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Sex Wars : quand les féministes se déchiraient sur la pornographie

Aux États-Unis, à la fin des années 1970 et lors de la décen­nie suiv­ante, des mil­i­tantes se sont vio­lem­ment opposées sur les ques­tions sex­uelles. Analysant la pornogra­phie comme source des vio­lences faites aux femmes, cer­taines fémin­istes ont ten­té de la faire inter­dire, au grand dam de leurs con­tra­dic­tri­ces, qui y ont vu une dan­gereuse ten­ta­tive de cen­sure.
Publié le 04/05/2025

Modifié le 07/05/2025

Présenté comme un journal de bord collaboratif, le programme de la neuvième édition de la Scholar and feminist conference est un document précieux : il témoigne de l’intense travail de préparation de la fameuse Conférence universitaire et féministe sur la sexualité organisée au Barnard College, le 24 avril 1982, événement marquant des Sex Wars. Crédit : Hannah Alderfer, Marybeth Melson / Design and production : Hannah Alderfer, Beth Jaker, Marybeth Nelson / Academic Coordinator : Carole S. Vance.
Présen­té comme un jour­nal de bord col­lab­o­ratif, le pro­gramme de la neu­vième édi­tion de la Schol­ar and fem­i­nist con­fer­ence est un doc­u­ment pré­cieux : il témoigne de l’intense tra­vail de pré­pa­ra­tion de la fameuse Con­férence uni­ver­si­taire et fémin­iste sur la sex­u­al­ité organ­isée au Barnard Col­lege, le 24 avril 1982, événe­ment mar­quant des Sex Wars. Crédit : Han­nah Alder­fer, Mary­beth Mel­son / Design and pro­duc­tion : Han­nah Alder­fer, Beth Jak­er, Mary­beth Nel­son / Aca­d­e­m­ic Coor­di­na­tor : Car­ole S. Vance.

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°18 Édu­quer, parue en mai 2025. Con­sul­tez le som­maire.

Gayle Rubin est une des pontes de la théorie fémin­iste. Le genre de per­son­nes dont les écrits sont telle­ment influ­ents que des col­lo­ques sont organ­isés pour leur ren­dre hom­mage.

Comme celui de l’université de Penn­syl­vanie, qui, en 2009, célébrait les 25 ans de son arti­cle « Penser le sexe », générale­ment con­sid­éré comme fon­da­teur pour les études gays et les­bi­ennes et la théorie queer. Lors de son dis­cours d’ouverture, l’organisatrice du col­loque, l’universitaire Heather Love, est rev­enue sur le con­texte de pub­li­ci­sa­tion de ce fameux texte de Gayle Rubin, présen­té dans une pre­mière ver­sion lors d’un col­loque sur la sex­u­al­ité au Barnard Col­lege, à New York, le 24 avril 1982. Cette journée est restée dans les annales : elle a vu l’une des alter­ca­tions les plus vives des « Sex Wars », cette série de polémiques autour de la sex­u­al­ité qui ont déchiré les fémin­istes états-uni­ennes à la fin des années 1970 et pen­dant les années 1980.

Trop jeune pour y avoir assisté, Heather Love racon­te dans son allo­cu­tion de 2019 qu’elle a bien peur d’avoir raté un moment clé de l’histoire du fémin­isme… Gayle Rubin – dans la salle ce jour-là – est éton­née. Regret­ter de ne pas avoir été au col­loque de Barnard ? « Pour ma part, je nour­ris un sen­ti­ment d’horreur d’avoir été là », explique-t-elle dans son texte « Blood under the bridge1 » : « Comme beau­coup d’autres qui ont été impliquées dans les Sex Wars, j’ai été pro­fondé­ment trau­ma­tisée par l’absence de toute forme de politesse fémin­iste et le traite­ment ven­imeux réservé à celles qui ne soute­naient pas l’orthodoxie anti-porno. »

Que s’est-il passé lors de ce col­loque au Barnard Col­lege pour que son sou­venir en soit si douloureux ? Cette journée était la neu­vième édi­tion de la très sérieuse Schol­ar and fem­i­nist con­fer­ence, organ­isée tous les ans depuis 1974 par le Women’s Cen­ter de la fac­ulté de Barnard, elle-même affil­iée à l’université Colum­bia à New York. Cette année-là, le thème choisi, « Plea­sure and dan­ger », est une manière d’exprimer le fait que, pour les femmes, la sex­u­al­ité est à la fois source de plaisir et de dan­ger.

Table ronde « Politically correct/Politically incorrect sexuality » (Sexualité politiquement correcte/politiquement incorrecte), le 24 avril 1982 dans le cadre de la neuvième édition de la Scholar and feminist conference au Barnard College. Les intervenantes, de gauche à droite : Muriel Dimen, Joan Nestle, Dorothy Allison, Mirtha N. Quintanales, et Jan Boney (animatrice). Crédit : Morgan Gwenwald / Collection Lesbian Herstory Archives.
Table ronde « Polit­i­cal­ly correct/Politically incor­rect sex­u­al­i­ty » (Sex­u­al­ité poli­tique­ment correcte/politiquement incor­recte), le 24 avril 1982 dans le cadre de la neu­vième édi­tion de la Schol­ar and fem­i­nist con­fer­ence au Barnard Col­lege. Les inter­venantes, de gauche à droite : Muriel Dimen, Joan Nes­tle, Dorothy Alli­son, Mirtha N. Quin­tanales, et Jan Boney (ani­ma­trice).
Crédit : Mor­gan Gwen­wald / Col­lec­tion Les­bian Her­sto­ry Archives.

Le « Barnard Sex Scandal »

À l’époque, les dis­cours sur les vio­lences sex­uelles pren­nent de plus en plus de place dans les sphères fémin­istes, et le but de l’anthropologue Car­ole Vance, la prin­ci­pale organ­isatrice du col­loque, est de vis­i­bilis­er aus­si l’expression fémi­nine du désir. Pen­dant plusieurs mois, elle tra­vaille avec une trentaine de femmes à l’élaboration d’un pro­gramme très diver­si­fié qui pro­pose pris­es de parole, work­shops ou encore lec­tures de poésie.

Avec plus de 800 inscrit·es, la ren­con­tre s’annonce comme un suc­cès. Mais, quelques jours avant, l’administration du Barnard Col­lege com­mence à recevoir des appels télé­phoniques alarmistes de mil­i­tantes fémin­istes qui s’opposent à la tenue de l’événement, esti­mant que des « déviantes » en ont pris le con­trôle et qu’elles vont y faire la pro­mo­tion de valeurs patri­ar­cales. Dans les bureaux de la direc­tion, c’est la panique. La prési­dente de Barnard craint notam­ment de se met­tre à dos la fon­da­tion Hele­na Rubin­stein, men­tion­née en tant que mécène dans le fas­ci­cule de présen­ta­tion du col­loque : elle décide donc de con­fis­quer celui-ci.

Ce geste de cen­sure va con­tribuer à don­ner au col­loque des airs de bataille rangée. Car le jour J, en arrivant au Barnard Col­lege, ce n’est pas ce pro­gramme illus­trant la richesse et la diver­sité des thèmes abor­dés que les par­tic­i­pantes vont recevoir, mais des tracts dis­tribués par des mil­i­tantes s’opposant à l’événement. Arbo­rant des t‑shirts avec les slo­gans « Pour une sex­u­al­ité fémin­iste » sur la poitrine et « Con­tre le SM » (pour « sado­masochisme ») sur le dos, elles reprochent à la con­férence d’invisibiliser le point de vue d’une majorité de fémin­istes sur la pornogra­phie, et de « soutenir une petite par­tie du mou­ve­ment qui con­tribue au back­lash con­tre les fémin­istes rad­i­cales ». Le pam­phlet est signé par trois groupes de fémin­istes rad­i­cales : Women Against Pornog­ra­phy (WAP), Women Against Vio­lence Against Women (WAVAW) et New York Rad­i­cal Fem­i­nists.

Extrait du programme de la neuvième édition de la Scholar and feminist conference. Cette page évoque le groupe Samois, le tout premier groupe sadomasochiste lesbien, et illustre les débats sur la pornographie et la sexualité ayant eu lieu au Barnard College.
Diary of a Conference on Sexuality © 1982 Hannah Alderfer, Marybeth Melson / Design and production : Hannah Alderfer, Beth Jaker, Marybeth Nelson / Academic Coordinator : Carole S. Vance.
Extrait du pro­gramme de la neu­vième édi­tion de la Schol­ar and fem­i­nist con­fer­ence. Cette page évoque le groupe Samois, le tout pre­mier groupe sado­masochiste les­bi­en, et illus­tre les débats sur la pornogra­phie et la sex­u­al­ité ayant eu lieu au Barnard Col­lege.
Crédit pho­to : Diary of a Con­fer­ence on Sex­u­al­i­ty © 1982 Han­nah Alder­fer, Mary­beth Mel­son / Design and pro­duc­tion : Han­nah Alder­fer, Beth Jak­er, Mary­beth Nel­son / Aca­d­e­m­ic Coor­di­na­tor : Car­ole S. Vance.

Trois sujets majeurs ressor­tent de leur texte. Tout d’abord, la ques­tion de la pornogra­phie, analysée par ces fémin­istes comme l’une des caus­es des vio­lences con­tre les femmes, si ce n’est la cause prin­ci­pale. Puis le sado­masochisme, qu’elles con­sid­èrent comme une forme de bru­tal­ité misog­y­ne, y com­pris quand il est pra­tiqué entre femmes de manière désirée. Et enfin, les cou­ples les­bi­ens butch/fem2, vus comme une réitéra­tion des « rôles sex­uels masculin/féminin qui sont la fon­da­tion psy­chologique du patri­ar­cat ».

Le ton du tract est infamant. Plusieurs femmes sont nom­mé­ment mis­es en cause, notam­ment Gayle Rubin pour son impli­ca­tion dans le groupe les­bi­en SM Samois, ou encore l’écrivaine Dorothy Alli­son, cofon­da­trice du col­lec­tif Les­bian Sex Mafia, qui se veut un espace d’échange autour de la sex­u­al­ité. Stig­ma­tisées pour leurs pra­tiques sex­uelles réelles ou sup­posées, « toutes les per­son­nes ain­si désignées en ont subi les con­séquences, con­state l’organisatrice du col­loque, l’anthropologue Car­ole Vance, inter­viewée en févri­er 2025 par La Défer­lante. Elles ont été écartées de tables ron­des, se sont vu refuser des emplois… Moi-même, je n’ai jamais pu obtenir de poste dans le domaine des études fémin­istes. Même plusieurs années après, une pro­fesseure en études fémin­istes m’a dit : “Vous auriez été par­faite, mais vous faites trop polémique.” »

Dans son ouvrage Peau, Dorothy Alli­son décrit com­ment des « appels télé­phoniques anonymes » sont passés à son employeur, « deman­dant [qu’elle soit] virée ». « Même pour celles d’entre nous qui avions des passés d’activistes poli­tiques […], la honte, la peur et la cul­pa­bil­ité qui suivirent le Barnard Sex Scan­dal […] furent tout sim­ple­ment écras­antes. »

Des années de polémiques

Par son reten­tisse­ment, le col­loque de Barnard est sou­vent décrit comme l’épisode qui a déclenché les Sex Wars, mais celles-ci avaient, en réal­ité, com­mencé quelques années plus tôt, sur la Côte ouest, et plus spé­ci­fique­ment à San Fran­cis­co. Cer­taines fémin­istes s’intéressent à ce moment-là de plus en plus à la pornogra­phie et au rôle qu’elle joue dans l’éducation misog­y­ne des hommes. Une pre­mière asso­ci­a­tion anti-porno est créée en 1977, Women Against Vio­lence in Pornog­ra­phy and Media (WAVPM). Les pre­miers accrochages ont bien­tôt lieu avec un autre jeune col­lec­tif de la ville : Samois, le tout pre­mier groupe les­bi­en SM. WAVPM lui reproche de faire la pro­mo­tion du SM – et donc, selon leur grille de lec­ture, des vio­lences con­tre les femmes – tan­dis que Samois s’offusque de la façon dont WAVPM asso­cie des pra­tiques libre­ment con­sen­ties à de la pornogra­phie vio­lem­ment misog­y­ne. Sont alors posées les bases du con­flit qui enflam­mera bien­tôt l’ensemble du mou­ve­ment fémin­iste du pays.

Bien­tôt les idées de WAVPM essai­ment, et un autre col­lec­tif est lancé sur la Côte est, à New York, en 1978 : Women Against Pornog­ra­phy (WAP) – dont les mem­bres vont man­i­fester à Barnard quelques années plus tard. Au même moment, le mag­a­zine porno Hus­tler pub­lie une cou­ver­ture polémique représen­tant un hachoir à viande, dans lequel est passé un corps de femme nue. Une image insup­port­able pour de nom­breuses mil­i­tantes. « Ce numéro de Hus­tler a vrai­ment agi comme un catal­y­seur pour notre mou­ve­ment, se remé­more pour La Défer­lante Dorchen Lei­d­holdt, une des fig­ures prin­ci­pales de WAP. Ça nous a amenées à nous pencher sur les con­tenus que pro­dui­sait l’industrie du porno et sur leur impact sur les atti­tudes des hommes. »

Man­i­fes­tantes du col­lec­tif Women Against Pornog­ra­phy (WAP, Femmes con­tre la pornogra­phie) à Times Square, New York, le 20 octo­bre 1979. Ce col­lec­tif de fémin­istes a eu une grande influ­ence sur les mou­ve­ments anti-pornogra­phie des années 1970–1980.
Crédit : Bar­bara Alper / Get­ty images

Comme l’indique le nom du col­lec­tif, pour ces mil­i­tantes, com­bat­tre le porno devient une pri­or­ité. En 1983, l’année suiv­ant la con­fronta­tion à Barnard, cette lutte prend un tour nou­veau avec un pro­jet de lég­is­la­tion anti-porno à Min­neapo­lis (Min­neso­ta). Tout com­mence quand la ville organ­ise des con­sul­ta­tions en vue de restrein­dre la présence des sex-shops et invite deux célèbres fémin­istes : l’essayiste Andrea Dworkin et l’avocate Catharine MacK­in­non. Celles-ci s’opposent aux vieilles lois moral­istes sur l’« obscénité », héritées du XIXe siè­cle, qui sont util­isées pour ten­ter de réguler la pornogra­phie. Elles pro­posent une tout autre approche, qui analyse la pornogra­phie comme une forme de dis­crim­i­na­tion sex­iste. Il ne s’agit plus de per­me­t­tre aux pro­cureurs d’engager des pour­suites pénales con­tre les vendeurs de pro­duc­tions jugées obscènes, mais de pass­er une Civ­il Rights Ordi­nance, l’équivalent états-unien d’une délibéra­tion munic­i­pale, pour per­me­t­tre aux femmes qui s’estiment lésées par ces con­tenus – notam­ment celles qui y ont été filmées ou pho­tographiées – d’engager des pour­suites au civ­il pour en obtenir la saisie, et de pré­ten­dre à des dom­mages et intérêts.

L’idée séduit les mem­bres du con­seil munic­i­pal, qui deman­dent à Catharine MacK­in­non de rédi­ger une propo­si­tion de texte. L’avocate organ­ise alors une série d’auditions, dont le but est de mon­tr­er com­ment la pornogra­phie affecte les femmes. De nom­breuses vic­times de vio­lences sex­uelles vien­nent témoign­er. Bien­tôt, l’initiative de Min­neapo­lis attire les médias au-delà de l’État du Min­neso­ta. Con­va­in­cu, le con­seil munic­i­pal vote le texte élaboré par MacK­in­non à deux repris­es, en décem­bre 1983 puis en juil­let 1984. Mais chaque fois, le maire, un démoc­rate pro­gres­siste qui salue pour­tant cette volon­té de change­ment, met son veto, craig­nant que cette nou­velle lég­is­la­tion ne malmène la lib­erté d’expression, pro­tégée par le pre­mier amende­ment de la Con­sti­tu­tion.

Les Sex Wars en 5 dates

1977

Créa­tion à San Fran­cis­co de Women Against Vio­lence in Pornog­ra­phy and Media (WAVPM), pre­mière asso­ci­a­tion anti-porno.

1982

24 avril Col­loque au Barnard Col­lege. Les oppo­si­tions se cristallisent autour de la pornogra­phie, des rela­tions sado­masochistes et les­bi­ennes.

1983

À Min­neapo­lis (Min­neso­ta), débats autour d’un pro­jet de lég­is­la­tion munic­i­pale anti-porno.

1986

La délibéra­tion d’Indianapolis (Indi­ana), inspirée du pro­jet de Min­neapo­lis, est déclarée incon­sti­tu­tion­nelle.

1992

Vote par la Cour suprême du Cana­da de la déci­sion R. c. But­ler, qui reprend les argu­ments anti-porno évo­qués Min­neapo­lis.

Bien qu’infructueuse, cette ten­ta­tive donne des idées à d’autres munic­i­pal­ités, comme Indi­anapo­lis, dans l’Indiana. Son maire n’a pour­tant, lui, rien de fémin­iste : c’est un pas­teur pres­bytérien, mem­bre du par­ti répub­li­cain. Mais si les argu­ments fémin­istes peu­vent l’aider dans sa lutte con­tre la pornogra­phie, alors pourquoi pas ? Cette fois, le texte est avant tout soutenu par des asso­ci­a­tions locales de voisi­nage et de lutte con­tre l’immoralité. À peine est-il voté qu’il est attaqué en jus­tice par une coali­tion d’éditeurs, qui lui reprochent d’enfreindre le droit à la lib­erté d’expression. Ils sont soutenus dans leur démarche par l’American Civ­il Lib­er­ties Union (Aclu), une asso­ci­a­tion très impor­tante aux États-Unis, qui veille farouche­ment au respect des lib­ertés civiles.

Des positions irréconciliables

Cette lég­is­la­tion est attaquée aus­si par une par­tie du camp fémin­iste, qui ne voit pas d’un bon œil l’idée de s’en remet­tre à des juges fort peu fémin­istes pour éval­uer ce qui doit être inter­dit ou non. D’autant plus que l’initiative a reçu le sou­tien de groupes religieux fon­da­men­tal­istes… En 1985, plusieurs mil­i­tantes mon­tent donc la Fem­i­nist Anti-Cen­sor­ship Task­force (Fact) pour mobilis­er con­tre cette loi. Par­mi elles, on retrou­ve Car­ole Vance, ou encore l’avocate Nan D. Hunter, qui explique à La Défer­lante : « Dans cet arrêté, la déf­i­ni­tion de ce qui pou­vait être un con­tenu sex­uelle­ment explicite était si large qu’elle fai­sait pren­dre le risque d’éliminer tout dis­cours féminin sur la sex­u­al­ité… »

Fact adresse à la cour d’appel qui doit juger l’affaire un doc­u­ment, signé par plus de 200 fémin­istes (dont les très respec­tées Bet­ty Friedan, Adri­enne Rich ou encore Kate Mil­let), qui pro­pose des argu­ments juridiques et – surtout – fémin­istes s’opposant à la démarche. « Les médias ado­raient dépein­dre la sit­u­a­tion comme s’il y avait d’un côté les fémin­istes et de l’autre les défenseurs des lib­ertés indi­vidu­elles et du pre­mier amende­ment. Je crois que nous avons réus­si à démon­tr­er qu’il y avait des raisons fémin­istes de s’opposer à cette lég­is­la­tion », com­mente Nan D. Hunter.

L’intervention de Fact est vécue comme une trahi­son par cer­taines mil­i­tantes anti-porno, qui reprochent à leurs opposantes de s’allier avec les pornographes. Une fois de plus, les posi­tions sont irré­c­on­cil­i­ables. « Le mou­ve­ment noir a ses oncles Tom3. Le mou­ve­ment syn­di­cal a ses briseurs de grève. Le mou­ve­ment des femmes a Fact », écrit ain­si Catharine MacK­in­non4. « Cer­taines réac­tions ont été vrai­ment hor­ri­bles, se sou­vient Nan D. Hunter. On m’a même traitée de vio­leuse. »

Rassemblement de membres du collectif Feminist Anti-Censorship Taskforce le 21 janvier 1986, à l’occasion d’une réunion de la commission sur la pornographie du procureur général des États-Unis, à New York. Le collectif a été créé un an plus tôt pour protester contre un projet de loi anti-pornographie.
Crédit : David Bookstaver / AP / SIPA
Rassem­ble­ment de mem­bres du col­lec­tif Fem­i­nist Anti-Cen­sor­ship Task­force le 21 jan­vi­er 1986, à l’occasion d’une réu­nion de la com­mis­sion sur la pornogra­phie du pro­cureur général des États-Unis, à New York. Le col­lec­tif a été créé un an plus tôt pour pro­test­er con­tre un pro­jet de loi anti-pornogra­phie.
Crédit : David Book­staver / AP / SIPA

En 1986, la délibéra­tion d’Indianapolis, rédigée avec l’aide de MacK­in­non, est finale­ment déclarée incon­sti­tu­tion­nelle par la cour d’appel. Ce qui met un coup d’arrêt défini­tif à cette stratégie lég­isla­tive. Les Sex Wars s’essoufflent alors peu à peu. En 1992, l’approche juridique de MacK­in­non a tout de même inspiré la déci­sion R. c. But­ler de la Cour suprême du Cana­da. La Cour y réin­ter­prète les lois cana­di­ennes sur l’obscénité : elle estime que celles-ci sont incon­sti­tu­tion­nelles quand elles se basent sur des motifs moraux, comme c’était le cas jusque-là, mais qu’elles sont con­sti­tu­tion­nelles lorsqu’elles sont util­isées con­tre un con­tenu dégradant pour les femmes, assim­i­l­able à un dis­cours de haine. Cette évo­lu­tion est saluée comme une vic­toire fémin­iste dans cer­tains cer­cles pro­gres­sistes et dans le mag­a­zine fémin­iste états-unien Ms. Mag­a­zine. Mais les fémin­istes du camp d’en face ne se sont pas fait prier pour relever que, après cette évo­lu­tion de la jurispru­dence, une des toutes pre­mières pour­suites a visé une librairie LGBTQIA+ de Toron­to parce qu’elle vendait le mag­a­zine éro­tique les­bi­en Bad Atti­tude, désor­mais sus­pec­té d’obscénité. Un « je te l’avais bien dit » au goût amer…

Par la suite, observe la chercheuse Cor­nelia Mös­er, qui a étudié les Sex Wars pour son ouvrage Libéra­tions sex­uelles5, « on a assisté dans les milieux fémin­istes à une sorte de partage du tra­vail entre, d’un côté, celles et ceux qui se sont occupé·es de lut­ter con­tre les vio­lences sex­uelles et, de l’autre, celles et ceux qui ont faire vivre cette cul­ture appelée “pro­s­exe”, ou “sex­pos­i­tive” » (con­sul­ter notre glos­saire de con­cepts ci-dessous). L’universitaire remar­que que, en France, « il n’y a pas eu de grande cam­pagne comme aux États-Unis » pour lut­ter con­tre la pornogra­phie. C’est un sujet con­nexe, la pros­ti­tu­tion, qui a ouvert des lignes de frac­tures qui rap­pel­lent celles des Sex Wars états-uni­ennes. Les débats au sein des mou­ve­ments fémin­istes français autour de la loi dite de lutte con­tre le sys­tème pros­ti­tu­tion­nel en 2016 ont don­né lieu à des échanges très vifs entre mil­i­tantes, qui n’ont pas man­qué de laiss­er des traces.

Féministes « prosexe » contre féministes « antisexe » ?

Dans les polémiques fémin­istes autour de la sex­u­al­ité, les fémin­istes dites « pro­s­exe » (ou du « fémin­isme sex­posi­tif ») s’opposent à celles qui mili­tent con­tre la pornogra­phie ou la pros­ti­tu­tion. Le terme « pro­s­exe » est apparu en 1981, avec l’article du Vil­lage Voice « Lust hori­zons: is the women’s move­ment pro-sex? », d’Ellen Willis (l’une des femmes attaquées dans le fly­er polémique dis­tribué lors du col­loque du Barnard Col­lege). La jour­nal­iste y appelle de ses vœux une analyse fémin­iste du désir, délestée de tout puri­tanisme. La for­mu­la­tion s’est imposée pour désign­er ce courant, apparu dans les années 1980, qui milite pour la réap­pro­pri­a­tion
des ques­tions sex­uelles par les femmes. L’expression a cepen­dant le défaut d’être car­i­cat­u­rale. « Je n’ai jamais util­isé le terme “pro­s­exe”, car cela aurait impliqué que l’autre camp était “anti­sexe”, ce qui est une forme d’attaque per­son­nelle », explique Car­ole Vance, l’organisatrice du col­loque à Barnard. À l’époque, Vance et ses con­sœurs utilisent dans leurs textes des expres­sions telles que « sex-rad­i­cals fem­i­nists » – qu’on pour­rait traduire par « fémin­istes rad­i­cales sur la sex­u­al­ité », ou encore « anti-anti-pornogra­phie » (« ce qui
était un peu dif­fi­cile à dire »
, con­cède-t-elle).

Du côté de celles qui veu­lent encadr­er la pornogra­phie ou abolir la pros­ti­tu­tion, on ne goûte pas vrai­ment cette dichotomie pro- vs anti­sexe. « L’expression “anti­sexe” est en grande par­tie une vieille insulte misog­y­ne, créée par les hommes pour punir les femmes rebelles de ne pas faire ce qu’ils voulaient que nous fas­sions », estime ain­si Dorchen Lei­d­holdt dans son texte « When women defend pornog­ra­phy ». Pour elle, « cette éti­quette “anti­sexe” qu’on [leur] a accolée devrait en réal­ité se lire : “con­tre l’oppression sex­uelle des femmes”. »


  1. Gayle Rubin, « Blood under the bridge. Reflec­tions on “Think­ing sex” », in Devi­a­tions, Duke Uni­ver­si­ty Press, 2012. ↩︎
  2. Une butch est une les­bi­enne dont l’apparence ren­voie aux codes tra­di­tion­nelle­ment asso­ciés à la mas­culin­ité. À l’inverse, une les­bi­enne fem revendique plutôt des codes liés à la féminité. ↩︎
  3. Issu du roman La Case de l’oncle Tom (1852), qui dépoli­tise forte­ment la ques­tion de l’esclavage, l’oncle Tom est perçu à par­tir des années 1960 comme l’archétype du per­son­nage noir cher­chant à gag­n­er l’approbation des Blancs. ↩︎
  4. Catharine A. MacK­in­non, « Lib­er­al­ism and the death of fem­i­nism », The Sex­u­al Lib­er­als and the Attack on Fem­i­nism, codirigé par Dorchen Lei­d­holdt et Jan­ice G. Ray­mond, Teach­ers’ Col­lege Press, 1990. ↩︎
  5. Cor­nelia Mös­er, Libéra­tions sex­uelles. Une his­toire des pen­sées fémin­istes et queers
    sur la sex­u­al­ité
    , La Décou­verte, 2022. ↩︎

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Marie Kirschen

Marie Kirschen est journaliste, spécialiste des questions féministes et LGBT+. En 2021, elle a publié Herstory, Histoire(s) des féminismes chez La Ville brûle. Voir tous ses articles

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Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°18 Édu­quer, parue en mai 2025. Con­sul­tez le som­maire.


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