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Comment repenser les frontières du travail ?

L’idée de rémunér­er le tra­vail gra­tu­it effec­tué par les femmes au sein du foy­er a émergé dans les années 1970, sous l’impulsion de théorici­ennes et mil­i­tantes fémin­istes. Depuis cinquante ans, cette reven­di­ca­tion est au cœur des débats sur l’exploitation patri­ar­cale des per­son­nes minorisées.
Publié le 27/01/2025

Modifié le 10/03/2025

Lucile Gautier pour La Déferlante
Lucile Gau­ti­er pour La Défer­lante

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°17 Tra­vailler, parue en févri­er 2025. Con­sul­tez le som­maire.

Les idées s’entrechoquent, ce soir d’octobre 2024, dans la grande salle de la Bourse du tra­vail de Paris. Ce n’est pas un hasard si c’est dans ce tem­ple de la classe ouvrière que des fémin­istes de tous hori­zons se sont réu­nies pour éla­bor­er un « code du tra­vail domes­tique » (con­sul­tez notre glos­saire de con­cepts), en miroir du Code du tra­vail. Les mil­i­tantes qui ont écrit des arti­cles lisent studieuse­ment leur con­tri­bu­tion au micro.

Une pre­mière pro­pose des out­ils pour quan­ti­fi­er le tra­vail domes­tique. Une autre, un con­trat pour encadr­er ce même tra­vail et des inspecteur·ices pour le faire respecter.

Du Col­lec­tif des mères isolées à celui de la Jus­tice des familles, en pas­sant par le Col­lec­tif enfan­tiste, les asso­ci­a­tions Par­ents et fémin­istes, Fémin­istes révo­lu­tion­naires, la sec­tion de la CGT Bib­lio­thèque nationale de France, ou encore les Femmes sour­des citoyennes et sol­idaires, toutes ont répon­du à l’appel de La Syn­di­cale, un col­lec­tif fémin­iste dont l’objectif serait, à terme, de créer un syn­di­cat fémin­iste du tra­vail non rémunéré, pour défendre les droits de celles qui effectuent gra­tu­ite­ment le tra­vail repro­duc­tif  (con­sul­tez notre glos­saire de con­cepts).

Ce soir-là, sous la grande ver­rière du bâti­ment, les fémin­istes présentes repren­nent le fil des pen­sées – et des débats par­fois houleux – léguées par leurs aînées des années 1970. Faut-il exiger une rémunéra­tion du tra­vail domes­tique, ou inven­ter un sys­tème égal­i­taire dans une per­spec­tive révo­lu­tion­naire ?

L’inégale répar­ti­tion des tâch­es domes­tiques sous-tend chaque inter­ven­tion de la soirée autour du salaire ménag­er. Est-on en train d’assister à la mon­tée en puis­sance en France d’un débat sur la val­ori­sa­tion, y com­pris finan­cière, du tra­vail domes­tique ? Si, jusqu’à présent, cette reven­di­ca­tion n’a jamais vrai­ment pris en France, elle a ren­con­tré plus d’écho, au Cana­da, aux États-Unis, au Roy­aume-Uni, en Ital­ie.

À par­tir de 1972, Sil­via Fed­eri­ci et Mari­arosa Dal­la Cos­ta, des fémin­istes ital­i­ennes respec­tive­ment philosophe et soci­o­logue, dévelop­pent une idée inédite : les femmes doivent percevoir un salaire pour le tra­vail qu’elles effectuent à la mai­son. Elles ne le présen­tent pas comme une doléance de nature syn­di­cale, mais comme une reven­di­ca­tion poli­tique, une façon de révo­lu­tion­ner le rap­port au tra­vail dans son ensem­ble. Salari­er les femmes pour leur tra­vail domes­tique per­me­t­trait de les faire entr­er de plain-pied dans la classe ouvrière et de les ren­dre actri­ces – et non plus sim­ples adju­vantes – d’une future révo­lu­tion pro­lé­tari­enne. Par­tie d’Italie, la cam­pagne inter­na­tionale donne lieu à un man­i­feste, pro­posé par Sil­via Fed­eri­ci en 1975, « Wages against House­work » (Salaires con­tre tra­vail ménag­er). Il débute par un poème qui com­mence ain­si : « They say it is love. We say it is unwaged work » (Ils dis­ent que c’est de l’amour. Nous dis­ons que c’est du tra­vail non rémunéré). « C’est pré­cisé­ment en deman­dant un salaire pour notre tra­vail que notre “nature” fémi­nine cessera et que notre lutte pour­ra com­mencer », explique plus loin Sil­via Fed­eri­ci.

Ces fémin­istes veu­lent d’une cer­taine manière com­pléter l’œuvre de Marx. « Selon elles, si le philosophe a iden­ti­fié l’existence du tra­vail repro­duc­tif, il n’a pas pen­sé les con­di­tions de l’exploitation de celles qui pre­naient en charge ce tra­vail », éclaire Maud Simon­et, soci­o­logue du tra­vail. Elles entrent alors dans le débat con­tre et avec Marx, « en util­isant ses out­ils, ses con­cepts, comme l’exploitation et les class­es sociales, pour ren­dre vis­i­ble le poids du tra­vail domes­tique ». Elles théorisent le fait que les déten­teurs du cap­i­tal s’approprient ce tra­vail gra­tu­it, con­di­tion de l’accroissement démo­graphique de la masse des tra­vailleurs.


« Ils dis­ent que c’est de l’amour. Nous dis­ons que c’est du tra­vail non rémunéré. »

Man­i­feste de la cam­pagne Wages for House­work, 1975


En France, au Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes (MLF), on a bien con­science que cette iné­gale répar­ti­tion du tra­vail ménag­er pose un prob­lème (son jour­nal ne s’appelle-t-il pas Le tor­chon brûle ?). Pour autant, les fémin­istes français­es ne s’approprient pas le slo­gan « Wages for House­work ». Pour la soci­o­logue matéri­al­iste Chris­tine Del­phy, c’est le patri­ar­cat – avant le cap­i­tal­isme – qui est en cause. « Parce que le prob­lème majeur, c’est que les hommes ne font pas leur part », ain­si qu’elle le rap­pellera encore en 2021 dans la revue Tra­vail, Genre et Sociétés (1). Der­rière cette analyse pointe une cri­tique rad­i­cale de la famille hétéro­sex­uelle.

Le manque de réso­nance de la reven­di­ca­tion de salaire ménag­er s’explique aus­si par un con­texte nation­al spé­ci­fique. « En France, une par­tie du tra­vail domes­tique est davan­tage social­isé, par la mul­ti­pli­ca­tion des crèch­es, par exem­ple, ou même rémunéré, via les allo­ca­tions famil­iales », rap­pelle Maud Simon­et. Mais surtout, cette reven­di­ca­tion fait écho au « salaire mater­nel » pro­mu pen­dant l’Occupation par le régime de Vichy et, dans son sil­lage, à la glo­ri­fi­ca­tion de la mère au foy­er, fière repro­duc­trice de petit·es Français·es. À gauche, on pense alors que la clé de l’émancipation passe par l’intégration des femmes sur le marché du tra­vail et leur autonomie. Le salaire ménag­er est dès lors perçu comme une alié­na­tion à la ges­tion du foy­er et comme un frein à un meilleur partage des tâch­es.

Au-delà des héri­tières de Marx, quel que soit le courant dont elles se revendiquent, les fémin­istes des années 1980 ont pour point com­mun de déval­oris­er ce tra­vail domes­tique qui, de fait, a une faible valeur sur le marché de l’emploi rémunéré. Le salaire très bas des per­son­nes, en majorité des femmes, employées à des tâch­es domes­tiques en col­lec­tiv­ité (garde d’enfants, ménage dans les entre­pris­es) est symp­to­ma­tique de cette déval­ori­sa­tion. « Com­ment, dès lors, ques­tion­ner le tra­vail domes­tique sous un angle fémin­iste sans le dépréci­er ? », s’interroge Maud Simon­et.

Le foyer, lieu d’une révolution politique

C’est con­tre ce dén­i­gre­ment que s’élèvent les voix du Black fem­i­nism, un mou­ve­ment qui se développe à par­tir des années 1960 aux États-Unis. Elles rap­pel­lent que les femmes noires ont été oblig­ées de cumuler tra­vail salarié et tra­vail domes­tique sans que cela les émancipe d’un pouce. C’est de ce point de vue qu’elles cri­tiquent l’idée portée par les fémin­istes blanch­es qui font de l’intégration dans le monde du tra­vail l’alpha et l’oméga de la libéra­tion des femmes.

Dans De la marge au cen­tre. Théorie fémin­iste (paru en 1984, traduit en 2017 par Noo­mi B. Grüsig aux édi­tions Cam­bourakis), la théorici­enne noire états-uni­enne bell hooks définit le foy­er des familles noires comme un lieu sûr, une « safe place », dans le cli­mat raciste ambiant. D’autant que « le tra­vail [à l’extérieur] com­porte tou­jours un risque pour les femmes noires : celui de se voir reprocher les agisse­ments de leurs enfants lais­sés seuls pen­dant les heures de tra­vail », explique Agnès Berth­elot-Raf­fard, philosophe et pro­fesseure à l’université York, au Cana­da. Mieux encore, le foy­er peut aus­si être le lieu d’une révo­lu­tion poli­tique, inter­dite aux Noir·es dans l’espace pub­lic, pour­suit la spé­cial­iste de la pen­sée fémin­iste noire. « Et pour les fémin­istes noires améri­caines, la famille, et en par­ti­c­uli­er la mater­nité, con­stitue le moyen de trans­mis­sion de valeurs afro­cen­triques. Elle per­met la con­struc­tion d’une con­tre-hégé­monie, donc d’une résis­tance et d’une trans­gres­sion des normes. »

S’enlisant dans les con­tro­ver­s­es, les mil­i­tantes de Wages for House­work ne sont pas par­v­enues à impos­er leur reven­di­ca­tion phare, qui est tombée dans l’oubli. Les ques­tions d’économie domes­tique et les rap­ports de dom­i­na­tion au sein de la famille sont sup­plan­tés, dans le débat intel­lectuel, par celles de l’égalité femmes-hommes sur le marché du tra­vail et de poli­tiques publiques pour soutenir l’emploi des femmes.

Les années 1980 voient éclore le mythe de la « super­woman » dont le seul souci serait de par­venir à con­juguer vie famil­iale et vie pro­fes­sion­nelle, pour mieux met­tre en scène son échec. L’épuisement – sinon la honte d’avoir « échoué » à impli­quer les hommes dans les tâch­es ménagères – men­ace les plus courageuses qui peineront longtemps à faire de ces « his­toires de bonnes femmes » un sujet poli­tique, à une époque où on ne par­le pas publique­ment de la répar­ti­tion des tâch­es dans la sphère intime. C’est finale­ment en 2017, juste avant que l’affaire #MeToo ne redonne au fémin­isme une vis­i­bil­ité incon­testable, que le sujet des tâch­es ménagères et domes­tiques revient sur la table. Sur les réseaux soci­aux, l’illustratrice Emma pub­lie une série de strips issue de son livre Un autre regard. Son expli­ca­tion sim­ple et con­crète du con­cept de « charge men­tale » (con­sul­tez notre glos­saire de con­cepts) devient virale en quelques semaines.

La pandémie mon­di­ale de 2020 remet au cœur de l’actualité la prob­lé­ma­tique du tra­vail domes­tique. Le fait que des mil­liers de femmes se por­tent volon­taires pour coudre gra­tu­ite­ment des masques con­va­inc Maud Simon­et, soci­o­logue du tra­vail, et Fan­ny Gal­lot, his­to­ri­enne des luttes sociales, de réac­tiv­er le débat sur le salaire ménag­er. Elles coor­don­nent le dossier « Rémunér­er le tra­vail domes­tique, une stratégie fémin­iste » (revue Tra­vail, Genre et Sociétés, novem­bre 2021), dans lequel elles invi­tent Sil­via Fed­eri­ci et Chris­tine Del­phy, mais aus­si des fémin­istes des nou­velles généra­tions, à se posi­tion­ner sur le sujet.

Jusqu’où s’étend le tra­vail domes­tique et repro­duc­tif ? Embrass­er son enfant quand il se couche, lui faire pren­dre sa douche, faire l’amour, est-ce du tra­vail ? Com­ment cal­culer la valeur moné­taire de ce temps de tra­vail ? En se fon­dant sur le coût du recours à un·e professionnel·le externalisé·e ? Ou en par­tant du taux horaire habituel de celle qui réalise cette tâche ? Mais alors, une heure de sou­tien de maths ou de ménage coûterait un prix dif­férent selon qu’un·e cadre ou un·e employé·e le réalise ? Enfin, si on pos­tule qu’il faut rémunér­er le tra­vail domes­tique, cela ne fait-il pas entr­er dans l’ordre de la marchan­dise des gestes que l’on perçoit comme rel­e­vant de l’amour ou de l’altruisme, alors que l’horizon est de sor­tir du sys­tème cap­i­tal­iste ? Les cri­tiques du salaire ménag­er n’ont pas trou­vé de solu­tion au prob­lème. Ni l’entrée mas­sive des femmes sur le marché du tra­vail, ni les poli­tiques de con­cil­i­a­tion entre tra­vail pro­fes­sion­nel et ménag­er n’ont changé la donne. « Cinquante ans plus tard, le tra­vail domes­tique reste le prob­lème des femmes », con­state Maud Simon­et.

Les personnes minorisées toujours en première ligne


Pour­tant, les fémin­istes d’aujourd’hui ne repar­tent pas exacte­ment de la case départ. Huit ans seule­ment sépar­ent les écrits pam­phlé­taires du Tor­chon brûle et le lance­ment par l’Insee d’enquêtes « emploi du temps » qui per­me­t­tent de doc­u­menter pré­cisé­ment le temps con­sacré aux tâch­es domes­tiques par les femmes et les hommes dans les foy­ers hétéro­sex­uels. Entre 1985 et 2010, l’écart de temps con­sacré au tra­vail domes­tique par les femmes et par les hommes s’est réduit d’une heure (138 min­utes con­tre 78), soit une réduc­tion de 20 à 25 %. Non parce que les hommes se sont davan­tage mis à la tâche, mais parce que les femmes en font moins.

En revanche, les écarts se sont accrus au sein même de la pop­u­la­tion fémi­nine, entre celles issues des caté­gories socio­pro­fes­sion­nelles les plus élevées et les autres. Les femmes CSP+ qui entrent sur le marché du tra­vail délèguent les tâch­es domes­tiques à des femmes racisées et pré­carisées. « Il s’est opéré un déplace­ment, sur une ligne de classe et de race, pointe la philosophe Agnès Berth­elot-Raf­fard. Des femmes, sou­vent des class­es supérieures, des pays du Sud, ou de l’est de l’Europe, vien­nent en Europe et en Amérique du Nord pour effectuer les tâch­es domes­tiques dans ces pays. Et elles font elles-mêmes tra­vailler d’autres femmes, d’une classe sociale plus défa­vorisée, orig­i­naires de régions rurales, pour tenir leur pro­pre foy­er, dans les pays du Sud. »

Chérie, c'est quoi ce PowerPoint ? Lucile Gautier pour La Déferlante

Crédit : Lucile Gau­ti­er pour La Défer­lante.

Les familles homo­parentales ne font pas la démon­stra­tion de mod­èles beau­coup plus égal­i­taires. Dif­férentes enquêtes mon­trent par ailleurs que chez les cou­ples les­bi­ens, la classe se sub­stitue au genre comme critère de prise en charge du tra­vail domes­tique. C’est la femme la moins bien payée qui renon­cera à sa car­rière et assumera le tra­vail domes­tique, pen­dant que l’autre endossera le « rôle mas­culin » du tra­vail à l’extérieur, pointe Maud Simon­et, qui com­plète : « Les cou­ples homo­sex­uels d’hommes sont plus égal­i­taires, mais ils délèguent plus large­ment ces tâch­es… à des femmes racisées. »

Dans sa con­tri­bu­tion au dossier de la revue Tra­vail, Genre et Sociétés cité plus haut, Sil­via Fed­eri­ci admet que son ancien com­bat pour le salaire ménag­er est dépassé. Pour alléger les femmes du poids du tra­vail domes­tique, elle promeut désor­mais des exem­ples de social­i­sa­tion de ce tra­vail, comme dans les come­dores pop­u­lares en Amérique latine, « des cuisines col­lec­tives, lieux où femmes et hommes cuisi­nent ensem­ble des cen­taines de repas à tour de rôle », souligne-t-elle. Dans le fil de cette « poli­tique des com­muns », le revenu uni­versel, cette allo­ca­tion dis­tribuée à toutes et tous sans con­di­tion, pour­rait servir de sub­sti­tut au salaire ménag­er.

« Peut-être pour­rait-on repren­dre l’idée de presta­tion com­pen­satoire du Code civ­il pour cor­riger l’appauvrissement des femmes dans la con­ju­gal­ité, et recon­naître ain­si la valeur du tra­vail domes­tique au moment du divorce ? », avance pour sa part Céline Bessière, coautrice, avec Sibylle Gol­lac du Genre du cap­i­tal. Com­ment la famille repro­duit les iné­gal­ités (La Décou­verte, 2020). C’est en s’intéressant aux iné­gal­ités de pat­ri­moine que les deux chercheuses ont mis en lumière les effets cumulés dans le temps des iné­gal­ités salar­i­ales entre hommes et femmes. Quand elles divor­cent, les femmes gag­nent en moyenne 40 % de moins que leurs ex-maris. Elles ne tra­vail­lent pas moins, mais tra­vail­lent plus gra­tu­ite­ment. Les jus­tices espag­noles, argen­tines et même chi­nois­es ont déjà con­damné des maris à indem­nis­er le tra­vail domes­tique de leurs femmes par des amendes très salées (2). Céline Bessière pointe cepen­dant les lim­ites de cette vieille dis­po­si­tion de la presta­tion com­pen­satoire : elle ne fonc­tionne que pour les cou­ples mar­iés au sein desquels l’homme a des revenus impor­tants. « Il faudrait penser une artic­u­la­tion entre sol­i­dar­ité privée et sol­i­dar­ité publique », com­plète-t-elle.

Le travail vu au prisme du masculin-neutre


Le prin­ci­pal legs des fémin­istes des années 1970 con­siste finale­ment en un ques­tion­nement rad­i­cal du con­cept même de tra­vail. « Les soci­o­logues du tra­vail comme les acteurs poli­tiques de gauche ont ten­dance à con­sid­ér­er le tra­vail du point de vue du mas­culin-neu­tre. Il se lim­ite à l’activité menée par les hommes dans un endroit et à des horaires cir­con­scrits et ignore, out­re le tra­vail domes­tique, le tra­vail des ser­vices civiques dans les ser­vices publics, des bénév­oles, ou encore celui, invis­i­ble, des chômeur·euses, des retraité·es, des sans-papiers », remar­que Maud Simon­et.

Il faut, sug­gère-t-elle, « désan­dro­cen­tr­er » la vision du tra­vail (3), – c’est-à-dire ne plus la définir à l’aune de l’expérience mas­cu­line unique­ment – pour élargir le périmètre de sa con­tes­ta­tion. Pen­dant la grève de 2023 con­tre la réforme des retraites, les syn­di­cats ont ain­si dénon­cé forte­ment le risque d’aggravation des iné­gal­ités des pen­sions, celles des femmes étant déjà inférieures de 40 % à celles des hommes du fait que les femmes effectuent beau­coup de tra­vail repro­duc­tif gra­tu­it, tra­vail­lent davan­tage à temps par­tiel et se con­cen­trent dans les secteurs mal rémunérés du care (con­sul­tez notre glos­saire de con­cepts).

Mais le 7 mars 2023, alors même que se tient le lende­main la grande mobil­i­sa­tion fémin­iste du 8 mars, les syn­di­cats décrè­tent que les leviers d’élargissement de la grève restent du côté des raf­fineurs et des trans­ports, des secteurs très mas­culins. Pour­tant, si l’ensemble du tra­vail repro­duc­tif s’arrêtait, dans les crèch­es, l’éducation, les hôpi­taux, les Ehpad, les ser­vices à la per­son­ne… que se passerait-il ? « La société ne serait-elle pas totale­ment paralysée ? », écrit en sub­stance Fan­ny Gal­lot en con­clu­sion de son ouvrage Mobil­isées ! Une his­toire fémin­iste des con­tes­ta­tions pop­u­laires (Seuil, 2024). En 2024, l’idée est reprise par le Col­lec­tif pour une grève fémin­iste, auquel ont adhéré toutes les organ­i­sa­tions de gauche, et surtout, la CGT, la FSU, et Sol­idaires. Est-ce là le signe que le mou­ve­ment social accepte de pren­dre enfin au sérieux la ques­tion du tra­vail domes­tique et repro­duc­tif, que cela se traduise par la reven­di­ca­tion d’un salaire ménag­er, par la bataille pour un meilleur partage des tâch­es ménagères entre femmes et hommes, ou – qui sait –, par une idée inédite issue des rangs de La Syn­di­cale ? •

Domestique ou reproductif, un travail dévalorisé

Le tra­vail domes­tique est l’ensemble des tâch­es néces­saires à l’entretien d’un foy­er : pré­par­er à manger, faire les cours­es et le ménage, s’occuper des enfants, etc. Majori­taire­ment effec­tué par les femmes, il n’est sou­vent pas recon­nu comme tel mal­gré sa péni­bil­ité : répéti­tiv­ité des gestes, dureté des tâch­es, disponi­bil­ité et inter­rup­tions per­ma­nentes.
Con­cept plus large, forgé dans les années 1970 par la soci­o­logue Sil­via Fed­eri­ci, le tra­vail repro­duc­tif désigne l’ensemble des proces­sus qui con­tribuent à main­tenir les êtres humains en vie, tel que le soin aux per­son­nes, la cui­sine, l’éducation, etc.
Il s’oppose au tra­vail pro­duc­tif, qui pro­duit des biens et ser­vices ayant une valeur moné­taire dans le sys­tème cap­i­tal­iste.
Le tra­vail domes­tique et le tra­vail repro­duc­tif sont sou­vent effec­tués gra­tu­ite­ment, mais ils peu­vent aus­si faire l’objet d’une rémunéra­tion, comme pour les infir­mières, ou d’une délé­ga­tion – en général par des femmes blanch­es de class­es moyennes ou élevées à des femmes racisées de class­es pop­u­laires. On assiste alors à une repro­duc­tion des iné­gal­ités de classe et de race.
Retrou­vez notre glos­saire de con­cepts ici.

Cet arti­cle a été édité par Elise Thiébaut.


(1) « Faire pay­er les hommes ? Rémunér­er le tra­vail domes­tique n’est pas la solu­tion », par Chris­tine Del­phy, Tra­vail, Genre et sociétés, no 46, 2022.

(2) Le 14 mars 2023, en Espagne, un homme a par exem­ple été con­damné à vers­er 205 000 euros à sa femme à qui il avait inter­dit d’avoir une activ­ité salariée et qu’il avait can­ton­née aux tâch­es ménagères.

(3) Maud Simon­et, L’imposture du tra­vail. Désan­dro­cen­tr­er le tra­vail pour l’émanciper, 10/18, 2024.

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Sylvie Fagnart

Journaliste indépendante au sein du collectif Hors cadre, elle s’intéresse au numérique et aux questions de genre. Elle travaille avec le magazine en ligne Chut! et l’émission « Affaires sensibles » sur France Inter. Dans le numéro Travailler, elle cosigne le focus sur le travail domestique et l’histoire d’un slogan. Voir tous ses articles

Elsa Sabado

Elsa Sabado est journaliste indépendante au sein du collectif Hors cadre. Elle enquête en particulier sur le monde associatif et écrit pour Alternatives économiques, Mediapart ou L’Humanité. Elle cosigne le focus sur le travail domestique. Voir tous ses articles

Travailler, à la conquête de l’égalité

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°17 Tra­vailler, parue en févri­er 2025. Con­sul­tez le som­maire.


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