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Lesbian Avengers, allumer la mèche

Au milieu des années 1990, aux États-Unis, un groupe de les­bi­ennes « jus­ti­cières » débar­quent à New York, déchi­rant le ciel con­ser­va­teur. Drôles, rad­i­cales, provo­cantes, les Les­bian Avengers révo­lu­tion­nent l’activisme LGBT+. Retour sur l’histoire d’un groupe d’action avant-gardiste créé par et pour les les­bi­ennes.
Publié le 27/01/2025

Modifié le 10/03/2025

Des Les­bian Avengers en train de « manger le feu », devant la Mai­son Blanche, à Wash­ing­ton, lors de la pre­mière Dyke March de l’histoire, le 24 avril 1993. C’est une des images les plus célèbres du col­lec­tif. Crédit : Car­oli­na Kroon

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°17 Tra­vailler, parue en févri­er 2025. Con­sul­tez le som­maire.

« Les­bi­ennes ! Gouines ! Homo­sex­uelles ! Osez imag­in­er ce que vos vies pour­raient être. Êtes-vous prêtes à pass­er à l’action (1) ? » Le 29 juin 1992, à la Marche des fiertés de New York, ce cri du cœur s’affiche sur des tracts en noir et blanc dis­tribués par plusieurs les­bi­ennes, par­mi lesquelles : Ana Simo, Anne-Chris­tine d’Adesky, Max­ine Wolfe, Sarah Schul­man, Marie Honan et Anne Maguire. Mil­i­tantes chevron­nées, elles appel­lent à rejoin­dre leur mou­ve­ment : un groupe d’action exclu­sive­ment com­posé de les­bi­ennes qui œuvre pour leur vis­i­bil­ité.

L’activisme d’Act Up (2) – dont cer­taines mem­bres des Les­bian Avengers (LA) sont issues – est alors en plein essor. Aux États-Unis, dans le milieu les­bi­en, « il exis­tait toute une réal­ité under­ground, des rassem­ble­ments, des fes­ti­vals de musique, des jour­naux, des maisons d’édition, toute une cul­ture les­bi­enne très élaborée, explique à La Défer­lante Sarah Schul­man (3), essay­iste, roman­cière et mem­bre fon­da­trice du col­lec­tif, mais rien autour d’un mode d’action directe ».

La pre­mière réu­nion, le 7 juil­let 1992, au Cen­tre gay et les­bi­en de New York, rassem­ble une cinquan­taine de femmes intriguées par le nom de ce nou­veau groupe. Par­mi elles, Kel­ly Cogswell. « Beau­coup d’entre nous avaient déjà une expéri­ence mil­i­tante, se sou­vient-elle, mais les les­bi­ennes ne mil­i­taient jamais pour défendre leur pro­pre cause. Après avoir lut­té pour les droits des femmes, des gays, des tra­vailleurs et des tra­vailleuses, nous étions agacées par la misog­y­nie et la les­bo­pho­bie de ces groupes poli­tiques. Nous aus­si, on voulait être vis­i­bles. »

C’est quoi, une lesbienne ?

Un efface­ment qui fait écho à de nom­breux autres épisodes mil­i­tants. « Dans les années 1970, le les­bian­isme se fondait dans le fémin­isme, et l’oppression des les­bi­ennes était pen­sée comme l’un des effets de la dom­i­na­tion de genre, parce qu’elles étaient des femmes », explique la soci­o­logue et his­to­ri­enne Ilana Eloit, spé­cial­iste des mou­ve­ments mil­i­tants les­bi­ens et mem­bre du comité édi­to­r­i­al de La Défer­lante. Les Les­bian Avengers, elles, revendiquent une posi­tion spé­ci­fique­ment les­bi­enne, « qui ne se réduit pas au fémin­isme, et dénonce plus spé­ci­fique­ment la dom­i­na­tion hétéro­sex­uelle ».

À l’automne 1992, après un été de réflex­ion et alors que le man­dat de Georges H. Bush touche à sa fin, les Avengers choi­sis­sent pour leur pre­mière action de cibler un bas­tion hétéro­sex­uel : l’école. La droite améri­caine veut alors sup­primer un pro­gramme sco­laire inti­t­ulé « Chil­dren of the Rain­bow », dans lequel fig­ure un livre qui racon­te l’histoire d’une enfant élevée par deux femmes.

Le matin du 9 sep­tem­bre, au son d’une fan­fare, à l’entrée d’une école du Queens à New York, vêtues de tee-shirts flo­qués du slo­gan « I Was a Les­bian Child » (J’étais une enfant les­bi­enne), les Les­bian Avengers dis­tribuent 300 bal­lons mauves por­tant l’inscription « Ask About Les­bian Lives » (Posez des ques­tions sur les vécus les­bi­ens).

Première grande action directe
des Lesbian Avengers, devant
une école du Queens à New York,
le 9 septembre 1992, pour
soutenir un programme scolaire
d’éducation à la diversité. Sur la pancarte, sous les insultes
homophobes (pédé, gouines…)
rayées, on lit : « Enseignez mieux
les langues ».
DONNA BINDER
Pre­mière grande action directe des Les­bian Avengers, devant une école du Queens à New York, le 9 sep­tem­bre 1992, pour soutenir un pro­gramme sco­laire d’éducation à la diver­sité. Sur la pan­car­te, sous les insultes homo­phobes (pédé, gouines…) rayées, on lit : « Enseignez mieux les langues ». Crédit : Don­na Binder


Une fois en classe, « les enfants ont demandé ce qu’était une les­bi­enne », se remé­more Sarah Schul­man, s’affranchissant de « l’interdiction implicite d’en par­ler dans le cadre sco­laire ». Le mot « les­bi­enne », « à l’époque, on ne savait même pas l’écrire », se sou­vient de son côté Kel­ly Cogswell, qui a décrit cette action dans son livre Eat­ing Fire: My Life as a Les­bian Avengers (Uni­ver­si­ty Of Min­neso­ta Press Edi­tion, 2014).

Cette pre­mière action con­tient toutes les car­ac­téris­tiques des Les­bian Avengers : « Une action, un thème, une image forte, et quelques phras­es clés », résume Kel­ly Cogswell. Par­al­lèle­ment, le groupe se dote d’un logo sim­ple et effi­cace : une bombe allumée créée par l’artiste Car­rie Moy­er. Un autre de ses fly­ers est resté célèbre, qui met en scène une super-héroïne au cos­tume flo­qué « LA », sous le slo­gan « The Les­bian Avengers are com­ing to make the world safe for baby dykes every­where » (Les Les­bian Avengers sont là pour ren­dre le monde plus safe pour les bébés gouines).


Au-delà des coups d’éclat médi­a­tiques et des images sen­sa­tion­nelles, le mou­ve­ment est un espace d’affirmation de soi et du désir les­bi­en.



Le « Dyke Man­i­festo » (Man­i­feste gouine) qu’elles pub­lient sous forme de tract un an plus tard, en 1993, con­dense tout l’humour, la rad­i­cal­ité et le flair poli­tique du mou­ve­ment. Dans cette sorte de pro­fes­sion de foi qui invite « les les­bi­ennes à se réveiller », les Les­bian Avengers expri­ment leur envie d’« activisme créatif, auda­cieux, sexy et dra­ma­tique », et pré­cisent : « arresta­tion option­nelle ». Elles recensent les qual­ités req­ui­s­es pour faire par­tie du groupe : « Lead­er­ship, pas de gros ego, infor­mée, intrépi­de, esprit com­bat­if, pro-sexe, bonne danseuse ». La qual­ité la plus recher­chée ? « Avoir accès à des ressources (pho­to­copieuse) ». Avant Inter­net, le papi­er est le nerf de la guerre et la « xeros machine » une den­rée con­voitée. « Il y avait par­mi nous une per­son­ne qui tra­vail­lait dans un mag­a­sin de pho­to­copieuses et qui nous fai­sait entr­er en douce la nuit pour qu’on puisse tout copi­er gra­tu­ite­ment », se remé­more Sarah Schul­man.

Comme l’énumère le « Dyke Man­i­festo », les Les­bian Avengers n’ont « pas la patience pour de la poli­tique polie », « s’ennuient avec les garçons » et pensent que « les les­bi­ennes dans le plac­ard, les hommes queers et les hétéros sym­pa­thiques » devraient leur envoy­er de l’argent. « Il est temps de laiss­er s’exprimer l’amour les­bi­en, la colère les­bi­enne, l’intelligence les­bi­enne. Il est temps de s’organiser et de se bat­tre », écrivent-elles, tout en annonçant : « We recruit » (Nous recru­tons). Ce slo­gan illus­tre bien le retourne­ment du stig­mate. « À l’époque, per­former de manière hyper­bolique dans l’espace pub­lic le stéréo­type de la les­bi­enne agres­sive, vio­lente, extrémiste est nou­veau, souligne l’historienne Ilana Eloit. Il y a chez elles une forme de théâ­tral­i­sa­tion de la vio­lence, comme une con­tre-vio­lence, dont l’objectif est d’exposer la vio­lence nat­u­ral­isée con­tre les minorités sex­uelles. »

Affiche réalisée par les Lesbian Avengers
en 1993 pour présenter le collectif
et recruter de nouvelles militantes.
NEW YORK LESBIAN AVENGERS POUR LE TEXTE,
CARRIE MOYER POUR LA CONCEPTION GRAPHIQUE
Affiche réal­isée par les Les­bian Avengers en 1993 pour présen­ter le col­lec­tif et recruter de nou­velles mil­i­tantes. Crédit : New York Les­bian Avengers pour le texte, Car­rie Moy­er pour la con­cep­tion graphique.


Groupe com­posé de plusieurs cen­taines de per­son­nes, anar­chiste et auto­géré, les Les­bian Avengers doivent leur effi­cac­ité opéra­tionnelle notam­ment à la déter­mi­na­tion de leurs mem­bres et à son organ­i­sa­tion rigoureuse. « À la fin de chaque réu­nion, nous fai­sions un tour de table et cha­cune annonçait ce qu’elle s’engageait à faire », se sou­vient Sarah Schul­man. Dans un mou­ve­ment où tout le monde est bénév­ole et qui se finance à l’aide de dons récoltés lors de fêtes, « la clé du suc­cès est d’aller jusqu’au bout : faire ce que l’on a dit que l’on ferait ».

Cette approche con­crète d’une généra­tion con­fi­ante dans sa capac­ité d’action, estime l’écrivaine, mar­que une rup­ture avec la généra­tion de les­bi­ennes nées dans les années 1940 et 1950, qui avaient été « telle­ment stig­ma­tisées qu’elles n’avaient jamais eu de pou­voir poli­tique en tant que groupe. Pour beau­coup d’entre elles, la seule manière d’avoir un peu de pou­voir était juste de dire “non” mais pas d’agir. »

Un ensem­ble de règles de fonc­tion­nement et d’organisation se met en place. Les réu­nions sont le plus cour­tes pos­si­ble, les mem­bres dévelop­pent leurs propo­si­tions en com­mis­sions, puis soumet­tent des actions réal­is­ables clé en main. « Si tu as une idée, c’est à toi de la met­tre en œuvre, illus­tre Sarah Schul­man. Si tu n’approuves pas une propo­si­tion, il faut soumet­tre une autre option. Tu ne peux pas juste t’opposer à une ini­tia­tive. » Une check-list sous forme de ques­tions per­met de pré­par­er chaque action au mieux : Pourquoi faisons-nous cette action ? Quel est notre objec­tif ? Pourquoi à cette heure, ce jour et cet endroit pré­cis ? Qui est chargée des négo­ci­a­tions avec la police sur place ? Pour un groupe qui ne demande jamais d’autorisation de man­i­fester, ces ques­tions sont fon­da­men­tales. Elles garan­tis­sent des actions réussies, qui elles-mêmes ren­for­cent la cohé­sion des Les­bian Avengers.

Maîtriser l’image

La pre­mière année d’existence des Les­bian Avengers à New York est ryth­mée par des actions mar­quantes, comme l’installation d’une stat­ue, fab­riquée par les LA, de la femme de let­tres Alice B. Tok­las aux côtés de celle de feue sa com­pagne, la dra­maturge et poétesse Gertrude Stein, à Bryant Park, ou encore l’orga­nisation pour la Saint-Valentin de séré­nades les­bi­ennes chan­tées sous les fenêtres d’hommes et femmes poli­tiques homo­phobes.

Première grande action directe
des Lesbian Avengers, devant
une école du Queens à New York,
le 9 septembre 1992, pour
soutenir un programme scolaire
d’éducation à la diversité.
Les militantes se sont rassemblées
devant l’établissement
vêtues de tee-shirts floqués
du slogan « I Was a Lesbian Child »
(J’étais une enfant lesbienne).
Sur la pancarte, sous les insultes
homophobes (pédé, gouines…)
rayées, on lit : « Enseignez mieux
les langues ».
DONNA BINDER
Max­ine Wolfe, activiste les­bi­enne et cofon­da­trice des Les­bian Avengers, lit une déc­la­ra­tion devant les stat­ues de Gertrude Stein (1874–1946) et Alice Tok­las (1877–1967), le jour de la Saint-Valentin, le 14 févri­er 1993, à Bryant Park (New York) pour célébr­er les deux amantes. Crédit : Sask­ia Schef­fer



S’il existe des traces de ces actions aujourd’hui, c’est que dès le début du mou­ve­ment une atten­tion toute par­ti­c­ulière a été portée à la con­sti­tu­tion d’archives visuelles, pho­tos et films. Cette pre­mière année d’action est doc­u­men­tée dans le film Les­bian Avengers Eat Fire Too (Les LA man­gent aus­si le feu, à voir sur YouTube ou Dai­ly­mo­tion). Elles sont égale­ment très atten­tives aux médias tra­di­tion­nels : « Il nous arrivait de livr­er un dossier de presse com­plet aux jour­nal­istes, qui n’avaient plus qu’à sign­er l’article, résume Kel­ly Cogswell. On four­nis­sait même des cita­tions des par­tic­i­pantes aux actions. »

Mal­gré cela, pas tou­jours sat­is­faites de la cou­ver­ture par les médias tra­di­tion­nels et com­mu­nau­taires, les Les­bian Avengers de New York tra­vail­lent avec la chaîne du câble Dyke TV. « On était un peu le média des Les­bian Avengers, se sou­vient Har­ri­et Hir­shorn, une des mem­bres à l’origine de la chaîne. Et on n’y allait pas seule­ment pour filmer. Quand il y avait un kiss-in (4), tout le monde par­tic­i­pait. » Aucune action ne peut avoir lieu sans une équipe vidéo, peut-on lire dans Les­bian Avengers Hand­book, a Handy Guide to Home­made Rev­o­lu­tion, un manuel pub­lié en 1993 qui résume toute leur philoso­phie d’action. Pour per­me­t­tre l’éclosion d’autres groupes partout dans le pays, appelés « chapitres », l’équipe compte sur le Hand­book et ces images fortes.

La Dyke March de Washington

Des sen­sa­tions fortes, les Avengers vont en avoir : elles vont lit­térale­ment « manger le feu ». Cette démon­stra­tion spec­tac­u­laire, emprun­tée à la gram­maire du cirque, a été per­for­mée pour la pre­mière fois lors d’une man­i­fes­ta­tion en hom­mage à Hat­tie Mae Cohens et Bri­an Mock, deux jeunes queers de l’Oregon, mort·es des suites de l’incendie crim­inel de leur mai­son à l’automne 1992. Du drame naî­tra un slo­gan – « Their fire will not con­sume us. We take it and make it our own » (Leur feu ne va pas nous dévor­er. Nous le prenons et le faisons nôtre) – et une image asso­ciée aux Avengers, celle de femmes têtes ren­ver­sées qui tien­nent des flam­mèch­es au-dessus d’elles.

Le 24 avril 1993, à l’appel du groupe de New York, 20 000 les­bi­ennes défer­lent dans les rues de Wash­ing­ton pour la pre­mière Dyke March de l’histoire. Gal­vanisées par l’ampleur de la man­i­fes­ta­tion, les organ­isatri­ces se pos­tent devant la Mai­son Blanche, et man­gent le feu. Cha­cune des Les­bian Avengers rap­proche lente­ment le feu de sa bouche et fait mine de l’avaler.

« C’était ter­ri­fi­ant, se sou­vient Kel­ly Cogswell, surtout la pre­mière fois. Parce que si tu inspires au lieu d’expirer pour étein­dre la flamme, tu peux faire explos­er tes poumons. C’est pas naturel d’avoir le feu juste là sur ton vis­age ! » L’image, visuel offi­ciel de la marche, restera célèbre. « C’était super dra­ma­tique, beau, sym­bol­ique, résume Kel­ly Cogswell. Cette pho­togra­phie devant la Mai­son Blanche était une manière de dire que ce corps les­bi­en peut avoir un pou­voir à l’échelle nationale. Je crois que c’est cela qui a attiré les gens, quel que soit leur mil­i­tan­tisme : trans­former leurs défaites, leurs douleurs, les dis­crim­i­na­tions subies en quelque chose d’empouvoirant. »


« Their fire will not con­sume us. We take it and make it our own. » (Leur feu ne va pas nous dévor­er. Nous le prenons et le faisons nôtre.)



La Dyke March installe défini­tive­ment le mou­ve­ment dans le paysage mil­i­tant du pays. « Nous ne nous étions pas ren­du compte que toutes ces per­son­nes allaient ramen­er le mou­ve­ment chez elles, relate Sarah Schul­man. C’est ce qui a propagé les Les­bian Avengers. » Moins d’un an après leur lance­ment, les LA sont présentes dans les prin­ci­pales villes des États-Unis. Au total, au cours de la décen­nie, une soix­an­taine de « chapitres » se sont créés en Amérique du Nord, en Europe et en Aus­tralie.

Au-delà des coups d’éclat médi­a­tiques et des images sen­sa­tion­nelles, le mou­ve­ment devient un espace d’affirmation de soi et du désir les­bi­en. « On cherche à élargir pour nous-mêmes la notion de ce qu’est une les­bi­enne », résumait la cofon­da­trice Anne-Chris­tine d’Adesky dans une inter­view au mag­a­zine français Les­bia en 1995. Har­ri­et Hir­shorn, quant à elle, se sou­vient d’un moment de bas­cule dans sa vie per­son­nelle, provo­qué par les Les­bian Avengers : « J’ai été oblig­ée de me con­fron­ter à mon homo­pho­bie intéri­or­isée, qui accep­tait un cer­tain genre de les­bi­ennes mais pas d’autres. »

La fracture

S’instaure égale­ment un principe de sol­i­dar­ité : des LA de dif­férentes villes des États-Unis assis­tent des petits groupes LGBT+ mixtes gays et les­bi­ens isolés pour des actions locales con­tre la droite con­ser­va­trice. Car, dans le Maine ou en Ida­ho, par exem­ple, « la droite organ­i­sait des scruti­ns locaux pour faire pass­er des mesures anti-gays dans des villes où les per­son­nes LGBT+ n’avaient pas les moyens de riposter », explique Sarah Schul­man.

Ces actions con­tre la droite, menées en 1993 et 1994, ne font pas for­cé­ment l’unanimité au sein des Les­bian Avengers. Car com­ment définir les pri­or­ités d’actions ? Faut-il lut­ter pour ne pas per­dre de droits face à la droite ? Ou militer pour que des les­bi­ennes, notam­ment racisées, plus éloignées des Avengers, les rejoignent ? Les dif­fi­cultés à gér­er un groupe de manière hor­i­zon­tale appa­rais­sent, et les dif­férences sociales et raciales font débat. « On a une iden­tité com­mune : être les­bi­enne. Sauf que l’identité, c’est un peu une arnaque : c’est quelque chose de con­stru­it, on n’est jamais une seule chose », résume Kel­ly Cogswell.


Au-delà des coups d’éclat médi­a­tiques et des images sen­sa­tion­nelles, le mou­ve­ment est un espace d’affirmation de soi et du désir les­bi­en.


Har­ri­et Hir­shorn se sou­vient que les per­son­nes présentes lors des actions et celles qui s’activent en couliss­es ne sont pas for­cé­ment les mêmes : « Toutes n’étaient pas prêtes à tout faire. Une réu­nion pou­vait rassem­bler des per­son­nes asi­a­tiques, lati­nas, noires et blanch­es, mais par­fois, seules les femmes blanch­es et asi­a­tiques réal­i­saient l’action. Cer­taines trou­vaient qu’il était trop risqué d’être vues ou pho­tographiées, mais tenaient absol­u­ment à pré­par­er les actions. » Toutes ne sont pas out, toutes n’ont pas la citoyen­neté états-uni­enne. La par­tic­i­pa­tion aux man­i­fes­ta­tions n’a donc pas le même coût pour toutes.

Dif­fi­cile d’expliquer pré­cisé­ment ce qui provo­quera la fin du mou­ve­ment. Pour Sarah Schul­man, c’est le fait « d’avoir arrêté de met­tre l’action au pre­mier plan et d’avoir com­mencé à par­ler de théorie, car le col­lec­tif s’est polar­isé ». Pour Kel­ly Cogswell, c’est la dif­fi­culté inhérente aux groupes auto­gérés, dans lesquels des per­son­nal­ités fortes béné­fi­cient de pou­voirs informels. Le groupe de New York se délite, ain­si que ceux des autres villes, aux alen­tours de 1996, et, à la fin du mil­lé­naire, les Les­bian Avengers par­tent vers d’autres com­bats mil­i­tants, notam­ment dans les mou­ve­ments paci­fistes.

Un héritage diffus

En France, les Les­bian Avengers font peu de bruit. Un groupe con­fi­den­tiel d’action parisien des années 1994 et 1995, Les les­bi­ennes se déchaî­nent, est offi­cielle­ment annon­cé comme « chapitre » français du mou­ve­ment. Pour autant, le même désir d’affirmation des les­bi­ennes en dehors des espaces mil­i­tants mixtes est en marche, avec notam­ment la créa­tion de la Coor­di­na­tion les­bi­enne nationale en 1997. L’année précé­dente, « Cin­ef­fa­ble et Les­bia Mag­a­zine lan­cent la Fierté les­bi­enne pour rassem­bler les les­bi­ennes dans les March­es des fiertés à Paris », rap­pelle Ilana Eloit.

Mais c’est à tra­vers un col­lec­tif fémin­iste français que l’héritage des Avengers sera le plus net­te­ment vis­i­ble et claire­ment revendiqué. À par­tir de 2007, le col­lec­tif La Barbe rassem­ble des femmes – dont beau­coup de les­bi­ennes – qui dénon­cent l’entre-soi mas­culin des con­seils d’administration ou autres réu­nions de pou­voir en s’invitant physique­ment lors d’événements publics, affublées d’une barbe (5).

« Aller sur l’estrade quand on n’est pas invitées, c’était très Les­bian Avengers : tu te présentes là où on t’attend pas », explique Har­ri­et Hir­shorn, cofon­da­trice de La Barbe. Le soin porté à la médi­ati­sa­tion de leurs actions place égale­ment les mem­bres du groupe en légataires des Avengers.

Respon­s­able du Les­bian Avengers Doc­u­men­tary Project, Kel­ly Cogswell est tou­jours con­tac­tée aujourd’hui pour l’autorisation d’utiliser le nom et l’image des Avengers dont elle se veut garante : « Cer­tains col­lec­tifs de les­bi­ennes aiment le nom et les tech­niques, mais elles veu­lent militer en faveur de caus­es qui ne con­cer­nent pas exclu­sive­ment les les­bi­ennes. » L’héritage prin­ci­pal du groupe reste la tenue régulière de Dyke March­es dans de nom­breuses villes aux États-Unis, organ­isées par des comités locaux.


« Pas besoin d’un bureau, d’un finance­ment éta­tique, vous pou­vez agir avec vos pro­pres moyens. C’est comme ça que l’on con­stru­it un mou­ve­ment et qu’on le main­tient vivant. »

Sarah Schul­man, essay­iste, cofon­da­trice des Les­bian Avengers


En France, à Paris, la Marche les­bi­enne se tient à nou­veau annuelle­ment depuis 2021. Aucun groupe les­bi­en n’a pour le moment égalé l’ampleur numéraire et sym­bol­ique des Les­bian Avengers ni ne se revendique directe­ment de son héritage.

Le regain d’intérêt récent pour l’histoire de ces les­bi­ennes « jus­ti­cières » témoigne toute­fois d’une envie de retrou­ver un mil­i­tan­tisme moins insti­tu­tion­nal­isé, selon Sarah Schul­man : « Je pense qu’il y a un désir aujourd’hui d’être plus percutant·es, les gens en ont marre de la pas­siv­ité. Ces mou­ve­ments poli­tiques n’étaient pas des ONG, n’avaient pas de finance­ments, ils venaient du ter­rain et tenaient du fait que leurs mem­bres avaient de bonnes idées. Vous n’avez pas besoin d’un·e salarié·e, d’un bureau, d’un finance­ment éta­tique, vous pou­vez le faire avec vos pro­pres moyens si c’est quelque chose qui vous tient à cœur. C’est comme ça qu’on con­stru­it un mou­ve­ment et qu’on le main­tient vivant. » Puisque le Les­bian Avengers Hand­book est tou­jours en cir­cu­la­tion, à quand de nou­veaux chapitres ? •

Les Lesbian Avengers en quelques dates


1992

29 juin
Pre­mière appari­tion des Les­bian Avengers à la Marche des fiertés de New York.

7 juil­let
Pre­mière réu­nion au Cen­tre gay et les­bi­en de New York. Elle rassem­ble une cinquan­taine de per­son­nes.

9 sep­tem­bre
Pre­mière action directe dans une école du Queens à New York.

1993

24 avril
Pre­mière Dyke March de l’histoire, organ­isée à Wash­ing­ton. À l’appel des Les­bian Avengers, 20 000 les­bi­ennes
y par­ticipent.

à partir de 1994

Créa­tion de plusieurs dizaines de groupes états-uniens des Les­bian Avengers et une soix­an­taine dans le reste du monde


(1) Tra­duc­tion issue de la ver­sion française du site offi­ciel des Les­bian Avengers (lesbianavengers.com). Toutes les autres tra­duc­tions sont de l’autrice de l’article.

(2) Créée en 1987 aux États-Unis, en 1989 en France, Act Up est une asso­ci­a­tion de lutte con­tre le sida, issue de la com­mu­nauté homo­sex­uelle. Elle se dis­tingue par une com­mu­ni­ca­tion spec­tac­u­laire. Les les­bi­ennes y sont nom­breuses et y ont une influ­ence impor­tante. Lire aus­si l’article « Sœurs de sang », La Défer­lante no  5, juin 2023.

(3) Son dernier ouvrage pub­lié en France, Les Liens qui empêchent. L’homophobie famil­iale et ses con­séquences, est paru en mai 2024 aux édi­tions B42.

(4) Man­i­fes­ta­tion qui con­siste à s’embrasser dans un lieu pub­lic. Ce type d’action est né dans les années 1980, aux États-Unis, dans la com­mu­nauté gay.

(5) Lire notre arti­cle con­sacré au col­lec­tif La Barbe, « Les Bar­bues à l’assaut du pou­voir », La Défer­lante no 6, juin 2022.

Camille Regache

Journaliste indépendante, elle travaille sur les questions de genre et LGBT+, dans le prolongement de son podcast « Camille » (Binge Audio) sur la norme hétérosexuelle. Elle est membre du collectif Hors cadre et de l’Association des journalistes lesbiennes, gay, bi·e·s, trans et intersexes (AJL). Elle signe le reportage sur les assistantes maternelles et l’histoire des Lesbian Avengers. Voir tous ses articles

Travailler, à la conquête de l’égalité

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°17 Tra­vailler, parue en févri­er 2025. Con­sul­tez le som­maire.


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