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Accepter que « Femme » n’est pas mon chemin

En 2020, Tal Mades­ta entame une tran­si­tion de genre. Pen­dant plusieurs mois, il oscille entre le soulage­ment et un ver­tig­ineux sen­ti­ment de vul­néra­bil­ité. Mais cette épopée, placée sous le signe de la ten­dresse amoureuse, est d’abord celle d’une réap­pro­pri­a­tion de son corps.
Publié le 04/02/2022

Modifié le 16/01/2025

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°5. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.

Je lance un regard plein d’amertume vers mes robes cour­tes et mes vestes cin­trées. Quand je m’aperçois dans le miroir, je me scrute métic­uleuse­ment, l’œil comme un couteau affûté. Je palpe les mus­cles entre mes paumes, les fais rouler d’un doigt à l’autre.

Je suis faite de coups de pinceau et de cos­tumes de théâtre : lorsque je pense à qui je suis, je ne vois qu’une actrice mal tail­lée pour son rôle. Joues fardées, trait noir sans com­pro­mis bar­rant la paupière, odeur flo­rale capi­teuse qui émane du creux du cou. Mon corps ne m’appartient pas. Il s’agite en auto­mate selon ce que le reste du monde lui com­mande de faire. Je suis une bouteille vide cou­verte de plas­tique fon­du, la parure me colle à la peau et entrave mes gestes. Je suis une cou­ver­ture en satin rêche qui râpe l’épiderme, jetée sur le canapé. J’ai l’air jolie, mais me voici pour­tant sèche comme du petit bois brûlé.

Au con­tact d’autres comme moi, je trou­ve la force d’accepter que femme n’est pas mon chemin, que femme n’est pas ma voie. En me le dis­ant à moi-même, je me pré­pare déjà à l’avouer à d’autres. Et lorsque les mots sont pronon­cés, tant criés que mur­murés, ils échap­pent à mon emprise et tout bas­cule. Lors de ma pre­mière injec­tion de testostérone, la joie de m’écouter enfin est entravée par les mots des autres, qui se sont pré­cip­ités à la suite des miens. Quand tombe la nuit, je fixe le pla­fond en repen­sant à ceux de ma mère : des rayons laser qui tranchent et déchirent mon corps de part et d’autre. « Tu es en train de tuer ma fille », « tu te mutiles », « les hommes, ce sont ceux qui nous font du mal ». Qui pour­rait lui en vouloir ?

Et sans cesse ce « vos corps ne vous appartiennent pas »

Elle me noie de ques­tions sur ce que je vais devenir, ce que je vais faire de ma pro­pre chair. Qu’est-ce que j’en sais, moi ! Mon corps ne m’appartient plus. Je n’ai aucune idée du chemin vers lequel je me dirige. Le début de la tran­si­tion, cet espace-temps sus­pendu et ambiva­lent dans lequel je me sens à la fois dépos­sédé et en con­trôle de quelque chose de neuf. Je ne suis déjà plus celle que j’étais, mais pas encore celui que je voudrais devenir. Rien de plus ver­tig­ineux que de ne pas con­naître son futur vis­age. Je suis habité d’un sen­ti­ment con­stant de porosité, je ne sais pas dire où com­mence mon corps et où il s’arrête.Toute ma vie j’ai été sur scène, et lorsque j’arrête de jouer, je ne sais que faire de mes mains dans les couloirs froids des couliss­es.

Je passe ma vie de médecin en médecin, d’un dossier admin­is­tratif à un autre, de jus­ti­fi­ca­tions quo­ti­di­ennes en rup­ture famil­iale. Avec mes cama­rades trans, nous ne par­lons que de l’écart bru­tal entre la joie de com­mencer ce par­cours vers soi-même et la vio­lence que nous ren­voie le monde extérieur : les blous­es blanch­es, la famille, les admin­is­tra­tions, la rue… Le couperet de la sanc­tion sociale tombe et retombe sans cesse : « Vos corps ne vous appar­ti­en­nent pas. »

Je suis un enfant vic­time de vio­lences intrafa­mil­iales : je con­nais du plus pro­fond de mes tripes ce sen­ti­ment de ne pas se pos­séder, je sais dans ma bile et dans mon sang ce que cela sig­ni­fie de se voir refuser l’autonomie et l’intégrité physique. La tran­si­tion, réminis­cence inat­ten­due, me ramène à mon minus­cule corps mal­mené par les adultes, cette enveloppe comme catal­y­seur de la bru­tal­ité des autres, punch­ing-ball à la mer­ci de toutes et tous. Surtout de tous.

Je deviens celui que je veux être au contact de l’amour

Au fil des mois pour­tant, j’aperçois celui que je rêve d’être depuis longtemps. Je m’observe de nou­veau dans le miroir et mon corps se des­sine sous mes yeux. Mes mus­cles se tail­lent et s’affûtent, ma mous­tache se des­sine sur le haut de ma lèvre, ma voix perd en octaves de semaine en semaine. Cer­tains matins, des larmes déli­cieuse­ment silen­cieuses coulent sur mes joues. Ain­si la joie tant espérée pointe le bout de son nez. Elle prend des formes retors­es et inat­ten­dues, surtout celle de l’amour. Les mains de mes ami·es qui volti­gent en cui­sine, quand la dépres­sion m’empêche de me nour­rir. Leurs bras qui m’enveloppent lorsque je suis trop sec­oué par la peur. Le sourire espiè­gle de mon amoureuse qui, tra­ver­sant aus­si l’épreuve inde­scriptible qu’est la tran­si­tion, com­prend tout. La ten­dresse qui coule de la pulpe de ses doigts lorsqu’elle les pose dans mon cou. L’intensité curieuse de son regard qui sonde le fond de ma rétine. Je deviens celui que je veux être au con­tact de l’amour, celui qu’on me donne, celui qu’on m’intime de m’offrir, aus­si. Petit à petit, je reprends la barre de ce radeau tabassé par des années de rouleaux salés. Petit à petit, mon corps me revient.

 

Tal Madesta

Journaliste indépendant spécialisé dans les questions de discriminations, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Fin des monstres (La Déferlante Éditions, 2023). Il co-anime le podcast Les Couilles sur la table (Binge Audio). Voir tous ses articles

Parler : Les voix de l’émancipation

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue papi­er La Défer­lante n°5. La Défer­lante est une revue trimestrielle indépen­dante con­sacrée aux fémin­ismes et au genre. Tous les trois mois, en librairie et sur abon­nement, elle racon­te les luttes et les débats qui sec­ouent notre société.


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