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bell hooks, enseigner la liberté

Née dans les États-Unis de la ségré­ga­tion raciale, bell hooks* a dévelop­pé une pen­sée fémin­iste et décolo­niale recon­nue à tra­vers le monde entier. Elle est aus­si une autrice essen­tielle dans le domaine de l’éducation : ses écrits ser­vent aujourd’hui encore de manuel d’action pra­tique aux enseignant·es qui, comme Manel Ben Boubak­er, autrice de cet arti­cle, por­tent haut le flam­beau de la péd­a­gogie cri­tique.
Publié le 30/04/2025

Modifié le 07/05/2025

bell hooks en septembre 1995. Un an plus tôt, la pédagogue états-unienne a publié Apprendre à transgresser, un essai dans lequel elle affirme que « la [salle de] classe reste le lieu le plus radical des possibilités ».
La péd­a­gogue états-uni­enne bell hooks, en sep­tem­bre 1995. Crédit pho­to : Mon­i­ca Almei­da / The New York Times-REDUX-REA

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°18 Édu­quer, parue en mai 2025. Con­sul­tez le som­maire.

* bell hooks écrivait son prénom et son nom sans majus­cules, pour met­tre l’accent sur « la sub­stance
des livres, pas sur qui je suis »
, dis­ait-elle.

Cer­tains livres nous bous­cu­lent, nous font bas­culer, même, vers un autre chemin de vie. C’est ce que j’ai vécu par un jour d’été parisien en 2015, lorsque j’ai décou­vert bell hooks à tra­vers son célèbre livre Ne suis-je pas une femme ?1Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et fémin­isme, traduit par Olga Potot, Cam­bourakis, 2015 ; édi­tion orig­i­nale 1981., pub­lié en France cette année-là. Cet essai sur la place des femmes noires aux États-Unis a d’emblée réson­né avec ma pro­pre his­toire, celle d’une fille nord-africaine en France.

Cette lec­ture m’a aidée à nom­mer ce que j’ai vécu enfant puis ado­les­cente dans le Paris des années 1990 et 2000 : un mélange de racisme et de sex­isme. Une sit­u­a­tion que vivent spé­ci­fique­ment les femmes non blanch­es, et qui les oblige à penser tou­jours en dou­ble les oppres­sions qu’elles subis­sent.

Le plus mer­veilleux, c’est que bell hooks m’est venue en aide une sec­onde fois deux ans plus tard. Alors que, pro­fesseure d’histoire et géo­gra­phie, j’envisageais depuis quelques années d’abandonner le navire de l’Éducation nationale, j’ai décou­vert ses écrits sur la péd­a­gogie, encore mécon­nus en France.

Sa vision de l’enseignement, qui prône la trans­gres­sion dans la joie, m’a don­né la force de croire que « la [salle de] classe reste le lieu le plus rad­i­cal des pos­si­bil­ités », comme elle l’écrit en 1994 dans Appren­dre à trans­gress­er (lire l’encadré en bas de l’ar­ti­cle). Telle une amie, grâce àa grande générosité qui car­ac­térise son écri­t­ure, elle m’a ten­du la main pour que je puisse chang­er. D’enseignante, je suis dev­enue, comme elle, péd­a­gogue engagée.

Une « école adorée »

Glo­ria Jean Watkins, dite bell hooks, est née le 25 sep­tem­bre 1952 dans le Ken­tucky, une région rurale où règne la ségré­ga­tion raciale. Elle racon­te son enfance dans le pre­mier tome de ses mémoires, Noir d’os (traduit en 2024 par Lor­raine Delavaud chez Plon). Issue d’une famille « pau­vre et dys­fonc­tion­nelle », dont elle narre les joies comme les vio­lences dans son œuvre autoréflex­ive, elle est une enfant rebelle. Vivant d’abord à la cam­pagne, elle se rend à pied à l’école avec ses sœurs et son frère. Ses par­ents, con­scients de l’importance de la cul­ture sco­laire, démé­na­gent ensuite à Hop­kinsville, une ville de 30 000 habitant·es qui dis­pose d’une bib­lio­thèque, où bell hooks passe l’essentiel de ses journées, à tel point que sa famille com­mence à la soupçon­ner d’être une enfant à prob­lèmes – de celles qui, en lisant, dévelop­pent des idées dan­gereuses. J’ai con­nu ce même soupçon d’indiscipline dû à ma vorac­ité lit­téraire. Je me sou­viens de mes lec­tures en bib­lio­thèque, seule, comme d’un temps sacré.

bell hooks étudie d’abord dans des écoles réservées aux filles noires. De cette époque, elle éprou­ve une nos­tal­gie indé­fectible, par­lant d’un monde « où les enseignant·es étaient convaincu·es qu’éduquer des enfants noir·es cor­recte­ment deman­derait un engage­ment poli­tique », explique-t-elle dans Appren­dre à trans­gress­er. Cette « école exclu­sive­ment noire, adorée », fonc­tionne en oppo­si­tion totale avec les écoles mixtes qu’elle fréquente ensuite, lors de la désé­gré­ga­tion, à la fin des années 19602À la suite des luttes pour les droits civiques, dans les années 1950–1960, les États-Unis abolis­sent la ségré­ga­tion raciale et intè­grent pro­gres­sive­ment les Noir·es dans les espaces publics, dont les écoles et les insti­tu­tions, aupar­a­vant réservés aux Blanc·hes..

Selon elle, les étab­lisse­ments mixtes con­sid­èrent les élèves noir·es « comme des intrus, comme n’ayant pas vrai­ment leur place » et dif­fusent une cul­ture supré­maciste blanche. Elle y perd en estime d’elle-même autant qu’en plaisir d’apprendre. Au tra­vers de cette dou­ble expéri­ence sco­laire, elle apprend à dis­tinguer « la dif­férence entre une édu­ca­tion comme pra­tique de la lib­erté et une édu­ca­tion des­tinée seule­ment à ren­forcer un sys­tème de dom­i­na­tion ». Cette leçon servi­ra de socle à ses théories sur l’éducation.

En par­al­lèle des mul­ti­ples oppres­sions de race, de classe et de genre qu’elle subit, bell hooks béné­fi­cie des pre­miers dis­posi­tifs d’affirmative action3L’affir­ma­tive action, ou « dis­crim­i­na­tion pos­i­tive », est un pro­gramme mis en place lors de la désé­gré­ga­tion visant à inté­gr­er les groupes dis­crim­inés dans les insti­tu­tions et les uni­ver­sités. et parvient à inté­gr­er la très renom­mée uni­ver­sité Stan­ford en Cal­i­fornie – une uni­ver­sité blanche et bour­geoise dans laque­lle elle trou­ve dif­fi­cile­ment sa place.

Tel un miroir, son expéri­ence me ren­voie une nou­velle fois à la mienne : j’ai, comme elle, été la pre­mière per­son­ne de ma famille à inté­gr­er une uni­ver­sité pres­tigieuse, la Sor­bonne. Dans une France post-11-Sep­tem­bre, j’ai vécu des formes de relé­ga­tion com­pa­ra­bles à celles dont elle a été vic­time.

Je me sou­viens de cette étu­di­ante nord-africaine qui, en 2006, avait crié sa colère en pleine assem­blée générale con­tre le con­trat pre­mière embauche (CPE), parce que per­son­ne à la tri­bune n’avait fait le lien entre ces mobil­i­sa­tions étu­di­antes et les révoltes des quartiers pop­u­laires sur­v­enues quelques mois plus tôt, en octo­bre 2005, après la mort de Zyed Ben­na et Bouna Tra­oré à Clichy-sous-Bois. J’avais levé les deux mains pour affich­er mon appro­ba­tion. Nous étions peu à le faire, parce que nous étions si peu dans l’assistance à faire par­tie du monde des descendant·es de colonisé·es et parce que nos his­toires, nos vécus, nos points de vue étaient inaudi­bles dans ces grandes fac­ultés parisi­ennes.

En plein mou­ve­ment fémin­iste des années 1970, bell hooks se réfugie dans les pre­miers cours de women stud­ies (recherch­es en sci­ences sociales sur les femmes) qui se met­tent en place dans son uni­ver­sité. Mais elle ne se sent à l’aise ni face aux enseignant·es ni auprès des étu­di­antes fémin­istes qu’elle fréquente, tous·tes man­i­fes­tant, selon elle, des com­porte­ments racistes et la reje­tant pour ses pris­es de posi­tion jugées icon­o­clastes.

C’est dans un esprit de con­ver­sa­tion comme de con­fronta­tion qu’elle rédi­ge en 1981 le fameux essai Ne suis-je pas une femme ?. Elle y démon­tre que la com­bi­nai­son du sex­isme et du racisme (ou « misog­y­noir ») fait des femmes noires le groupe le plus mar­gin­al­isé aux États-Unis. À cette époque, elle choisit son nom de plume, bell hooks, en hom­mage à son arrière-grand-mère Bell Blair Hooks, femme de fort tem­péra­ment dont le sou­venir a mar­qué son enfance. Nom qu’elle décide d’écrire en minus­cules pour met­tre en valeur sa pen­sée, plutôt que sa pro­pre per­son­ne.

Une décep­tion majeure pour elle est l’ennui qu’elle ressent durant une par­tie de ses études : l’enseignement est com­péti­tif et éli­tiste, les savoirs enseignés sont présen­tés comme seuls légitimes et par con­séquent ni ques­tion­nés ni ques­tionnables par les élèves. Des savoirs que bell hooks con­sid­ère comme décon­nec­tés des luttes fémin­istes et antiracistes. Elle a l’impression de ne jamais pou­voir creuser les aspects les plus con­flictuels des sujets abor­dés, de devoir taire ses remar­ques, ses cri­tiques, les savoirs alter­nat­ifs qu’elle a acquis en tant que femme noire. Ce qui est val­orisé par le champ académique, c’est la con­som­ma­tion du savoir par les étudiant·es, et non sa dimen­sion cri­tique, réflex­ive, inven­tive.

À la fin de son par­cours uni­ver­si­taire, en lisant La Péd­a­gogie des opprimés, du brésilien Pao­lo Freire (lire l’encadré ci-dessous), elle com­prend qu’elle a expéri­men­té ce qu’il appelle « le sys­tème ban­caire édu­catif ». Grâce à cette lec­ture, ain­si qu’à sa pro­pre expéri­ence dans les écoles noires, elle bas­cule dans une per­spec­tive de péd­a­gogie cri­tique dès les prémices de sa car­rière d’enseignante, à Yale dans les années 1970, et devient pro­gres­sive­ment une fig­ure cen­trale du courant de la péd­a­gogie cri­tique fémin­iste et décolo­niale.

Paulo Freire, l’inspirateur des pédagogies critiques

Paulo Freire est né au Brésil en 1921. Il a com­mencé son tra­vail de péd­a­gogue dans les années 1960 en organ­isant des cours d’alphabétisation pour adultes. Il con­cep­tu­alise des méth­odes éduca­tives qui inspirent des péd­a­gogues dans le monde entier jusqu’à aujourd’hui.

Dans son ouvrage de référence, La Péd­a­gogie des opprimés (Maspero, 1974 ; édi­tion orig­i­nale 1968), il leur four­nit un mantra : « Per­son­ne n’éduque autrui, per­son­ne ne s’éduque seul, les humains s’éduquent ensem­ble par l’intermédiaire du monde. » À l’inverse de ce qu’il appelle « la péd­a­gogie ban­caire », où l’élève mémorise
de l’information, la régur­gite, ou stocke ce qui peut être util­isé plus tard, les apprenant·es ne sont pas considéré·es comme des con­tenants vides à rem­plir de con­nais­sances : ils et elles savent des choses
que les enseignant·es ignorent, et l’éducation est tou­jours un proces­sus col­lec­tif, de cocréa­tion.

Bien que s’inspirant de l’œuvre de Pao­lo Freire, bell hooks cri­ti­quera son util­i­sa­tion d’un lan­gage andro­cen­tré. Dans Appren­dre à trans­gress­er, elle insiste : pour véri­ta­ble­ment œuvr­er à la démoc­ra­tie et à la libéra­tion, la péd­a­gogie cri­tique doit pren­dre un virage fémin­iste inter­sec­tion­nel.

Engager des conversations

Si bell hooks vient des études lit­téraires, noires et fémin­istes4Sa thèse de lit­téra­ture est l’une des pre­mières con­sacrées à l’autrice Toni Mor­ri­son, bien avant son suc­cès cri­tique et pub­lic, et son prix Nobel en 1993., sa trilo­gie éduca­tive (lire l’encadré en bas de l’ar­ti­cle), qu’elle écrit plus tar­di­ve­ment dans sa car­rière, devient très rapi­de­ment une référence majeure des péd­a­go­gies cri­tiques aux États-Unis. bell hooks a été l’une des pre­mières uni­ver­si­taires à faire étudi­er des autri­ces afrode­scen­dantes et non blanch­es dans ses cours. Son approche, à la fois théorique et intro­spec­tive, per­met d’aborder des thé­ma­tiques aus­si var­iées que la neu­tral­ité pro­fes­so­rale, le racisme, le sex­isme, la classe sociale, la sex­u­al­ité, l’amour, le corps, la mort ou la spir­i­tu­al­ité.


Pour bell hooks, la péd­a­gogie est un tra­vail éminem­ment poli­tique qui con­tribue à trans­met­tre une con­science cri­tique et trans­for­ma­trice aux per­son­nes exploitées et opprimées.


Dans ses écrits, elle détaille les straté­gies qu’elle a elle-même mis­es en place pour trans­former son enseigne­ment. Elle partage son savoir dans ses cours, dans des ate­liers, des con­férences, mais aus­si en famille ou à l’église, et dit écrire de manière à être com­prise des femmes comme sa grand-mère. Son refus de se pli­er aux normes académiques dans son tra­vail théorique con­tribuera à mar­gin­alis­er longtemps son œuvre : Ne suis-je pas une femme ? a, par exem­ple, été cri­tiqué dans cer­tains milieux académiques ou fémin­istes pour son « manque de méthodolo­gie ».

Pour bell hooks, la péd­a­gogie est un tra­vail éminem­ment poli­tique qui con­tribue à trans­met­tre une con­science cri­tique et trans­for­ma­trice aux per­son­nes exploitées et opprimées. Elle écrit des ouvrages jeunesse pour pro­pos­er d’autres imag­i­naires aux enfants noir·es et favorise l’enseignement trans­gres­sif comme « mou­ve­ment con­tre et au-delà des lim­ites » des normes dom­i­nantes et oppres­sives. L’accent est mis sur les savoirs con­tre-hégé­moniques portés par les per­son­nes minorisées, con­di­tion sine qua non pour instau­r­er la lib­erté et la démoc­ra­tie véri­ta­bles dans sa classe. Elle utilise par exem­ple autant l’anglais stan­dard que l’anglais africain-améri­cain ver­nac­u­laire du sud des États-Unis afin de val­oris­er ses étudiant·es noir·es, leur façon d’être au monde, et leur per­me­t­tre de sor­tir col­lec­tive­ment de la honte raciale et sociale.

Comme elle, j’ai amor­cé une décoloni­sa­tion de mon enseigne­ment. Chacun·e de mes élèves arrive en classe avec son his­toire famil­iale, par­fois son réc­it nation­al. Des his­toires que j’ai tou­jours refusé de hiérar­chis­er, car, comme bell hooks dans Appren­dre à trans­gress­er, je suis con­va­in­cue que la salle de classe est « un espace démoc­ra­tique – une zone libre où le désir d’étudier et d’apprendre nous rend tous égaux-les ». Cela passe par la trans­for­ma­tion en pro­fondeur des pra­tiques pro­fes­so­rales, qu’elle nomme « péd­a­gogie rad­i­cale » – au sens éty­mologique « aller à la racine de ». De cette façon, elle nous invite à engager de véri­ta­bles con­ver­sa­tions avec nos élèves pour aller à la racine des dom­i­na­tions, et à nous inscrire dans les pas des enseignantes noires qui lui ont inculqué, quand elle était enfant, « une péd­a­gogie révo­lu­tion­naire de résis­tance […] pro­fondé­ment anti­colo­niale ».

La lec­ture de ses écrits péd­a­gogiques a été une révo­lu­tion pour moi : c’était la pre­mière fois que je lisais des textes sur l’école qui poli­ti­saient les ques­tions du racisme, du sex­isme, du clas­sisme5Le clas­sisme est la dis­crim­i­na­tion basée sur la classe sociale. Il se man­i­feste par la stig­ma­ti­sa­tion des per­son­nes issues de class­es pop­u­laires et par un accès iné­gal aux ressources économiques, éduca­tives ou sociales.. Avec son analyse de l’importance du corps dans la salle de classe, elle m’a don­né des clefs indis­pens­ables pour tra­vailler ma pos­ture de pro­fesseure enseignant en Seine-Saint-Denis.


Si j’ai honte du corps qui est le mien alors que je suis la pro­fesseure, qu’est-ce que je trans­mets implicite­ment à mes élèves non blanc·hes ?


Au début de ma car­rière, j’étais mal à l’aise avec les remar­ques pour­tant légitimes de mes élèves, du type : « Je suis sûr·e que vous êtes algérienne/tunisienne/marocaine. » L’école répub­li­caine nous incite à ne pas par­ler de nous, au nom d’une pré­ten­due uni­ver­sal­ité. Mais nous sommes aus­si des corps qui char­ri­ent une his­toire – post-colo­niale, par exem­ple – et des représen­ta­tions. La lec­ture de bell hooks m’a aidée à défaire ce nœud et, depuis, je réponds tou­jours à cette ques­tion, sans aucune gêne. Il s’agit, pour mes élèves comme pour moi-même, « de sor­tir de la honte », qui est un obsta­cle à la fois à l’apprentissage et à la trans­mis­sion. Si j’ai honte du corps qui est le mien alors que je suis la pro­fesseure, qu’est-ce que je trans­mets implicite­ment à mes élèves non blanc·hes ?

Un héritage porteur d’espoir

Toute l’œuvre de bell hooks con­verge vers un objec­tif que j’ai fait mien : met­tre en œuvre une « com­mu­nauté d’apprentissage » entre élèves et professeur·es et laiss­er toute leur place à l’amour, à l’espoir, au soin com­mu­nau­taire et à la pas­sion de l’enseignement grâce à des pra­tiques éman­ci­patri­ces. Force est de con­stater qu’elle a réus­si à for­mer autour d’elle une com­mu­nauté d’apprentissage mon­di­al­isée, notam­ment aux États-Unis, où un cen­tre bell-hooks a été fondé en 2014 dans l’université de Berea, sur ses ter­res natales, où elle a fini sa car­rière.

Avec deux à qua­tre tra­duc­tions par an depuis sa mort, bell hooks com­mence tout juste à être recon­nue en France. Pour­tant, dès le début des années 2010, des femmes se sont attelées à la faire con­naître, en faisant cir­culer ses écrits entre milieux mil­i­tants et mon­des académiques. La pre­mière pierre est posée par la philosophe Elsa Dor­lin en 2008. Dans son antholo­gie avant-gardiste Black Fem­i­nism. Antholo­gie du fémin­isme africain-améri­cain, 1975–2000 (L’Harmattan, 2008), elle traduit et pub­lie un de ses textes majeurs « Soror­ité : la sol­i­dar­ité poli­tique entre les femmes ». Ce tra­vail de dif­fu­sion se pour­suit dans les années 2010 grâce aux mou­ve­ments afrofémin­istes français, avec notam­ment les travaux de la mil­i­tante et chercheuse en soci­olo­gie Fania Noël, une des meilleures spé­cial­istes des écrits des fémin­istes noires. Les textes péd­a­gogiques de bell hooks, eux, se sont, timide­ment, dif­fusés grâce à des uni­ver­si­taires en sci­ences de l’éducation6En 2013, Clé­mence Four­ton traduit le chapitre « La péd­a­gogie engagée » dans la revue Tracés. En 2018, Man­al Al Tami­mi, Tal Dor et Naci­ra Guénif-Souil­a­mas pub­lient Ren­con­tres rad­i­cales : pour des dia­logues fémin­istes décolo­ni­aux (Cam­bourakis), sur des pra­tiques d’enseignement informel inspirées de son tra­vail et mis­es en œuvre en Pales­tine, en Kanaky et en France. qui ten­tent de la faire recon­naître comme une péd­a­gogue impor­tante.

Sa mort, en décem­bre 2021, est arrivée à un moment sym­bol­ique de ma car­rière enseignante : je venais tout juste de créer avec ma col­lègue de sci­ences économiques et sociales Mali­ga Tony-Nyemb le « club égal­ité » dont je rêvais tant. Un tiers-lieu inté­gré à notre lycée, où l’on pou­vait enfin évo­quer les nom­breuses sit­u­a­tions d’oppression liées au genre et à l’origine socioeth­nique au sein de l’établissement. Nous organ­isons une céré­monie de fem­mage et appor­tons nos ouvrages per­son­nels. Nos élèves nous les emprun­tent et, même après quelques mois, cer­tains ne revi­en­nent pas. Ce moment fort inspir­era un des chapitres de l’ouvrage col­lec­tif auquel nous par­ticiper­ons toutes deux : Entr­er en péd­a­gogie antiraciste, d’une lutte syn­di­cale à des pra­tiques éman­ci­patri­ces (Shed Pub­lish­ing, 2023).

Le con­texte poli­tique des années 2010–2020 – émer­gence du mou­ve­ment #MeToo, de la ques­tion cli­ma­tique, des luttes con­tre les vio­lences poli­cières et de grandes grèves con­tre les réformes des retraites – a vu se pop­u­laris­er en France la notion d’intersectionnalité, théorisée par Kim­ber­lé Cren­shaw en 19897Con­sul­tez notre glos­saire, et a instal­lé bell hooks comme une référence incon­tourn­able pour com­pren­dre l’imbrication des oppres­sions.

En France, pos­er la ques­tion du racisme sys­témique demeure dif­fi­cile tant une par­tie de la pop­u­la­tion nour­rit encore une défi­ance à ce sujet. Ain­si les camps d’été décolo­ni­aux, organ­isés en 2016 et 2017 par Fania Noël et la mil­i­tante antiraciste Sihame Ass­bague, ont-ils été la cible d’attaques vir­u­lentes. Le min­istre de l’Éducation Jean-Michel Blan­quer a égale­ment porté plainte en 2017 et 2018 con­tre mon syn­di­cat, SUD édu­ca­tion 938Jean-Michel Blan­quer a déposé deux plaintes con­tre le syn­di­cat : la pre­mière pour diffama­tion après que SUD édu­ca­tion 93 a par­lé de « racisme d’État », la sec­onde pour dis­crim­i­na­tion et exploita­tion de per­son­nes vul­nérables à la suite de l’organisation d’un ate­lier réservé aux per­son­nes racisées. Toutes deux ont été classées sans suite., à la suite de l’organisation d’un ate­lier entre per­son­nes non blanch­es.

Mais une autre par­tie de la pop­u­la­tion, con­va­in­cue ou désir­ant se for­mer, souhaite pou­voir accéder à des analy­ses pré­cis­es pour penser la ques­tion raciale et décolo­niale : l’œuvre de bell hooks, foi­son­nante mais d’une grande acces­si­bil­ité, leur offre un for­mi­da­ble out­il pour s’approprier le débat. Cela con­cerne les per­son­nes non blanch­es aus­si bien que blanch­es, car bell hooks n’a jamais cessé, en digne héri­tière de Pao­lo Freire, d’entretenir un dia­logue cri­tique avec celles et ceux qui sont de l’autre côté des fron­tières raciales, sociales et de genre. En 1986, rédi­geant les dernières lignes de « Soror­ité », elle affir­mait : « Les femmes n’ont pas besoin d’éradiquer leurs dif­férences pour se sen­tir sol­idaires les unes des autres. Nous n’avons pas besoin d’être toutes vic­times d’une même oppres­sion pour toutes nous bat­tre con­tre l’oppression. » •

T ouvrages majeurs de bell hooks sur l’éducation

ROUTLEDGE
ROUTLEDGE
Teaching Critical Thinking: Practical Wisdom, Routledge, 2010 (non traduit)

À tra­vers une série de courts essais, bell hooks rap­pelle l’importance de l’esprit cri­tique pour enseign­er et appren­dre, tout en décon­stru­isant les sys­tèmes oppres­sifs qui nous entourent.

ROUTLEDGE
ROUTLEDGE
Teaching Community: A Pedagogy
of Hope, Routledge, 2004
(Apprendre ensemble. Une pédagogie
de l’espoir, traduit par Margaux Portron, Syllepse, 2024)

bell hooks défend un enseigne­ment qui ne se lim­ite pas aux salles de classe et passe par le partage des idées et les dis­cus­sions au sein de nos com­mu­nautés.

ROUTLEDGE
ROUTLEDGE
Teaching to Transgress: Education as
the Practice of Freedom, Routledge, 1994
(Apprendre à transgresser. L’éducation comme pratique de la liberté, traduit par Margaux Portron, Syllepse, 2019)

bell hooks appelle à trans­gress­er les fron­tières de race, de genre et de classe pour faire de l’enseignement un acte d’émancipation.

Cet arti­cle a été édité par Mathilde Blézat.

  • 1
    Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et fémin­isme, traduit par Olga Potot, Cam­bourakis, 2015 ; édi­tion orig­i­nale 1981.
  • 2
    À la suite des luttes pour les droits civiques, dans les années 1950–1960, les États-Unis abolis­sent la ségré­ga­tion raciale et intè­grent pro­gres­sive­ment les Noir·es dans les espaces publics, dont les écoles et les insti­tu­tions, aupar­a­vant réservés aux Blanc·hes.
  • 3
    L’affir­ma­tive action, ou « dis­crim­i­na­tion pos­i­tive », est un pro­gramme mis en place lors de la désé­gré­ga­tion visant à inté­gr­er les groupes dis­crim­inés dans les insti­tu­tions et les uni­ver­sités.
  • 4
    Sa thèse de lit­téra­ture est l’une des pre­mières con­sacrées à l’autrice Toni Mor­ri­son, bien avant son suc­cès cri­tique et pub­lic, et son prix Nobel en 1993.
  • 5
    Le clas­sisme est la dis­crim­i­na­tion basée sur la classe sociale. Il se man­i­feste par la stig­ma­ti­sa­tion des per­son­nes issues de class­es pop­u­laires et par un accès iné­gal aux ressources économiques, éduca­tives ou sociales.
  • 6
    En 2013, Clé­mence Four­ton traduit le chapitre « La péd­a­gogie engagée » dans la revue Tracés. En 2018, Man­al Al Tami­mi, Tal Dor et Naci­ra Guénif-Souil­a­mas pub­lient Ren­con­tres rad­i­cales : pour des dia­logues fémin­istes décolo­ni­aux (Cam­bourakis), sur des pra­tiques d’enseignement informel inspirées de son tra­vail et mis­es en œuvre en Pales­tine, en Kanaky et en France.
  • 7
  • 8
    Jean-Michel Blan­quer a déposé deux plaintes con­tre le syn­di­cat : la pre­mière pour diffama­tion après que SUD édu­ca­tion 93 a par­lé de « racisme d’État », la sec­onde pour dis­crim­i­na­tion et exploita­tion de per­son­nes vul­nérables à la suite de l’organisation d’un ate­lier réservé aux per­son­nes racisées. Toutes deux ont été classées sans suite.

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Manel Ben Boubaker

Professeure d’histoiregéographie en SeineSaint-Denis, autrice et syndicaliste, elle a contribué à l’ouvrage collectif Entrer en pédagogie antiraciste (Shed Publishing, 2023). Elle est membre du comité éditorial de La Déferlante. Voir tous ses articles

Pour une éducation qui libère !

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°18 Édu­quer, parue en mai 2025. Con­sul­tez le som­maire.


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