci­tait des cris de dégoût dans la salle, c’était le fait qu’Anne, au terme de cette scène, crache dans la bouche du garçon. C’était ça le scan­dale, une femme qui crache dans la bouche d’un homme. Ce qui est drôle, c’est qu’Adèle [Haenel] m’a racon­té que lorsqu’elle est allée présen­ter le film il y a six mois dans un lycée, elle a vu les élèves applaudir devant ce pas­sage.

Autre scène trou­blante de votre œuvre, Céline Sci­amma : celle de l’avortement du per­son­nage de la ser­vante dans Por­trait de la jeune fille en feu. C’est comme un con­tre­point très doux à cet « événe­ment » que vous, Annie Ernaux, évo­quez plusieurs fois dans vos livres dans sa dimen­sion crue et vio­lente.

Annie Ernaux : C’est très rare de voir un avorte­ment représen­té. Dans mon livre L’Événement [Gal­li­mard, 2000], j’écrivais : « Je ne crois pas qu’il existe un Ate­lier de la faiseuse d’anges dans aucun musée du monde. »

Céline Sci­amma : C’est juste­ment ce con­stat que vous faites qui m’a encour­agée à imag­in­er cette scène ! Cette idée de mise en scène m’est apparue pro­gres­sive­ment. Le déclic est venu avec l’idée d’introduire un enfant qui con­sole la jeune femme qui avorte. Je me suis dit que la scène était alors suff­isam­ment trou­blante pour accueil­lir tout le monde, les femmes qui ont avorté, celles qui ne l’ont pas fait, celles qui ont des enfants, celles qui n’en ont pas…

En mon­trant égale­ment Mar­i­anne en train de pein­dre cette scène, le film pose d’emblée la ques­tion de la représen­ta­tion d’un tel « événe­ment ».

Céline Sci­amma : Pour pré­par­er le film, j’ai fait beau­coup de recherch­es sur les femmes artistes. Ça m’a ren­due très mélan­col­ique de ne décou­vrir ce cor­pus d’images qu’à l’âge adulte, j’aurais aimé qu’elles m’accompagnent bien plus en amont dans ma vie. Mais il y a eu con­fis­ca­tion de nos représen­ta­tions, de nos corps, de nos intim­ités. J’ai vu des auto­por­traits de meufs du XVIe siè­cle qui mon­trent leurs dents, qui man­gent, qui sont ivres… Elles ne sont pas à moitié à poil sur une méri­di­enne ! Un tableau de deux femmes qui fument en lisant un livre, ça fait du bien, franche­ment.

Céline Sci­amma et Annie Ernaux, vous vous êtes tou­jours revendiquées fémin­istes, y com­pris à l’époque pas si loin­taine où c’était beau­coup moins courant de l’assumer qu’aujourd’hui. Com­ment êtes-vous dev­enues fémin­istes ?

Annie Ernaux : Fon­da­men­tale­ment, je pense que j’ai été influ­encée par le mod­èle de femme forte de ma mère. Et puis chez moi la lec­ture du Deux­ième Sexe en 1958 a été déter­mi­nante : ça a changé ma vie. Même si on n’employait pas encore ce terme, je peux donc dire que je suis dev­enue fémin­iste en 1958. Et en même temps, je con­statais à quel point, dans la vie quo­ti­di­enne et con­ju­gale, le fémin­isme de Beau­voir n’était pas prat­i­ca­ble ! Si, au début des années 1960, on n’imaginait pas qu’un jour l’avortement serait autorisé, par con­tre, on savait très bien que la pilule avait été inven­tée [au milieu des années 1950] bien qu’interdite. On ne reli­ait pas encore la con­tra­cep­tion au com­bat fémin­iste. À l’époque, Simone de Beau­voir, par exem­ple, ne s’intéressait pas à la pilule. Elle s’en foutait.

Par la suite, com­ment votre fémin­isme s’est-il con­fir­mé ?

Annie Ernaux : J’étais, de fait, très intéressée par des écrivaines qu’on pour­rait dire fémin­istes : George Sand, Vir­ginia Woolf. Pour mon diplôme d’études supérieures, l’équivalent de la maîtrise, j’ai choisi d’étudier « la femme et l’amour dans le sur­réal­isme ». Et puis, plus tard, je me suis engagée dans les mou­ve­ments des années 1970.

Céline Sci­amma : Vous mil­i­tiez au Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes ?

Annie Ernaux : Je n’étais pas au MLF mais je mil­i­tais à la Ligue du droit des femmes, à Choisir de Gisèle Hal­i­mi et au MLAC [Mou­ve­ment pour la lib­erté de l’avortement et de la con­tra­cep­tion]. À l’époque, j’étais mar­iée, je vivais à Annecy. Un jour, j’ai voulu aller voir le doc­u­men­taire His­toires d’A sur l’avortement. Mon mari n’était pas d’accord pour que j’y aille et j’avais dû qua­si­ment faire le mur ! C’était ça le début des années 1970, il y avait cette lour­deur. Le slo­gan de l’époque, c’était « Une femme sans homme, c’est comme un pois­son sans bicy­clette ». Si j’avais mis une affiche avec ce slo­gan chez moi, mon mari l’aurait tout de suite déchirée. Dans ces mou­ve­ments, on était beau­coup de femmes mar­iées et on avait vrai­ment l’impression de refaire le monde. C’est aus­si à cette époque qu’est née la soror­ité, sans qu’on la nomme ain­si : des groupes de femmes. Je n’avais jamais con­nu ça. Avant 1968, cela n’existait pas. C’est ça qui était for­mi­da­ble !

Et vous, Céline Sci­amma, quel proces­sus chez vous a abouti à cette affir­ma­tion d’un engage­ment fémin­iste ?

Céline Sci­amma  : Aucune cul­ture fémin­iste ne m’a été trans­mise. Je suis une enfant des années 1980, biberon­née à « Cocoric­o­coboy » [émis­sion dif­fusée sur TF1 de 1984 à 1987] qui véhic­u­lait claire­ment une cul­ture du viol, à une époque où les femmes étaient totale­ment objec­ti­fiées… C’est vrai­ment mon inscrip­tion à la fac­ulté de Nan­terre qui a mar­qué mon entrée dans l’activisme. J’ai choisi d’y étudi­er parce que la fac abri­tait alors depuis un an la pre­mière asso­ci­a­tion d’étudiant·es homosexuel·les de France : étu­dions Gay­ment. Militer dans cette asso­ci­a­tion, c’était pour moi l’opportunité de sor­tir de la clan­des­tinité. Je voulais « me réu­nir » : étudi­er, aimer, appren­dre et agir au même endroit.

Donc d’emblée, l’engagement chez vous a été col­lec­tif ?

Céline Sci­amma  : Oui et j’insiste sur le fait que c’était presque un mode de vie : on allait au Pulp, la boîte de nuit les­bi­enne, on étu­di­ait ensem­ble à la bib­lio­thèque et on mil­i­tait. J’avais 19 ans et enfin j’arrêtais de vivre une dou­ble vie. En plus, étu­dions Gay­ment était un col­lec­tif très mixte : il y avait les invalides avec nous, les trans, l’étudiant en droit du bâti­ment G qui avait fait le sémi­naire mais était com­plète­ment pédé ! [rires]. Et puis j’ai com­mencé à militer sur une vic­toire : le Pacs [Pacte civ­il de sol­i­dar­ité, instau­ré en 1999, pour deux per­son­nes de sexe dif­férent ou de même sexe]. C’est à cette époque que j’ai con­nu les pre­mières euphories des com­bats, une euphorie qu’on revit ces temps-ci avec les colleuses con­tre les fémini­cides et les mou­ve­ments antiracistes. Une euphorie qui fait qu’on peut regarder son pays en face en se dis­ant que, ouais, il se passe quand même des choses.

Si les livres aident à devenir fémin­iste, lequel a joué ce rôle chez vous ?

Céline Sci­amma : Je suis une enfant de King Kong Théorie, même si j’étais déjà âgée quand je l’ai lu pour la pre­mière fois. J’avais 30 ans.

Annie Ernaux : Oui, en effet, je n’avais rien lu d’aussi fort depuis Le Deux­ième Sexe. Avec cette pre­mière phrase : « J’écris de chez les moches, pour les moches, les frigides, les mal baisées, les imbais­ables… » C’est un lan­gage !

Céline Sci­amma : Mais ce qui a surtout changé la donne, c’est qu’elle par­le de son viol – et la manière dont elle en par­le !

En 2017, l’affaire Wein­stein met au jour le har­cèle­ment sex­uel et les vio­lences sex­uelles dans le milieu du ciné­ma. Com­ment avez-vous perçu ou vécu le mou­ve­ment #MeToo qui a suivi ?

Annie Ernaux : Pour moi ça a été une lumière ! Je me suis dit : c’est for­mi­da­ble, je ne mour­rai pas sans avoir vu cette révo­lu­tion fémin­iste. Comme je l’avais écrit dans Les Années [Gal­li­mard, 2008], la révo­lu­tion sex­uelle avait bel et bien eu lieu, mais pas la révo­lu­tion des femmes.

Céline Sci­amma : Et la ques­tion du corps y est cen­trale. Car ce qui me frappe le plus, c’est le fait que les agres­sions sex­uelles soient nom­mées et au cen­tre de la lutte. Le viol, c’est vrai­ment la chose à laque­lle les hommes ne réfléchissent pas. On est seules, nous les femmes, à y réfléchir. Et dès qu’on a un peu d’impact sur cette ques­tion – je pense à ça car l’année 2019, pour moi, a été mar­quée par les pris­es de parole d’Adèle Haenel –, on se voit reprocher de créer de l’inconfort. L’inconfort est pour­tant min­ime : il s’agit de voir, d’entendre, un peu. Mais on manque d’alliés. C’est une décep­tion de se voir ain­si trahies par nos pères, nos frères.

En France, cela a été long avant que des per­son­nal­ités ne s’emparent du mou­ve­ment #MeToo, y com­pris dans le monde du ciné­ma.

Céline Sci­amma  : Oui et non. Il y a des femmes qui ont pris la parole. Mais est-ce qu’on les écoute ? Est-ce qu’on écoute Sand Van Roy quand elle par­le de Luc Besson ? L’enquête a été reprise dans plusieurs médias améri­cains, mais très peu en France. Le prob­lème, c’est vrai­ment le traite­ment de cette parole. Et puis ça n’a pas mis tant de temps que ça. Il a fal­lu deux ans. Il faut du temps psy­chique pour arriv­er à pren­dre la parole comme l’a fait Adèle Haenel, pour se sen­tir armée.

Annie Ernaux : Je me sou­viens de la tri­bune sur la « lib­erté d’importuner » [pub­liée dans les pages Débats du Monde] en jan­vi­er 2018. C’était du pain bénit pour les médias, ça per­me­t­tait d’opposer les femmes. Quand on m’a demandé mon point de vue sur le sujet, j’ai répon­du que je ne voulais pas ren­tr­er là-dedans.

Céline Sci­amma : Pourquoi, quand on par­le de viol, nous ren­voie-t-on à des his­toires d’érotisme si ce n’est qu’on vit dans une société où le viol est éro­tisé ? Je suis glob­ale­ment effarée par la pau­vreté des argu­ments qui nous sont opposés. Le mas­culin­isme ne pro­duit pas de pen­sée. Essayez de faire plus de trois lignes sur cette idée qu’il faudrait sépar­er l’homme de l’artiste… C’est l’inverse qui est très beau : c’est respecter les artistes que de dire qu’ils sont com­plète­ment logés dans leur œuvre, qu’on ne peut pas les en expulser. C’est les pren­dre au sérieux, une façon de leur dire : « on vous écoute, vous met­tez une parole dans le monde ».

Annie Ernaux : Un autre argu­ment que l’on entend tout le temps, c’est : « Est-ce que vous n’allez pas trop loin ? » Qu’est-ce que ça sig­ni­fie « aller trop loin » ? Il y a comme ça tout un arse­nal de phras­es qui sont mal­heureuse­ment des lieux com­muns acces­si­bles à tout le monde.

Céline Sci­amma  : Tout à fait ! « C’est pas la bonne pan­car­te », « Il fal­lait pas le dire avec ce ton-là »… Aux César, ce n’était soi-dis­ant « pas la bonne année » pour qu’Aïssa Maï­ga prenne la parole. Sauf qu’en fait c’était l’année de Black Lives Mat­ter ! « Ah non, mais si elle avait été drôle, j’aurais été antiraciste »… Non mais allez vous faire foutre [soupirs].

On vit une époque très ambiguë, entre avancées fémin­istes et répres­sion accrue des mou­ve­ments soci­aux. Faut-il pondér­er l’espoir qu’on voit naître ?

Annie Ernaux : Je reste pru­dente. De toute façon, il reste encore des mon­tagnes à soulever. Mais ce qui se passe actuelle­ment me donne davan­tage d’espoir. Pour nous, en tant que femmes, il s’agit de ne rien laiss­er pass­er. La lutte est sans fin. Mais après tout, pourquoi pas ? C’est bien, la lutte.

Céline Sci­amma : Il y a l’échelle de nos vies indi­vidu­elles et celles de nos luttes col­lec­tives. On peut se bat­tre pour des alter­na­tives, ou les incar­n­er au jour le jour, en faisant de nos exis­tences des sortes de lab­o­ra­toires dans lesquels s’expérimenteraient d’autres manières de faire com­mu­nauté. Alors oui, on va lut­ter toute notre vie, mais nous serons rich­es de ces luttes, qui enga­gent la total­ité de nous-mêmes. C’est ce que je trou­ve appétis­sant pour le futur. Il s’agit vrai­ment de penser le fémin­isme comme une recon­fig­u­ra­tion inté­grale du monde. •

Entre­tien réal­isé le 8 décem­bre 2020 par Lucie Gef­froy et Emmanuelle Josse, respec­tive­ment jour­nal­iste et éditrice, toutes les deux cofon­da­tri­ces de La Défer­lante.

 

NOTES

  1. Sor­ti en 2011, le deux­ième long-métrage de Céline Sci­amma, Tomboy met en scène le per­son­nage de Lau­re, 10 ans, qui se fait pass­er pour un garçon auprès de Lisa et sa bande. Le temps d’un été, elle devient Mick­aël… jusqu’à ce que l’imposture vole en éclats.
  2. Dans La Femme gelée (Gal­li­mard, 1981), la nar­ra­trice racon­te com­ment, jeune étu­di­ante bril­lante, elle est peu à peu rat­trapée par les con­traintes de la vie con­ju­gale et de la mater­nité. Elle livre une descrip­tion implaca­ble de la charge men­tale : le tra­vail d’organisation de l’espace domes­tique – qui incombe encore majori­taire­ment aux femmes.
  3. Pas­sion sim­ple, paru en 1991 aux édi­tions Gal­li­mard et adap­té en 2020 au ciné­ma par Danielle Arbid, est le réc­it clin­ique d’une rela­tion que la nar­ra­trice noue durant quelques mois avec un homme plus jeune, et qui est mar­quée par la puis­sance dévo­rante de la pas­sion, notam­ment du désir sex­uel.
  4. Pub­lié en 2016 aux édi­tions Gal­li­mard, Mémoire de fille est le livre autour duquel Annie Ernaux, comme elle le dit elle-même, a tourné toute sa vie. Dans ce roman auto­bi­ographique, elle livre, près de 60 ans plus tard, le sou­venir de son pre­mier rap­port sex­uel : un viol qui ne dit jamais son nom.
  5. Dans ce por­trait de son enfance nor­mande, Annie Ernaux développe des thèmes récur­rents dans son œuvre : l’importance de la fig­ure de la mère et le tiraille­ment entre deux milieux soci­aux, celui de ses par­ents, anciens ouvri­ers, et le milieu bour­geois et intel­lectuel qu’elle décou­vre comme étu­di­ante pen­dant ses études.
  6. Le film met en scène la ren­con­tre et l’amour impos­si­ble entre deux jeunes femmes, une pein­tre (Noémie Mer­lant) et son mod­èle (Adèle Haenel), dans la Bre­tagne du XVI­I­Ie siè­cle.
  7. Sor­ti en 2007, Nais­sance des pieu­vres est le pre­mier long-métrage de Céline Sci­amma. Marie, Flo­ri­ane et Anne ont 15 ans : avides de méta­mor­phoses, elles promè­nent leur ennui sur les bancs de la piscine munic­i­pale et dans les pre­mières booms col­légi­en­nes. Mais le désir sur­git là où on ne l’attend pas et boule­verse leurs des­tins.
  8. Réal­isé en 1973, ce doc­u­men­taire de Charles Bel­mont et Marielle Issar­tel, en par­tie financé par le Plan­ning famil­ial, donne la parole à des militant·es pour l’interruption volon­taire de grossesse. À sa sor­tie, le film est inter­dit de dif­fu­sion par le min­istre des Affaires cul­turelles, Mau­rice Druon.

 

PETITE RIMBAUD

À plusieurs repris­es, il aura été ques­tion de poésie au cours de cette ren­con­tre. Avant même que l’entretien ne débute, Annie Ernaux racon­te qu’à 15 ans elle a lu Femmes damnées de Charles Baude­laire. « Je me sou­viens du pre­mier vers », répond Céline Sci­amma : « À la pâle clarté des lam­pes lan­guis­santes… » Les deux femmes s’accordent sur la misog­y­nie du poète et se remé­morent l’une des dernières stro­phes du poème : « L’âpre stéril­ité de votre jouis­sance […] Fait cla­quer votre chair ain­si qu’un vieux dra­peau. » Céline Sci­amma dira ensuite l’intérêt qu’elle porte aux femmes poètes. « On lit
très peu de poésie des femmes : Marce­line Des­bor­des-Val­more… Récem­ment j’ai lu Louise Labé, j’étais trop con­tente : c’est vrai­ment l’histoire d’une femme qui a chaud au cul ! »
La réal­isatrice racon­te aus­si qu’elle a lu il y a peu Les Mus­es français­es, une antholo­gie de poésie pub­liée en 1943 par Rose­monde Gérard, la femme d’Edmond Ros­tand, poétesse elle-même. « Elle écrit un poème sur les femmes poètes qu’elle présente : rien que ça, c’est incroy­able­ment mag­nifique. Cer­taines sont célèbres, comme George Sand, d’autres moins. » Avant de quit­ter Annie Ernaux, Céline Sci­amma lui offre une anci­enne édi­tion des Poèmes d’enfant de Sabine Sicaud, une poétesse française née en 1913 et décédée en 1928, dont les poèmes furent pub­liés quand elle avait 13 ans. « Une petite Rim­baud qui est morte très jeune », con­clut la réal­isatrice.

VILLE-MUSE

Annie Ernaux vit à Cer­gy depuis le milieu des années 1970, quand la ville est sor­tie de terre. Céline Sci­amma y est née et y a vécu toute son enfance. Ville périphérique, située à une trentaine de kilo­mètres de Paris, dans le Val‑d’Oise, Cer­gy-Pon­toise a joué un rôle impor­tant dans le par­cours de cha­cune d’entre elles. C’est dans sa mai­son du quarti­er des Bois, sur­plom­bant la Seine, qu’Annie Ernaux a écrit l’essentiel de ses livres et observé la ville nou­velle se con­stru­ire au fil des ans. Cer­gy a offert à l’écrivaine la matière de plusieurs de ses « jour­naux extimes » : Jour­nal du dehors (Gal­li­mard, 1993), La vie extérieure (Gal­li­mard, 2000) ou encore Regarde les lumières mon amour (Seuil, 2014) dans lequel elle con­signe ses pas­sages à l’hypermarché du cen­tre com­mer­cial des
Trois-Fontaines. Céline Sci­amma,
quant à elle, y a tourné à plusieurs repris­es, notam­ment Nais­sance des pieu­vres filmé inté­grale­ment à Cer­gy. C’est aus­si là qu’elle a tourné en par­tie Petite Maman, son dernier long-métrage qui sort cette année. « J’ai filmé des scènes dans la pyra­mide située au milieu de l’étang de Cer­gy, à l’intérieur, c’était mag­nifique », racon­te-t-elle à Annie Ernaux. « C’est dingue de grandir dans une ville qui a presque le même âge que vous », souligne Céline Sci­amma au cours de l’entretien tout en redis­ant son attache­ment pour cette « ville de pio­nniers », cette « ville-utopie ».

NOS CORPS, NOS CHOIX

En évo­quant le droit à l’avortement et l’accès à la pro­créa­tion médi­cale­ment assistée pour les cou­ples de les­bi­ennes, Annie Ernaux et Céline Sci­amma ont red­it plusieurs fois, pen­dant cet entre­tien, la dif­fi­culté, pour les femmes de par­venir à l’autonomie repro­duc­tive. « J’ai été frap­pée, lors du vote de la loi autorisant l’IVG en 1975, de voir des mecs, poussés par la crainte de ne plus maîtris­er la repro­duc­tion, dire que “les femmes n’auraient plus de lim­ites” », racon­te l’écrivaine. Chez Céline Sci­amma, la colère est vive : « On vit dans un pays où ça fait huit ans – huit ans ! – que la pro­créa­tion médi­cale assistée pour les les­bi­ennes est empêchée. Ce qui pose prob­lème, c’est qu’on fasse des enfants sans les hommes. » Et la cinéaste de trac­er la généalo­gie de luttes anci­ennes en évo­quant les fig­ures de Nel­ly Rous­sel (1878–1922), femme de let­tres fémin­iste, et de Madeleine Pel­leti­er (1874–1939), pre­mière femme médecin française : « Avant la Pre­mière Guerre mon­di­ale, ces néo­ma­lthusi­ennes mil­i­taient pour le con­trôle de la natal­ité et pour cer­tains droits que nous avons acquis depuis. Elles hal­lu­cin­eraient en voy­ant où nous en sommes ren­dues : tout ce pour quoi elles se sont battues, nous l’avons acquis. Et pour­tant, nos vies, nos imag­i­naires, nos sex­u­al­ités n’ont pas changé. Nous ne pou­vons tou­jours pas vivre pleine­ment notre citoyen­neté. »

 

1940

Nais­sance d’Annie Ernaux.

1975

Légal­i­sa­tion de l’avortement
en France.

1978

Nais­sance de Céline Sci­amma.

1984

Annie Ernaux obtient le prix Renau­dot pour La Place.

2007

Nais­sance des Pieu­vres, pre­mier film de Céline Sci­amma.

2008

Les Années final­iste du Man Book­er Inter­na­tion­al Prize.

2019

Prix du scé­nario à Cannes pour Por­trait de la jeune fille en feu.

2020

Céline Sci­amma tourne à Cer­gy son dernier long-métrage qui sort cette année : Petite Maman.

2022

Le prix Nobel de lit­téra­ture attribué à Annie Ernaux

Lucie Geffroy

Elle a travaillé comme journaliste à Courrier international puis au Monde. Cofondatrice de La Déferlante, elle en est également corédactrice en chef et cheffe d'édition. Depuis Marseille, elle coordonne, entre autres, les pages BD de la revue et supervise la maison d’édition avec Emmanuelle Josse. Voir tous ses articles

Emmanuelle Josse

Ancienne consultante dans l’édition et la communication et cofondatrice du P.A.F – Collectif pour une parentalité féministe. Cofondatrice, corédactrice en chef, elle est en charge, depuis Paris, des relations libraires et de la maison d’édition. Voir tous ses articles

Naître : aux origines du genre

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°1 Habiter (mars 2021).


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