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Peut-on encore lutter en ligne ?

À l’heure où les plate­formes des réseaux soci­aux affichent leur sou­tien au prési­dent d’ex­trême droite Don­ald Trump, est-il encore pos­si­ble pour les femmes, les per­son­nes racisées et LGBTQIA+ de militer en ligne ? Ou faut-il chercher d’autres voies ?
Publié le 01/05/2025

Modifié le 07/05/2025

ILLUSTRATIONS Lucile Gautier pour La Déferlante
Illus­tra­tion de Lucile Gau­ti­er pour La Défer­lante

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°18 Édu­quer, parue en mai 2025. Con­sul­tez le som­maire.

Devenu pour la sec­onde fois prési­dent des États-Unis le 20 jan­vi­er 2025, Don­ald Trump a eu l’agréable sur­prise de voir se ral­li­er à lui les grands noms de la Sil­i­con Val­ley, par­mi lesquels Elon Musk, dirigeant de X (anci­en­nement Twit­ter), ou Mark Zucker­berg, à la tête de Meta (qui rassem­ble Face­book, Insta­gram, What­sApp…).

Le pre­mier est l’un des acteurs les plus impliqués dans la mise en place du pro­jet fas­ciste porté par la Mai­son Blanche ; le sec­ond prend sa part dans la révo­lu­tion con­ser­va­trice en cours : il a par exem­ple annon­cé l’assouplissement des règles de mod­éra­tion qui lim­i­taient les con­tenus haineux sur ses réseaux soci­aux, ou encore la sus­pen­sion du pro­gramme Diver­sité, égal­ité et inclu­sion (DEI), qui fix­ait des objec­tifs de jus­tice sociale au sein du groupe Meta.

Certes, sur les réseaux soci­aux, les femmes, les per­son­nes racisées et LGBTQIA+ ont tou­jours été exposées à des formes de cybervi­o­lences bien spé­ci­fiques. Mais ces espaces numériques ont aus­si per­mis l’émergence de mobil­i­sa­tions, tels le mou­ve­ment Black Lives Mat­ter, en 2013, qui met­tait en lumière les vio­lences poli­cières racistes, ou encore MeToo, en 2017, qui, avec la reprise d’un mot d’ordre lancé dès 2006 par la mil­i­tante africaine-états-uni­enne Tarana Burke, est devenu une vague mon­di­ale de dénon­ci­a­tion des vio­lences sex­uelles et sex­istes. Pour enray­er le back­lash réac­tion­naire, est-il pos­si­ble de con­tin­uer à militer en util­isant ces réseaux soci­aux ?

Maud Roy­er est cofon­da­trice de l’association fémin­iste et de lutte con­tre la trans­pho­bie Toutes des femmes, créée en 2020. Respon­s­able des out­ils numériques des cam­pagnes de Jean-Luc Mélen­chon en 2017 et en 2022, elle est l’autrice de l’essai Le Lob­by trans­pho­be (Textuels, 2024).

Elle est mem­bre du comité édi­to­r­i­al de La Défer­lante.

Irène Despon­tin Lefèvre est maîtresse de con­férences à l’université Paris 8–Vincennes–Saint-Denis, en sci­ences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion, et chercheuse au Cen­tre d’études sur les médias, les tech­nolo­gies et l’internationalisation (Cémti).

Elle tra­vaille sur les usages des réseaux soci­aux, les mobil­i­sa­tions fémin­istes
et le fémin­isme de hash­tag (#MeToo, #NousToutes…).

Elvire Duvelle-Charles est réal­isatrice et autrice. Anci­enne activiste
des Femen, elle cocrée en 2017 Clit Révo­lu­tion, un compte Insta­gram con­sacré à la sex­u­al­ité, avec la jour­nal­iste Sarah Con­stan­tin.

Elle est l’autrice de l’essai Fémin­isme et réseaux soci­aux. Une his­toire d’amour et de haine (Hors d’atteinte, 2022).

Après l’élection de Don­ald Trump, les dirigeants des plate­formes ont ouverte­ment dévoilé leur allégeance aux mou­ve­ments d’extrême droite. Com­ment avez-vous vécu ce bas­cule­ment ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je n’ai pas été sur­prise. On sait depuis longtemps que les plate­formes instru­men­talisent les algo­rithmes à des fins poli­tiques et favorisent les dis­cours mas­culin­istes, réac­tion­naires… Les déc­la­ra­tions d’Elon Musk et de Mark Zucker­berg ne sont que la con­fir­ma­tion d’un mou­ve­ment de fond qu’on observe depuis dix ans.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Je partage ce con­stat : les groupes réac­tion­naires étaient déjà présents, struc­turés et for­més à la prise de parole en ligne. Ce qui a changé, c’est qu’ils occu­pent aujourd’hui une place plus impor­tante dans
l’espace numérique. Cette hyper­vis­i­bil­ité résulte d’un aligne­ment entre leur dis­cours et les déci­sions des pro­prié­taires des plate­formes. Ce n’est pas juste une ques­tion d’algorithmes, c’est un choix poli­tique assumé.

MAUD ROYER Pen­dant longtemps, on a con­sid­éré l’espace numérique comme un con­tre-pou­voir, un lieu où s’exprimaient les voix pro­gres­sistes et dom­inées. Cette époque est révolue. Ce qui est nou­veau, c’est qu’Elon Musk accepte de sac­ri­fi­er la rentabil­ité de sa plate­form1À l’issue de son rachat en 2022 par le mil­liar­daire Elon Musk, X a per­du plus de 70 % de sa valeur. En mars 2025, Musk est néan­moins par­venu à lever près d’un mil­liard de dol­lars
pour les réin­jecter dans la plate­forme.
pour défendre une idéolo­gie. Mark Zucker­berg, de son côté, est plus oppor­tuniste : il ajuste Meta en fonc­tion du cli­mat poli­tique pour préserv­er la sta­bil­ité de son entre­prise.


« Pen­dant longtemps, on a con­sid­éré l’espace numérique comme un con­tre-pou­voir, un lieu où s’exprimaient les voix pro­gres­sistes et dom­inées. Cette époque est révolue. »

Maud Roy­er

En réac­tion à ces pris­es de parole, de nombreux·ses militant·es et médias ont annon­cé se retir­er de ces plate­formes. Selon vous, faut-il les quit­ter ou, au con­traire, les inve­stir comme des ter­ri­toires à défendre ?

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE On a débat­tu avec mes col­lègues chercheur·euses de l’intérêt d’investir d’autres plate­formes, comme Bluesky2Bluesky est une plate­forme sim­i­laire à X, créée en 2019 par une femme, Jay Graber. Elle se tar­gue d’être, à l’inverse de X, un réseau décen­tral­isé, et ne dépend d’aucune des multi­na­tionales de la tech.. Mais quit­ter X n’est pas aus­si sim­ple qu’il y paraît : cela soulève des enjeux de vis­i­bil­ité, d’accès à l’information et de dif­fu­sion des idées. Cela pose aus­si la ques­tion de l’impact réel d’un départ : est-ce qu’on arrête de don­ner du pou­voir à l’extrême droite ou est-ce qu’on lui laisse sim­ple­ment le champ libre ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je vois un intérêt au départ. Les réseaux fonc­tion­nent grâce aux con­tenus que nous y pub­lions. Si une masse cri­tique d’utilisateur·ices quitte X ou Insta­gram, ces réseaux per­dent de leur intérêt. Le prob­lème, c’est que trop de médias et de col­lec­tifs fémin­istes en dépen­dent. On doit se deman­der com­ment organ­is­er un mil­i­tan­tisme qui ne dépende pas des algo­rithmes. Per­son­nelle­ment, j’ai ori­en­té une par­tie de ma com­mu­nauté vers une newslet­ter. Je pub­lie quand je veux, sans penser à faire plaisir à l’algorithme et je ne dépends pas d’une plate­forme qui moné­tise mes don­nées.

MAUD ROYER On l’oublie, mais, his­torique­ment, la dif­fu­sion des idées a tou­jours reposé sur des médias indépen­dants. Au xxe siè­cle, les par­tis poli­tiques util­i­saient le jour­nal papi­er comme out­il mil­i­tant. L’Humanité en 1920 ou un compte Insta­gram poli­tique aujourd’hui, c’est le même principe : informer, mobilis­er, créer du débat. La grande dif­férence, c’est qu’un jour­nal repose sur un col­lec­tif pour être pro­duit et dif­fusé, alors que les réseaux soci­aux indi­vid­u­alisent la parole. L’autre prob­lème, c’est que le mou­ve­ment fémin­iste en France mobilise en ligne pour le 8‑Mars ou le 25-Novem­bre, mais qu’il manque d’organisations solides pour struc­tur­er les luttes, con­traire­ment aux syn­di­cats, qui rassem­blent des cen­taines de mil­liers d’adhérent·es. Cette fragilité doit nous pouss­er à nous inter­roger : com­ment créer des struc­tures capa­bles de porter nos idées indépen­dam­ment et durable­ment ?


« On doit se demande com­ment organ­is­er un mil­i­tan­tisme qui ne dépend pas d’en­tre­pris­es privées. »

Elvire Duvelle-Charles

Au-delà des dif­fi­cultés ren­con­trées par le mou­ve­ment fémin­iste, la rela­tion entre la gauche française et le numérique sem­ble par­fois com­pliquée. Maud Roy­er, quel regard portez-vous là-dessus ?

MAUD ROYER La gauche dans sa forme rad­i­cale a com­pris très tôt l’importance du numérique. La France insoumise a tou­jours été très présente sur les réseaux soci­aux : Jean-Luc Mélen­chon [son fon­da­teur] a été l’un des pre­miers hommes poli­tiques à inve­stir YouTube et Face­book, et il reste l’un des plus suiv­is. Son usage du numérique a per­mis de créer un lien direct avec les citoyen·nes et d’installer une cul­ture de mobil­i­sa­tion en ligne. Cette stratégie s’inscrit dans un mou­ve­ment plus large qui a tra­ver­sé la gauche rad­i­cale des années 2010 : en Espagne, par exem­ple, Podemos a adop­té une approche sim­i­laire. Ces mou­ve­ments ont com­pris que les réseaux soci­aux étaient des out­ils cen­traux pour struc­tur­er les mobil­i­sa­tions pop­u­laires et rem­porter des batailles poli­tiques. La gauche tra­di­tion­nelle, en revanche, a mis plus de temps, à l’exception notable de Ségolène Roy­al avec Désirs d’avenir3Asso­ci­a­tion issue des réseaux de Ségolène Roy­al pour en faire la can­di­date social­iste à l’élection prési­den­tielle de 2007, Désirs d’avenir se démar­que en investis­sant le Web dès 2006, avec le site par­tic­i­patif desirsdavenir.fr..
Inve­stir effi­cace­ment le Web n’est pas tant une ques­tion de volon­té que de capac­ité à répon­dre à une logique économique : les réseaux soci­aux sont en effet devenus des espaces monétisés et con­cur­ren­tiels. Aujourd’hui, la droite sem­ble avoir pris l’avantage, car elle dis­pose de moyens financiers plus impor­tants pour les exploiter. Aux États-Unis, par exem­ple, les cam­pagnes poli­tiques en ligne repren­nent les tech­niques du mar­ket­ing dig­i­tal util­isées par les entre­pris­es, aux­quelles les conservateur·ices peu­vent allouer davan­tage de ressources.
En France, les régu­la­tions sur la pub­lic­ité poli­tique ren­dent la sit­u­a­tion dif­férente, mais l’enjeu économique reste déter­mi­nant.

Comment archiver les féministes ?

À l’occasion du rachat de Twit­ter (rebap­tisé X) par Elon Musk en avril 2022, puis de son ral­liement à Don­ald Trump, élu en novem­bre 2024, de nombreux·ses chercheur·euses, militant·es et médias (dont La Défer­lante) ont quit­té le réseau, par­fois en sup­p­ri­mant leur compte et, avec, de pré­cieuses don­nées. De quoi pos­er la ques­tion de la mémoire des luttes sociales en ligne, et « par­ti­c­ulière­ment du fémin­isme, qui a tou­jours ren­con­tré des dif­fi­cultés de con­ser­va­tion et de vis­i­bil­ité de ses archives », rap­pelle Irène Despon­tin Lefèvre. « Les réseaux soci­aux ser­vent à organ­is­er des mobil­i­sa­tions, à annon­cer des man­i­fes­ta­tions, à soutenir les vic­times et à pro­duire des réc­its de lutte à tra­vers des hash­tags fémin­istes. Com­ment con­serv­er ces traces pour qu’elles devi­en­nent des archives exploita­bles à l’avenir ? », s’interroge-t-elle.

« Cer­tains mou­ve­ments ont été con­stru­its exclu­sive­ment sur les réseaux soci­aux, par des activistes par­fois anonymes et peu présentes dans l’espace physique des man­i­fes­ta­tions », ajoute Elvire Duvelle-Charles, pour qui seule « une stratégie con­sciente et proac­tive » de con­ser­va­tion peut éviter les pertes. Dans le cadre de leur tra­vail de recherche, toutes deux ont eu recours aux cap­tures d’écran de sto­ries Insta­gram, un for­mat par déf­i­ni­tion éphémère puisque vis­i­ble pen­dant seule­ment 24 heures.

L’enjeu est mémoriel, mais il s’agit aus­si de con­solid­er les acquis et d’« éviter qu’on réin­vente la roue », insiste Maud Roy­er, qui invite les fémin­istes à main­tenir une pro­duc­tion écrite hors des réseaux pour empêch­er sa dis­pari­tion : c’est ce que pro­pose égale­ment la chercheuse Bib­ia Pavard, spé­cial­isée en his­toire des femmes et du genre. La chercheuse exhorte même les fémin­istes à imprimer leurs pro­duc­tions en ligne. Reste que le car­ac­tère éphémère d’une pub­li­ca­tion « peut être un avan­tage pour les per­son­nes qui souhait­ent inve­stir un espace mil­i­tant sans subir le poids d’un archivage immuable », note Elvire Duvelle-Charles. Notam­ment pour les per­son­nes trans, qui peu­vent voir leur iden­tité ou leurs pris­es de parole pré-tran­si­tion exposées con­tre leur gré, ou encore les per­son­nes racisées, dont des posts très anciens sont régulière­ment exhumés par l’extrême droite afin de les dis­qual­i­fi­er.

Irène Despon­tin Lefèvre, vous qual­i­fiez le fémin­isme con­tem­po­rain de « technophile4Irène Despon­tin Lefèvre, «L’engagement fémin­iste “en quelques clics” : s’adresser à toutes, se dis­tinguer par la com­mu­ni­ca­tion», Com­mu­ni­quer, no 39, 2024 (con­sultable en ligne). ». Quelles sont les lim­ites de cette ten­dance ?

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE J’ai par­ti­c­ulière­ment tra­vail­lé sur les pra­tiques de Nous toutes et sur sa vision ent­hou­si­aste du numérique, présen­té comme un moyen acces­si­ble à toutes de men­er la révo­lu­tion fémin­iste, avec des slo­gans du type « Si vous savez utilis­er What­sApp, vous pou­vez chang­er le monde ». Mais, en pra­tique, cette vision ren­con­tre plusieurs lim­ites. Par exem­ple, dans des réu­nions col­lec­tives, cer­taines mil­i­tantes ont de fait été exclues des déci­sions, votées en ligne et en direct, car elles n’avaient pas de smart­phone. Il existe aus­si une hiérar­chi­sa­tion de la parole dans le col­lec­tif : celles qui ont les com­pé­tences numériques se retrou­vent en posi­tion de pou­voir, tan­dis que les autres sont mis­es à l’écart. Ces phénomènes mon­trent une con­tra­dic­tion entre l’idéalisme des dis­cours inclusifs et la réal­ité d’un mil­i­tan­tisme qui, même pra­tiqué en ligne, n’est pas exempt d’inégalités matérielles et sociales.

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Les réseaux soci­aux ont tout de même per­mis à des com­mu­nautés mar­gin­al­isées de s’organiser – je pense aux afro-fémin­istes – et à des gens de sor­tir de l’isolement : les habitant·es des zones rurales, les per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap… Mais en effet, l’outil seul ne suf­fit pas. Il faut artic­uler le tra­vail en ligne avec d’autres formes de mil­i­tan­tisme.

MAUD ROYER Dans les années 2010, on croy­ait pou­voir chang­er le monde en appuyant sur un bou­ton. C’est de moins en moins vrai aujourd’hui, même si les réseaux restent de puis­sants out­ils d’auto-organisation. Par ailleurs, la ques­tion de l’accessibilité dans le monde mil­i­tant n’a pas atten­du Inter­net pour se pos­er. Avant, on s’organisait avec des mails ou par télé­phone et, encore aujourd’hui, certain·es n’ont ni l’un ni l’autre. Alors il faut toquer aux portes. C’est cru­cial de ne pas aban­don­ner ces anciens moyens d’organisation sous pré­texte de moder­nité.

Dans les années 2010, MeToo a mar­qué un tour­nant dans les luttes en ligne. Com­ment éval­uez-vous l’impact poli­tique de ce mou­ve­ment ? Est-il plus qu’une série de témoignages ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Cette cri­tique ne me sem­ble pas fondée. Le but pre­mier de ce mou­ve­ment était de ren­dre vis­i­bles les vio­lences et d’offrir un espace aux vic­times pour témoign­er. MeToo a per­mis une réap­pro­pri­a­tion du réc­it et une prise de con­science col­lec­tive de l’ampleur du prob­lème. Certes, il ne s’agit pas d’un pro­jet poli­tique struc­turé, mais son impact réside dans sa capac­ité à expos­er la réal­ité de façon frap­pante.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Les décli­naisons sec­to­rielles comme MeTooThéâtre, MeTooMé­dia, MeTooSport… ont entraîné une frag­men­ta­tion du mou­ve­ment. Ça a par­fois indi­vid­u­al­isé les cas et créé des « affaires » autour de fig­ures pré­cis­es, plutôt que de met­tre en évi­dence des struc­tures oppres­sives glob­ales. Les médias ont con­tribué à cette per­son­nal­i­sa­tion du prob­lème, au détri­ment d’une réflex­ion plus glob­ale sur les caus­es sys­témiques. De plus, le rôle des fémin­istes qui ont tra­vail­lé sur ces ques­tions pen­dant des décen­nies a sou­vent été occulté, tout comme celui de mil­i­tantes noires comme Tarana Burke5Afin d’aider les vic­times de vio­lences sex­uelles, en par­ti­c­uli­er les femmes racisées, Tarana Burke lance le mou­ve­ment Me Too en 2006 sur la plate­forme MySpace. Lire son por­trait par Rokhaya Dial­lo, «Le fémin­isme occi­den­tal invis­i­bilise les con­tri­bu­tions des femmes non blanch­es », newslet­ter du 16 sep­tem­bre 2022, sur revueladeferlante.fr.. Cette invis­i­bil­i­sa­tion est révéla­trice des dynamiques de pou­voir qui s’exercent même au sein des luttes fémin­istes.

MAUD ROYER Le change­ment poli­tique prend plusieurs formes, dont le change­ment lég­is­latif. Mais il ne peut se pro­duire que si les rap­ports de force idéologiques évolu­ent dans la société. MeToo a con­tribué à cette évo­lu­tion en mod­i­fi­ant la per­cep­tion des vio­lences sex­uelles et en imposant un dis­cours fémin­iste plus audi­ble. Mais tant que la droite est au pou­voir, on ne peut pas espér­er de grandes avancées lég­isla­tives en faveur des femmes. La véri­ta­ble trans­for­ma­tion réside donc ailleurs : dans l’éducation, la nor­mal­i­sa­tion de cer­taines pris­es de parole, la créa­tion d’un cadre social où les vic­times osent par­ler et où les agresseurs sont iden­ti­fiés comme tels… Mal­gré la con­tre-offen­sive actuelle, le renou­veau du fémin­isme de ces dix dernières années mar­quera le xxie siè­cle. Un des effets vis­i­bles est l’évolution des com­porte­ments élec­toraux : dans plusieurs démoc­ra­ties libérales, les femmes devi­en­nent de plus en plus pro­gres­sistes dans leur vote, tan­dis que les hommes ten­dent à se rad­i­calis­er dans l’autre sens. Ce n’est pas un change­ment spec­tac­u­laire et immé­di­at, mais c’est une évo­lu­tion pro­fonde, qui ne dis­paraî­tra pas du jour au lende­main.

Ces dernières années, sur des plate­formes telles que Tik­Tok, Insta­gram ou Twitch, la péd­a­gogie fémin­iste a pris l’aspect de for­mats très pop cul­ture, volon­tiers ludiques. Selon vous, faut-il y voir un risque de dépoli­ti­sa­tion ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Je ne pense pas qu’il faille con­sid­ér­er cela comme un dan­ger, mais comme une nor­mal­i­sa­tion et une démoc­ra­ti­sa­tion des idées fémin­istes. Ces comptes ren­dent acces­si­bles des con­cepts et per­me­t­tent à des per­son­nes qui ne se con­sid­èrent pas comme fémin­istes de finale­ment s’identifier comme telles. Pour moi, ce n’est pas un glisse­ment vers un fémin­isme dépoli­tisé, mais plutôt une expan­sion.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Une ques­tion reste néces­saire : quel type de fémin­isme devient audi­ble en ligne ? C’est un fémin­isme qui ne fait pas peur aux hommes, qui peut être util­isé par les jour­nal­istes, mais qui perd par­fois en rad­i­cal­ité. De plus, des ques­tions comme l’inclusivité et l’intersectionnalité ne sont pas tou­jours abor­dées de manière appro­fondie. Le défi est de ne pas sim­pli­fi­er les reven­di­ca­tions au point de ren­dre le fémin­isme moins puis­sant, et de ne pas exclure cer­taines voix, notam­ment cri­tiques.

MAUD ROYER L’évolution du fémin­isme en ligne reste intéres­sante. Prenons l’exemple de la prise en compte des femmes trans dans le décompte des fémini­cides, que cer­taines fémin­istes refu­saient. La ques­tion a été tranchée rapi­de­ment grâce à la pres­sion des réseaux soci­aux. Sans cela, cette rapi­de évo­lu­tion n’aurait pas été pos­si­ble. C’est un bon exem­ple de l’influence des plate­formes numériques dans les débats internes du fémin­isme.


« Le défi est de ne pas sim­pli­fi­er les reven­di­ca­tions au point de ren­dre le fémin­isme moins puis­sant, et de ne pas exclure cer­taines voix, notam­ment cri­tiques.»

Irène Despon­tin Lefèvre

Par­fois, ces débats sont houleux. Com­ment instau­r­er une cul­ture du dia­logue en ligne ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES C’est un sujet cru­cial ! Le revers du fémin­isme en ligne, c’est l’augmentation des vio­lences internes au mou­ve­ment. Les attaques entre mil­i­tantes sont par­fois plus douloureuses que celles des enne­mis extérieurs… Dans le con­texte des réseaux qui encour­a­gent le clash et le dog­pil­ing 6Le dog­pil­ing est une pra­tique de cyber­har­cèle­ment en meute : un groupe s’acharne sur une seule et même per­son­ne. À l’origine, le dog-pile (tas de chiens) est issu du foot­ball améri­cain, et désigne le plaquage en masse de la per­son­ne qui a le bal­lon., il n’est pas facile de trou­ver des solu­tions con­crètes. La com­mu­ni­ca­tion privée plutôt que l’interpellation de l’autre, la prise en compte de son inten­tion et le refus des juge­ments rapi­des peu­vent être des pistes.

IRÈNE DESPONTIN LEFÊVRE Il existe une forme de per­for­ma­tiv­ité mil­i­tante sur les réseaux : cer­taines per­son­nes essaient de mon­tr­er qu’elles sont plus mil­i­tantes que d’autres en les attaquant. Ce phénomène empêche le dia­logue. Pour avancer, il faut aus­si accepter que les débats, même s’ils sont con­flictuels, sont con­struc­tifs.

MAUD ROYER Le prob­lème est qu’un débat néces­site des échanges entre individu·es sur un pied d’égalité, ce qui est loin d’être le cas lorsque l’on s’adresse à un·e influenceur·euse ou à une per­son­nal­ité publique. Des espaces comme les revues mil­i­tantes ou les uni­ver­sités d’été sont à mon avis beau­coup plus effi­caces pour débat­tre. Par ailleurs, il faut rap­pel­er que la vio­lence n’est pas for­cé­ment syn­onyme de dom­i­na­tion. Ce n’est pas parce qu’un pro­pos est abrupt qu’il n’est pas légitime, et on doit faire atten­tion au tone polic­ing7Le tone polic­ing con­siste à cri­ti­quer la façon dont une per­son­ne exprime un point de vue ou une reven­di­ca­tion, plutôt que s’intéresser à la reven­di­ca­tion elle-même..

Elvire Duvelle-Charles et Maud Roy­er, com­ment votre iden­tité – de femme racisée pour l’une, de femme trans pour l’autre –, con­di­tionne-t-elle vos pra­tiques et votre vis­i­bil­ité dans le monde virtuel ?

ELVIRE DUVELLE-CHARLES Être vis­i­ble en ligne sig­ni­fie sou­vent être ciblée, car­i­caturée et faire l’objet de fan­tasmes. Pour les femmes trans ou racisées, le soupçon d’agressivité est con­stant : il suf­fit d’un échange un peu vif pour qu’on nous accuse d’être menaçantes, là où d’autres seraient sim­ple­ment con­sid­érées comme affir­mées.

À cette per­cep­tion biaisée s’ajoute l’hypersexualisation, la fétichi­sa­tion… Mal­gré ces obsta­cles, l’accès à une com­mu­nauté, même virtuelle, est essen­tiel pour tenir face aux attaques.

Mon expo­si­tion pré­coce à des men­aces extrêmes a influ­encé ma manière de gér­er les vio­lences en ligne. Avant même de m’engager en tant que mil­i­tante indi­vidu­elle, j’avais déjà été con­fron­tée à des attaques d’une inten­sité rare avec le mou­ve­ment Femen, jusqu’à fig­ur­er sur une liste de per­son­nes à abat­tre. Ça m’a con­trainte à dévelop­per des straté­gies d’autoprotection très tôt. La mise en place de bar­rières numériques a été essen­tielle : blo­quer en préven­tion des comptes liés à l’extrême droite, restrein­dre l’accès aux com­men­taires sur mes pub­li­ca­tions, éviter de lire les réac­tions sous les vidéos où j’apparais, pro­téger de façon très stricte ma vie privée… Ces réflex­es, je les ai con­stru­its grâce aux expéri­ences partagées par d’autres mil­i­tantes, comme la jour­nal­iste Lau­ren Bastide ou la mil­i­tante Car­o­line De Haas, qui m’ont trans­mis des pro­to­coles pré­cis pour gér­er les vagues de har­cèle­ment, anticiper les attaques et min­imiser leur impact.

MAUD ROYER De mon côté, mon rap­port aux réseaux soci­aux a été pro­fondé­ment mar­qué par ma tran­si­tion. J’ai choisi de dis­paraître tem­po­raire­ment d’Internet à ce moment-là, car je savais que mon passé serait minu­tieuse­ment fouil­lé et util­isé con­tre moi. Les archives numériques sont à dou­ble tran­chant pour les per­son­nes trans : elles per­me­t­tent de doc­u­menter une tra­jec­toire, mais elles sont aus­si un out­il de har­cèle­ment pour l’extrême droite. Cette men­ace con­stante a façon­né mon approche des réseaux soci­aux. J’ai adop­té une pos­ture défen­sive, qua­si para­noïaque : je pub­lie peu et, quand je le fais, je pèse chaque mot pour éviter que mes pro­pos soient détournés ou util­isés con­tre moi plus tard. C’est une charge men­tale sup­plé­men­taire qui lim­ite ma spon­tanéité et ma lib­erté d’expression. Mais sans les échanges en ligne, l’association que je pré­side aujourd’hui n’existerait pas. Il y a cinq ans, de sim­ples dis­cus­sions en mes­sages privés entre quelques femmes trans ont abouti à la créa­tion d’une organ­i­sa­tion forte de plusieurs dizaines d’adhérentes… Ça ne com­pense pas les vio­lences, mais ça donne un sens à mon engage­ment et me rap­pelle pourquoi il est impor­tant de rester vis­i­bles mal­gré les risques. •

3 ressources pour aller plus loin

La Silicon Valley, ce vieux monde

Chercheuse en civil­i­sa­tion améri­caine, anci­enne col­lab­o­ra­trice d’Amazon, Mar­i­on Olha­ran Lagan revient dans son essai Patri­artech. Les nou­velles tech­nolo­gies au ser­vice du vieux monde, sur les iné­gal­ités de genre dans le secteur numérique. En analysant l’invisibilisation con­stante des tra­vailleuses au fil du temps ain­si que les phénomènes de cap­ta­tion des cap­i­taux financiers et sym­bol­iques par quelques barons à la cul­ture mas­culin­iste, elle met en lumière le para­doxe d’un milieu où le culte de l’innovation sert le main­tien d’une cul­ture patri­ar­cale et blanche.

Patri­artech. Les nou­velles tech­nolo­gies au ser­vice du vieux monde, de Mar­i­on Olha­ran Lagan, Hors d’atteinte, 2024, 19 €

Comment la gauche a perdu Internet ?

Inter­net, c’est de droite ou de gauche ? Dans son pod­cast Le code a changé, Xavier de La Porte pose la ques­tion à trois intellectuel·les. La soci­o­logue Jen Schradie explique com­ment l’architecture infor­ma­tion­nelle des réseaux soci­aux favorise la rhé­torique réac­tion­naire. L’économiste Yanis Varo­ufakis dresse quant à lui un par­al­lèle entre les seigneurs du Moyen Âge et les grands de la tech qui pri­va­tisent l’espace pub­lic. Enfin, l’essayiste Nao­mi Klein s’imagine un trou­blant dou­ble numérique : une autrice avec qui on la con­fondrait, passée du camp démoc­rate à l’extrême droite com­plo­tiste.

→ « Com­ment la gauche a per­du Inter­net en trois étapes », de Xavier de La Porte, France Inter

L’agenda des Big Tech en 1 h 30

Sur sa chaîne YouTube InPow­er Pod­cast, l’influenceuse et ani­ma­trice Louise Aubery, alias My Bet­ter Self, reçoit Asma Mhal­la, poli­to­logue et autrice de l’essai Tech­nop­o­li­tique. Com­ment la tech­nolo­gie fait de nous des sol­dats (Seuil, 2024). Celle-ci mêle soci­olo­gie, géopoli­tique et économie pour mieux appréhen­der l’influence crois­sante des Big Tech (Google, Apple, Face­book, Ama­zon et Microsoft), et pour décoder leur pro­jet de con­trôle de nos démoc­ra­ties.

→ « Pourquoi la tech­nolo­gie nous men­ace ? Analyse avec la doc­teure en sci­ences poli­tiques Asma Mhal­la », à voir sur la chaîne YouTube InPow­er Pod­cast

Entre­tien réal­isé le 18 févri­er 2025 en visio­con­férence. Cet arti­cle a été édité par Diane Sul­tani Milel­li.

  • 1
    À l’issue de son rachat en 2022 par le mil­liar­daire Elon Musk, X a per­du plus de 70 % de sa valeur. En mars 2025, Musk est néan­moins par­venu à lever près d’un mil­liard de dol­lars
    pour les réin­jecter dans la plate­forme.
  • 2
    Bluesky est une plate­forme sim­i­laire à X, créée en 2019 par une femme, Jay Graber. Elle se tar­gue d’être, à l’inverse de X, un réseau décen­tral­isé, et ne dépend d’aucune des multi­na­tionales de la tech.
  • 3
    Asso­ci­a­tion issue des réseaux de Ségolène Roy­al pour en faire la can­di­date social­iste à l’élection prési­den­tielle de 2007, Désirs d’avenir se démar­que en investis­sant le Web dès 2006, avec le site par­tic­i­patif desirsdavenir.fr.
  • 4
    Irène Despon­tin Lefèvre, «L’engagement fémin­iste “en quelques clics” : s’adresser à toutes, se dis­tinguer par la com­mu­ni­ca­tion», Com­mu­ni­quer, no 39, 2024 (con­sultable en ligne).
  • 5
    Afin d’aider les vic­times de vio­lences sex­uelles, en par­ti­c­uli­er les femmes racisées, Tarana Burke lance le mou­ve­ment Me Too en 2006 sur la plate­forme MySpace. Lire son por­trait par Rokhaya Dial­lo, «Le fémin­isme occi­den­tal invis­i­bilise les con­tri­bu­tions des femmes non blanch­es », newslet­ter du 16 sep­tem­bre 2022, sur revueladeferlante.fr.
  • 6
    Le dog­pil­ing est une pra­tique de cyber­har­cèle­ment en meute : un groupe s’acharne sur une seule et même per­son­ne. À l’origine, le dog-pile (tas de chiens) est issu du foot­ball améri­cain, et désigne le plaquage en masse de la per­son­ne qui a le bal­lon.
  • 7
    Le tone polic­ing con­siste à cri­ti­quer la façon dont une per­son­ne exprime un point de vue ou une reven­di­ca­tion, plutôt que s’intéresser à la reven­di­ca­tion elle-même.
Coline Clavaud-Mégevand

Journaliste indépendante et militante féministe spécialisée dans les questions d’identités et la pop culture, elle travaille sur des enquêtes dans l’industrie du divertissement dont deux enquêtes sur le mouvement #MeTooStandUp sur Mediapart. Pour La Déferlante, elle brosse le portrait de Belkis Ayón. Voir tous ses articles

Pour une éducation qui libère !

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°18 Édu­quer, parue en mai 2025. Con­sul­tez le som­maire.


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