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L’affaire Cantat, du « crime passionnel » au féminicide

Le 1er août 2003, la comé­di­enne Marie Trintig­nant meurt des suites des coups portés par son com­pagnon, le chanteur Bertrand Can­tat. C’est le « crime pas­sion­nel » d’un rockeur roman­tique, assurent ceux qui pren­nent sa défense. Sept ans plus tard, pour son grand retour sur scène, un nou­v­el argu­ment est bran­di : il faudrait sépar­er l’homme de l’artiste. L’autrice et activiste Rose Lamy revient sur cette affaire qui mar­que un tour­nant, en France, dans l’histoire des fémini­cides.

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Publié le 28/04/2022

Modifié le 03/04/2025

Le 4 juin 2018, lors d’une man­i­fes­ta­tion organ­isée par le col­lec­tif La rage des femmes dans ta face à Nantes, devant le Stéréolux, pour pro­test­er con­tre un con­cert de Bertrand Can­tat. Pho­to : PHOTOPKR / OUVEST FRANCE / MAXPPP

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°6 Rire, paru en juin 2022. Con­sul­tez le som­maire

On par­le tra­di­tion­nelle­ment de l’affaire Can­tat, mais il serait plus juste de par­ler « des » affaires Can­tat. Car l’histoire, telle qu’on peut la racon­ter aujourd’hui, se déroule en deux temps.

Il y a la mort de Marie Trintig­nant sous les coups de Bertrand Can­tat en 2003, qui pro­duit la sidéra­tion de l’opinion publique, et un traite­ment médi­a­tique plus appliqué à défendre la répu­ta­tion de l’homme qu’à restituer des faits pour­tant étab­lis par les rap­ports d’autopsie. Et il y a l’indignation que provoque le retour de l’artiste sur la scène musi­cale et médi­a­tique en 2010, à la demande express d’un boys’ club (1).

Tant qu’il purgeait sa peine – en prison, puis en lib­erté con­di­tion­nelle –, les fémin­istes se sont tues. Mais en 2010, « la reprise de ses con­certs et l’accueil en héros qu’il a reçu ont mis le feu aux poudres », se sou­vient Isabelle Ger­main, créa­trice du média fémin­iste Les Nou­velles News en 2009. Car, ain­si que l’a démon­tré Valérie Rey-Robert dans Une cul­ture du viol à la française (Lib­er­talia, 2019), si tout le monde pré­tend vouloir lut­ter con­tre les vio­lences sex­istes, il n’y a plus grand monde quand il s’agit de se désol­i­daris­er d’un ami com­pro­mis, ou d’arrêter de con­som­mer les œuvres d’artistes accusés ou jugés coupables.

Une vingtaine de coups de poing

Dans la nuit du 26 au 27 juil­let 2003, Bertrand Can­tat frappe sa com­pagne, Marie Trintig­nant, à plusieurs» repris­es, au cours d’une vio­lente dis­pute. Les médecins ne réus­sis­sent pas à la sauver ; elle meurt le 1er août 2003. Bertrand Can­tat est le leader de Noir Désir, un groupe de rock très pop­u­laire et réputé de gauche pour ses textes et ses pris­es de posi­tion ant­i­cap­i­tal­istes. Marie Trintig­nant est comé­di­enne, fille de l’acteur Jean-Louis Trintig­nant et de la réal­isatrice Nadine Trintig­nant.

Cet été 2003, ils se trou­vent sur le tour­nage du télé­film Colette, une femme libre à Vil­nius, en Litu­anie, et un soir, à l’hôtel, ils se dis­putent au sujet des SMS qu’elle échange avec son ex-com­pagnon. Bertrand Can­tat donne à Marie Trintig­nant plusieurs coups de poing, une ving­taine selon les experts. Elle est son­née ou déjà dans le coma quand il la met au lit un peu après 1 heure. « J’ai cru qu’elle dor­mait, elle res­pi­rait nor­male­ment », se défendra Bertrand Can­tat devant le tri­bunal de Vil­nius. Elle saigne du vis­age et l’hémorragie cérébrale a prob­a­ble­ment com­mencé.

Bertrand Can­tat appelle Samuel Benchetrit, ex de Marie Trintig­nant et sujet de la dis­pute qui vient de se pro­duire. Ce dernier s’inquiète, mais le chanteur lui assure que tout est ren­tré dans l’ordre : elle dort. Bertrand Can­tat rac­croche, reste seul quelques min­utes. L’hématome sous-dur­al s’étend. Il appelle ensuite le frère de Marie Trintig­nant, Vin­cent, qui est sur place à Vil­nius. Ce dernier le rejoint dans la cham­bre, il passe voir Marie – qui sem­ble dormir –, entend son souf­fle. Elle est déjà dans le coma. Il est 7 h 15, plusieurs heures après les coups, lorsqu’il passe une deux­ième fois et qu’il voit le sang s’écouler de la bouche de sa sœur. Il appelle alors les sec­ours.

La faute au radiateur… et à la jalousie

En cet été de grande canicule, les médias français se sai­sis­sent de l’affaire, qui rem­plit les colonnes et les écrans – les réseaux soci­aux, rap­pelons-le, n’existent pas encore. Large­ment relayées, les pre­mières expli­ca­tions du chanteur devant la police litu­ani­enne repren­nent le mythe patri­ar­cal de « la dis­pute qui a mal tourné ». Bertrand Can­tat affirme avoir poussé Marie Trintig­nant, qui serait tombée sur un radi­a­teur – une ver­sion qui restera longtemps imprimée dans les esprits.

Pour­tant, le rap­port d’autopsie pub­lié la semaine suiv­ante est formel : il n’y a qu’une ecchy­mose au crâne com­pat­i­ble avec une lésion de chute et celle-ci n’a entraîné ni « plaie cutanée ni frac­ture crâni­enne ». Dominique Lecomte et Wal­ter Vorhauer, médecins légistes à l’institut médi­co-légal de Paris, ajoutent : « C’est l’ensemble des trau­ma­tismes et surtout les vio­lents mou­ve­ments de va-et-vient de la tête qui ont été respon­s­ables des lésions mortelles observées. »

Après ce rap­port qui infirme sa pre­mière ver­sion, Bertrand Can­tat admet avoir don­né « au moins qua­tre gifles très vio­lentes ». Mais comme l’écrira Lau­rent Valdigu­ié le 16 mars 2004 dans Le Parisien« les faits sont têtus. Dix-neuf coups trau­ma­ti­sants, dont sept au vis­age, ont provo­qué le coma, puis la mort de Marie Trintig­nant. Qui les a portés ? Bertrand Can­tat, qui le recon­naît. »

La société résiste de toutes ses forces à une vérité dif­fi­cile à admet­tre : tous les hommes, même les hommes blancs, de gauche et artistes admirés, peu­vent com­met­tre l’irréparable, en tuant la femme qu’ils pré­ten­dent aimer. Pour éviter de se remet­tre en ques­tion, ils ont ten­dance à se réfugi­er der­rière des mythes, des croy­ances et des stéréo­types qui trans­fèrent la respon­s­abil­ité des vio­lences sex­istes. Ce sont les femmes qui « l’auraient bien cher­ché » ou d’autres hommes qui sont désignés coupables : ceux du passé, qui se com­por­taient mal, des class­es dom­inées ou les hommes racisés. Cette fois, l’accusé est un sem­blable. Il faut donc for­mer un front sol­idaire pour soutenir celui à qui, bien des fois, on s’est iden­ti­fié en écoutant ses chan­sons.

De nom­breux arti­cles et pris­es de parole publiques s’attachent ain­si à min­imiser cette vio­lence qui a pour­tant entraîné la mort. Les faits sont roman­tisés, c’est-à-dire qu’on les présente comme une con­séquence accept­able du sen­ti­ment amoureux. C’est une tra­di­tion française qu’on retrou­ve dans de nom­breuses œuvres, comme la chan­son pop­u­laire de John­ny Hal­ly­day Requiem pour un fou « Je l’aimais tant que pour la garder je l’ai tuée. » En octo­bre 2003, dans le mag­a­zine Rock & Folk (2), le musi­cien et cri­tique de rock Patrick Eude­line habille Bertrand Can­tat du cos­tume de l’amoureux écon­duit, évo­quant un drame shake­spearien : s’il a tué sa com­pagne, c’est parce qu’il était jaloux : « Ce soir-là, l’indicible fut con­som­mé. L’indicible des rap­ports de cou­ple, de l’amour, du quipro­quo de la pas­sion. »

Pour Le Monde (3), il est aus­si ques­tion de jalousie : « Le chanteur n’en finit pas d’interroger sa com­pagne sur sa rela­tion avec Samuel Benchetrit. Elle boit, fume et ne lui répond pas. Il s’énerve, insiste, brise un verre. »

Ses mots à elle jugés plus graves que ses coups à lui

Pour dimin­uer la respon­s­abil­ité de l’homme, il est égale­ment néces­saire de met­tre à dis­tance l’humanité de la femme, afin que sa mort ne provoque pas trop d’empathie. Patrick Eude­line, tou­jours dans Rock & Folk, va jusqu’à attribuer une valeur dif­férente aux cha­grins des familles : « Que l’image de la famille Can­tat, de son ex (la mère de ses enfants…), de son frère, du groupe accou­ru, font mal… ! Plus encore que celle du clan Trintig­nant décom­posé par la douleur. C’est que la mort est pro­pre au moins. Ter­ri­ble, mais défini­tive. »

Dans un autre reg­istre, dès novem­bre 2003, soit qua­tre mois après les faits, l’avocat de Bertrand Can­tat, Olivi­er Met­zn­er, sème le doute sur l’honorabilité de la vic­time en deman­dant une enquête sur un acci­dent de voiture qu’elle aurait provo­qué dans la nuit du 5 au 6 août 1991. La Renault Clio de Marie Trintig­nant avait alors vio­lem­ment heurté un véhicule de l’équipe tech­nique sur un tour­nage, et elle avait été pro­jetée à tra­vers le pare-brise, puis hos­pi­tal­isée pour de mul­ti­ples blessures à la face. Elle avait 2,78 grammes d’alcool par litre de sang, ce qui lui avait valu une con­damna­tion à deux mois de prison avec sur­sis et un an de sus­pen­sion de per­mis.

Douze ans plus tard, cette séquence de la vie de Marie Trintig­nant est instru­men­tal­isée par la défense de Bertrand Can­tat pour expli­quer la frac­ture-éclate­ment des os pro­pres du nez relevée à l’autopsie. « Il s’agit de véri­fi­er tout ce qui pour­rait expli­quer la fragilité physique de Marie (4) », tente de jus­ti­fi­er Olivi­er Met­zn­er. La trans­for­ma­tion du réel est spec­tac­u­laire : ce n’est plus l’homme qui tue à coups de poing, mais c’est le nez et le crâne de la vic­time qui cèdent trop facile­ment sous les coups.

Min­imiser, c’est aus­si don­ner une impor­tance égale aux paroles de Marie Trintig­nant et aux coups de Bertrand Can­tat. En sep­tem­bre 2003, dans une tri­bune pub­liée dans Libéra­tion (5), l’écrivain Jacques Lanz­mann estime que les coups de poing sont une réponse jus­ti­fiée aux provo­ca­tions ver­bales de Marie Trintig­nant : « On frappe. On frappe pour faire taire les mots qui tuent. On frappe pour en finir avec les mots », parce que « les mots font plus mal que les coups ». L’infatigable Patrick Eude­line imag­ine aus­si la scène : « “Mais tais-toi donc !”  Elle ne se tait pas. Bien sûr. Alors, il frappe. Elle tombe. »

Ce recours à la vio­lence pour faire taire une femme – qui pour­tant, d’après Le Monde, refu­sait de par­ler – sem­ble partagé par le groupe des com­men­ta­teurs et com­men­ta­tri­ces : « Je ne con­nais­sais pas Can­tat, mais comme tout le monde ou presque, je m’imagine à sa place ce soir-là, je ressasse toutes les vio­lences, les cris, les scènes, les jalousies, tout ce que j’ai vécu, moi aus­si, et qui aurait pu mal tourn­er », con­fie Patrick Eude­line. On n’est plus seule­ment dans la fic­tion, mais dans l’autofiction.

Marie Trintig­nant n’est plus, à tra­vers ce réc­it, qu’un objet, un obsta­cle sur le chemin d’un homme devenu vic­time. Cette désen­si­bil­i­sa­tion publique à son sort est notam­ment ce qui per­me­t­tra presque 20 ans plus tard de con­tin­uer à en rire sur le site inter­net Purepeo­ple : « Marie Trintig­nant : son fils Jules, futur man­nequin ? Leur ressem­blance “frap­pante” (6) ».

Apparaît l’injonction : il faut séparer l’homme de l’artiste

Bertrand Can­tat est jugé en Litu­anie un an après les faits, et sa défense com­mence par plaider le « crime pas­sion­nel » – un crime recon­nu par le Code pénal litu­anien, qui peut être puni d’une peine de prison de six ans au max­i­mum. Cette qual­i­fi­ca­tion pénale n’existe pas en revanche dans la loi française, où l’on con­sid­ère, au con­traire, depuis 1994 que com­met­tre un homi­cide sur un·e conjoint·e est une cir­con­stance aggra­vante.

Les fémin­istes mon­tent alors au créneau. Isabelle Alon­so, cofon­da­trice des Chi­ennes de garde, écrit sur son blog : « Insin­uer que Marie n’était pas une sainte ou soumet­tre la vic­time d’un viol à une enquête de moral­ité relève d’une démarche iden­tique : il s’agit de chercher dans la vie de la vic­time une jus­ti­fi­ca­tion à l’agression. » Et puis il y a la chanteuse Lio, amie de Marie Trintig­nant, elle-même vic­time de vio­lences intrafa­mil­iales, qui lais­sera sa colère éclater sur le plateau TV de Thier­ry Ardis­son le 29 mars 2004 : « Dire que Marie était respon­s­able de sa mort avec lui, que c’est la pas­sion et l’amour qui l’ont tuée, non ! L’amour n’apporte pas la mort, ou alors c’est une erreur absolue et totale. […] Marie est morte sous ses coups ! »

En mars 2004, huit mois après les faits, Bertrand Can­tat est con­damné par la jus­tice litu­ani­enne à huit ans de prison pour meurtre com­mis en cas d’intention indi­recte indéter­minée, soit l’équivalent de ce que la jus­tice française définit dans l’article 222–7 du Code pénal comme vio­lences ayant entraîné la mort sans inten­tion de la don­ner. Trans­féré à la prison de Muret (Haute-Garonne) en sep­tem­bre 2004, il purge sa peine jusqu’au 15 octo­bre 2007, date à laque­lle il obtient une libéra­tion con­di­tion­nelle.

En juil­let 2010, son con­trôle judi­ci­aire prend fin, et c’est le retour de l’artiste, de l’homme pub­lic qui n’a plus l’interdiction de pro­duire « tout ouvrage ou œuvre audio­vi­suelle liée à la mort de Marie Trintig­nant » ou de s’exprimer sur les faits. Quand il revient dans l’arène médi­a­tique, une ques­tion éthique et morale est cepen­dant posée : peut-on célébr­er un homme jugé coupable de fémini­cide ?

Une des répons­es à cette inter­ro­ga­tion légitime est ni plus ni moins une injonc­tion patri­ar­cale : « Il faut sépar­er l’homme de l’artiste. » Les hommes – qui revendiquent pour­tant haut et fort la ratio­nal­ité comme un des attrib­uts du mas­culin – s’acharnent, affaire après affaire, à suiv­re ce chemin intel­lectuel sin­ueux, pour ne pas dire tor­du, sans par­venir à mas­quer l’essentiel : con­som­mer les œuvres de l’artiste aug­mente le cap­i­tal financier et l’influence de l’homme face à ses vic­times ou aux fémin­istes qui lan­cent l’alerte.

Quand les hommes sont accusés de vio­lences sex­istes et sex­uelles, il est admis que ce n’est pas « si grave ». On nous invite à dis­tinguer leurs fonc­tions excep­tion­nelles ou leurs apports publics au monde de ce qui relèverait de leurs vies privées. C’est en ver­tu de ce principe tacite que Nicole Bel­lou­bet, alors garde des Sceaux, répond aux accu­sa­tions de vio­ls et d’abus de faib­lesse con­tre Gérald Dar­manin, son col­lègue min­istre de l’action et des comptes publics (depuis juil­let 2020 à l’Intérieur) : « Au demeu­rant, [il] est un excel­lent min­istre du bud­get. »

« Les femmes ne sont jamais qu’une chose. Mais aux hommes sont accordées mille dimen­sions. Vio­leurs, “on leur doit” de recon­naître qu’ils ne sont pas “que ça”. La vio­lence est con­tre­bal­ancée par ce que les hommes “apporteraient” à la société. Ce troc patri­ar­cal doit cess­er », résume Kaoutar Harchi dans un tweet le 15 décem­bre 2021 en réponse au jour­nal L’Équipe, qui rel­a­tivise les accu­sa­tions de viol du nageur Yan­nick Agnel au regard de sa car­rière pres­tigieuse.

Un retour en héros, mais l’image se lézarde

Dans le secteur des musiques actuelles, milieu dans lequel je tra­vail­lais encore en 2010, je suis aux pre­mières loges pour observ­er ce phénomène. Les hommes occu­pent alors 80 % des postes de direc­tion de salles et 77 % des postes de pro­gram­ma­tion (en 2018, selon la dernière étude en date (7) , les hommes occu­pent 88 % des postes de pro­gram­ma­tion et 75 % des postes de direc­tion). Ils ont le pou­voir de faire et défaire les car­rières. Ce sont eux qui ont décidé le retour de Bertrand Can­tat en héros. En réu­nion d’équipe, on ne s’embarrassait pas de scrupules éthiques. On se demandait plutôt quel fes­ti­val, quelle salle de musique actuelle aurait le priv­ilège de faire jouer Bertrand Can­tat en pre­mier ou quel titre de presse spé­cial­isé aurait l’exclusivité de son inter­view.

Le retour de Bertrand Can­tat se fait finale­ment sur la scène du fes­ti­val Les Ren­dez-Vous de Ter­res Neuves, à Bègles, en Gironde, le 2 octo­bre 2010, env­i­ron trois mois après la lev­ée de son con­trôle judi­ci­aire, à l’invitation du groupe Eif­fel. Romain Humeau, le chanteur, appelle « un ami, presque un frère » à le rejoin­dre sur scène. Si les médias général­istes relaient l’information en prenant soin de rap­pel­er les faits reprochés à Bertrand Can­tat, la presse musi­cale ne s’encombre pas de ce « détail ». On devine le soulage­ment d’une cer­taine caste musi­co-intel­lectuelle à pou­voir enfin retrou­ver son idole. Les Inrocks s’enflamment : Bertrand Can­tat « renaît à la musique. Libéré » (8). Même exci­ta­tion chez un chroniqueur du webzine La Grosse Radio, qui con­clut : « Les quelques fris­sons qu’il aura finale­ment réus­si à pro­duire dans l’assistance sont autant de choses que ni moi ni les per­son­nes présentes serons près d’oublier. » (9)

Pour­tant, la répu­ta­tion de Can­tat com­mence à se lézarder, y com­pris dans le domaine de la musique. La pre­mière ombre au tableau vient de Serge Teyssot-Gay, cofon­da­teur de Noir Désir, en novem­bre 2010 : « Je fais part de ma déci­sion de ne pas repren­dre avec Noir Désir, pour désac­cords émo­tion­nels, humains et musi­caux avec Bertrand Can­tat, rajoutés au sen­ti­ment d’indécence qui car­ac­térise la sit­u­a­tion du groupe depuis plusieurs années. » Le lende­main, c’est le bat­teur du groupe, Denis Barthe, qui annonce la fin de l’activité du groupe de rock français, main­tenu « en res­pi­ra­tion arti­fi­cielle pour de som­bres raisons ».

La double peine de Krisztina Rády

Depuis le sui­cide de son ex-épouse, la tra­duc­trice et écrivaine d’origine hon­groise Kriszti­na Rády, en jan­vi­er 2010, des voix s’élèvent pour dénon­cer la respon­s­abil­ité de Bertrand Can­tat dans sa dis­pari­tion. La mère de ses deux enfants, qui l’a soutenu lors de son procès à Vil­nius et auprès de qui il est revenu vivre après sa libéra­tion, s’est pen­due alors qu’il dor­mait dans une autre pièce de la mai­son.

En 2013, un mes­sage vocal à ses par­ents faisant état de vio­lences intrafa­mil­iales est ren­du pub­lic : « Hélas, je n’ai pas grand-chose de bon à vous offrir, et pour­tant il aurait sem­blé que quelque chose de très bon m’arrive, mais en l’espace de quelques sec­on­des Bertrand l’a empêché et l’a trans­for­mé en un vrai cauchemar qu’il appelle amour. Et j’en suis main­tenant au point […] qu’hier j’ai fail­li y laiss­er une dent, telle­ment cette chose que je ne sais com­ment nom­mer ne va pas du tout. […] Mon coude est com­plète­ment tumé­fié et mal­heureuse­ment un car­ti­lage s’est même cassé, mais ça n’a pas d’importance tant que je pour­rai encore en par­ler. »

L’information, présen­tée dans Clos­er comme « Un nou­veau drame qui frappe le chanteur », est-elle la man­i­fes­ta­tion du sort trag­ique qui s’acharne sur Bertrand Can­tat ? Ce n’est pas ce que pense l’avocate Yael Mel­lul, spé­cial­iste des vio­lences con­ju­gales. En 2013, elle demande une réou­ver­ture de l’enquête sur le sui­cide de Kriszti­na Rády pour faire recon­naître la notion de « sui­cide for­cé », notion qui définit les sui­cides de femmes ayant été précédés de vio­lences psy­chologiques de la part de leur con­joint. En 2018, ayant quit­té le bar­reau et dev­enue prési­dente de l’association fémin­iste Femme et libre, elle dépose plainte de nou­veau con­tre Bertrand Can­tat pour « vio­lences ayant entraîné la mort sans inten­tion de la don­ner ». Dans un cour­ri­er adressé au par­quet de Bor­deaux, que Le Jour­nal du dimanche avait pu con­sul­ter, Yael Mel­lul rap­por­tait les extraits d’une let­tre de Kriszti­na Rády faisant état des vio­lences exer­cées par son ex-com­pagnon. La plainte a finale­ment été classée sans suite et Bertrand Can­tat, à son tour, portera plainte pour « dénon­ci­a­tion calom­nieuse ».

En octo­bre 2013, le chanteur est de nou­veau célébré en une des Inrocks« Si on voulait lui par­ler, c’était qu’[…]au-delà de l’effroi face à ce meurtre pas­sion­nel absurde, on ne recon­nais­sait pas le Bertrand Can­tat décrit par une cer­taine presse qui avait large­ment bat­tu en dégueu­lasserie, lyn­chage et enquêtes bâclées les tabloïds anglais que la France sait si bien mon­tr­er du doigt », se jus­ti­fie le rédac­teur en chef du men­su­el, Jean-Daniel Beau­val­let. Plus loin, il accuse les fémin­istes d’être con­tre la réha­bil­i­ta­tion d’un homme qui a purgé sa peine : « On ne peut lui inter­dire le droit d’exercer son méti­er au nom de la morale, de la décence : ça serait nier le tra­vail et les déci­sions des tri­bunaux. » Une indig­na­tion, là encore, assez sélec­tive : Les Inrocks ne se sont jamais offusqués qu’un délin­quant ou un crim­inel ne puisse plus tra­vailler dans la fonc­tion publique en rai­son de son casi­er judi­ci­aire.

En 2017, trois semaines après la vague #MeToo, Bertrand Can­tat est d’ailleurs à nou­veau en une du mag­a­zine. Des hon­neurs sim­i­laires sont réservés au réal­isa­teur Roman Polan­s­ki, pour­tant accusé de vio­lences sex­istes et sex­uelles, lorsqu’il est couron­né par le César de la meilleure réal­i­sa­tion en 2020. Les faits recon­nus – avoir drogué une jeune fille de 13 ans pour la sodomiser – n’émeuvent pas plus la « grande famille » du ciné­ma français qu’un fémini­cide n’a boulever­sé le milieu musi­cal.

C’est que, en France, les élites cul­turelles ont un statut à part. Norim­it­su Onishi, cor­re­spon­dant du New York Times à Paris, le notait encore en 2020 (10) à pro­pos de l’affaire Matzn­eff : « La France a beau être un pays pro­fondé­ment égal­i­taire, son élite tend à se démar­quer des gens ordi­naires en s’affranchissant des règles et du code moral ambiant, ou, tout au moins, en défen­dant haut et fort ceux qui le font. » Le résul­tat, para­dox­al, est que les affaires ne sont jamais clos­es. En novem­bre 2021, et presque 20 ans après la mort de Marie Trintig­nant, lorsque Waj­di Mouawad fait appel à Bertrand Can­tat pour sign­er la musique de sa pièce de théâtre Mère au Théâtre de La Colline, les fémin­istes ripos­tent avec une man­i­fes­ta­tion et un hap­pen­ing le soir de la pre­mière. Il ne s’agissait pas d’une appari­tion publique pour Can­tat. Mais en le défen­dant comme ils l’ont fait, les mem­bres du fameux « boys’ club » ne lui ont peut-être pas ren­du ser­vice. C’est à ce genre de détail qu’on recon­naît aus­si le patri­ar­cat : per­son­ne n’en sort jamais vrai­ment gran­di.


(1) Ce terme désigne un réseau informel d’hommes qui se cooptent et s’entraident dans le cadre pro­fes­sion­nel ou social.

(2) Patrick Eude­line, « La bal­lade de Marie et Bertrand », Rock & Folk, n°434, octo­bre 2003.

(3) Pas­cale Robert-Diard, «L’affaire Bertrand Can­tat : Marie Trintig­nant, l’amour bat­tu », Le Monde, 25 août 2006.

(4) Stéphane Bouchet, «Polémique sur un acci­dent de la route », Le Parisien, 28 novem­bre 2003.

(5) Jacques Lanz­mann, « Les mots qui tuent», Libéra­tion, 19 sep­tem­bre 2003.

(6) Le titre de cet arti­cle pub­lié le 28 novem­bre 2020 dans Purepeo­ple, a depuis été mod­i­fié : « Leur ressem­blance “frap­pante” » a été rem­placé par « Leur ressem­blance large­ment soulignée ».

(7) Col­lec­tif, «L’emploi per­ma­nent dans les lieux de musiques actuelles», Vol­ume !, mis en ligne le 5 sep­tem­bre 2018.

(8) Marc Besse, «Sur scène avec Eif­fel, Bertrand Can­tat renaît à la musique », Les Inrock­upt­ibles, octo­bre 2010.

(9) Robix66, « Eif­fel à Ter­res Neuves (avec Bertrand Can­tat) », La Grosse Radio, 13 octo­bre 2010.

(10) Norim­it­su Onishi, « Un écrivain pédophile – et l’élite française – sur le banc des accusés», The New York Times, 11 févri­er 2020.

Rose Lamy

Rose Lamy a créé en 2019 le compte Instagram Préparez-vous pour la bagarre, suivi aujourd’hui par plus de 250 000 personnes. Elle est l’autrice deDéfaire le discours sexiste dans les médias (JC Lattès, 2022), En bons pères de famille (JC Lattès, 2023) et Ascendant beauf (Le Seuil, 2025). Voir tous ses articles

Rire : peut-on être drôle sans humilier ?

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