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Tal Madesta — Le privilège de l’invisibilité

Tal Mades­ta racon­te, dans cette troisième chronique, com­ment sa tran­si­tion de genre lui per­met d’accéder à un priv­ilège mas­culin par­ti­c­ulière­ment appré­cia­ble : il cesse, peu à peu, de se sen­tir traqué quand il sort la nuit et peut se fon­dre dans le décor, se faire oubli­er.
Publié le 08/08/2022

Modifié le 16/01/2025

Chronique Tal Madesta La Déferlante 7

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°7. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.

Feuilles qui bruis­sent dans les arbres, silence de mort, béton à l’odeur détrem­pée. J’avance prudem­ment dans la morosité pais­i­ble de la rue, sous le ciel clair de la nuit. J’ai gardé mes vieux réflex­es, évidem­ment : je me retourne à inter­valles réguliers, je serre entre mes doigts ma clé comme un mod­este poignard, mon pas ne souf­fre pas le ralen­tisse­ment.

J’ai tou­jours adoré la nuit en soli­taire, mais j’ai tou­jours eu peur d’elle aus­si. Comme beau­coup, je serais bien inca­pable de compter le nom­bre de fois où j’ai été agressé, humil­ié, suivi, insulté, touché dans l’espace pub­lic, bien inca­pable d’oublier les mains qui traî­nent dans le métro. Les regards qui transper­cent dès qu’on les croise. Les types qui se lèchent la lèvre en me souri­ant. Ceux à la langue salie par les injures.

Je me sou­viens que je me défendais beau­coup : leurs mots, leurs gestes et leurs regards  m’étaient  insup­port­a­bles.  Un  jour,  deux  mecs  en  voiture  ont  fait  mine  de m’écraser lorsque je tra­ver­sais le pas­sage pié­ton. Sim­ple­ment pour s’amuser, sim­ple­ment pour me faire peur. Le con­duc­teur a accéléré d’un coup sec, avant d’exploser de rire, entraî­nant son coéquip­i­er dans ce qui leur sem­blait être la blague du siè­cle. Les hommes ont l’humour si triste et si pau­vre. De rage, épuisé par ces affronts répétés, j’ai com­mencé à cogn­er la voiture, à faire pleu­voir les coups de pied sur le pare-chocs. Très vite, ils ne riaient plus. Ils ont bon­di hors de leur caisse, tou­jours arrêtée au feu rouge, cha­cun m’attrapant un bras. Je sens encore la pulpe de leurs doigts ser­rés autour de mes poignets. À la pluie de mes coups de pied a suc­cédé la pluie de leurs men­aces de mort. Aucune des dizaines de per­son­nes qui qui sont passées par là à ce moment ne m’est venue en aide, naturelle­ment.

Mon corps n’a pas oublié ce que ça signifie d’être une proie

La nuit a pour moi tou­jours été syn­onyme de traque, même dans l’intimité d’un foy­er. À presque trente ans, je peine encore à dormir sans être arraché à mon som­meil au moin­dre clapo­tis du vent, ron­ron des moteurs urbains, écho qui s’élève dans l’obscurité. Par­fois encore, le regard d’un incon­nu s’attarde sur moi et mon coeur bat la chamade : est-ce qu’il a com­pris que j’étais trans ? Est-ce qu’il pense que je suis gouine ? Est-ce qu’il pense que je suis pédé ? Est-ce que je vais me faire vio­l­er, me faire cass­er la gueule, ou les deux ? Des ter­reurs qui se font de plus en plus rares, au milieu des feuilles qui bruis­sent dans les arbres, du silence de mort et du béton à l’odeur détrem­pée. Un pied après l’autre, je sonde les rares pas­sants, je scrute le paysage : per­son­ne ne me regarde. Nul·le ne remar­que ma présence. Devenir un homme, c’est devenir invis­i­ble.

Je m’arrête à cette évi­dence, cette con­nais­sance nou­velle, avec éton­nement. Mon corps n’a pas – encore – oublié, lui, ce que ça sig­ni­fie d’être une proie. Je n’ai pas – encore – oublié la traque, le jour comme la nuit. Alors je con­tin­ue de déam­buler au même rythme, vision panoramique et démarche alerte. Une pen­sée me tra­verse, lanci­nante : dans com­bi­en de temps oublierai-je ? Dois-je for­cé­ment oubli­er ? Serait-ce une trahi­son à l’égard des femmes, mes anci­ennes sem­blables ? Oubli­er, est-ce devenir un homme comme les autres ? Je pense au moment où ce sera mon tour de chang­er de trot­toir, pour ne pas effray­er celles à qui je ressem­blais.

Dormir paisiblement, est-ce déjà devenir un homme comme les autres ?

Dans le même temps, j’observe avec ten­dresse et soulage­ment ma dis­pari­tion, je m’enroule avec bon­heur dans cette lourde et chaude cape d’invisibilité, celle qui me per­met de me mou­voir dans la rue, de ren­tr­er ivre et titubant, de vaquer sans but, sans que per­son­ne ne me remar­que. Celle qui me per­met de m’emparer de la nuit, laque­lle a si longtemps trou­blé ma tran­quil­lité et qui a si longtemps été syn­onyme de vio­lence. « Peut-être que, en devenant invis­i­ble, je vais appren­dre à dormir pais­i­ble­ment », je me lance à moi-même. Mais peut-être que dormir pais­i­ble­ment, c’est déjà avoir oublié et déjà devenir un homme comme les autres.

Je m’avance dans la nuit, donc. Je relâche pro­gres­sive­ment la vipère que je serre au poing. Comme dans le livre d’Hervé Bazin, on ne saurait dire si elle dort, pais­i­ble, ou si la vie l’a quit­tée. Je crois qu’elle est sim­ple­ment son­née : elle mue, elle attend d’oublier sa vie antérieure, comme moi. Ses écailles changent de couleur et elle ne sait pas vrai­ment quoi faire de ce corps visqueux et neuf. Elle se meut très lente­ment, elle attend que ça passe, quoi que ça veuille dire. Ser­pent prophé­tique, miroir de mon passé, de mon présent et de mon avenir.

J’ai envie d’oublier et j’ai peur d’oublier, alors je l’écris pour garder une trace de la vie d’avant. Je veux pein­dre une image de laque­lle il me sera impos­si­ble de me détourn­er, en temps voulu. Ain­si, lorsque je m’habituerai au con­fort d’être invis­i­ble, c’est-à-dire lorsque je serai ten­té de m’abandonner à ce flegme orgueilleux et mou qui car­ac­térise les hommes, je penserai tou­jours à cette petite estampe intérieure, cette amulette du passé : cette clé que je tenais entre mes doigts comme un poignard, autre­fois.

Tal Madesta

Journaliste indépendant spécialisé dans les questions de discriminations, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Fin des monstres (La Déferlante Éditions, 2023). Il co-anime le podcast Les Couilles sur la table (Binge Audio). Voir tous ses articles

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Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°7. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.


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