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« À travail égal, salaire égal ! »

L’histoire de ce slo­gan se con­fond avec celle de la lente éman­ci­pa­tion des tra­vailleuses en quête d’égalité. Mobil­isé par des ouvrières dès le XIXe siè­cle, il devient à la fin des années 1960 une reven­di­ca­tion poli­tique, qui con­tin­ue d’être portée aujourd’hui encore par de nom­breuses femmes dans les entre­pris­es.
Publié le 24/01/2025

Laura Acquaviva pour La Déferlante
Lau­ra Acqua­vi­va pour La Défer­lante

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°17 Tra­vailler, parue en févri­er 2025. Con­sul­tez le som­maire.

En ce 25 avril 1966, longeant les larges méan­dres de la Meuse, 5 000 per­son­nes bat­tent le pavé entre Her­stal, petite cité ouvrière, et la grande ville voi­sine, Liège, cœur ardent de la métal­lurgie belge. On scan­de haut un slo­gan : « À tra­vail égal, salaire égal ! » Dans la foule, des Français­es, des Alle­man­des et des Néer­landais­es, venues apporter un sou­tien à 3 000 femmes en grève depuis près de trois mois.

Les ouvrières en lutte de cette petite ville de Bel­gique, on les appelle les « femmes machines ». Elles sont employées à la Fab­rique nationale (FN) de Her­stal, une usine d’armement qui compte alors 12 000 tra­vailleurs.

Et tra­vailleuses. Des tra­vailleuses payées large­ment sous les barèmes mas­culins : 36,42 francs belges de l’heure, con­tre 50,77 francs pour les hommes. Le bras de fer qu’elles enga­gent avec leurs patrons va laiss­er sa mar­que dans l’histoire1, parce que cette grève est excep­tion­nelle­ment longue – douze semaines – et béné­fi­cie d’un immense élan de sol­i­dar­ité inter­na­tion­al. Des médias du monde entier vien­nent à Liège pour en ren­dre compte. Et don­nent un écho par­ti­c­uli­er au mot d’ordre de ces ouvrières.

Ce n’est pas la pre­mière fois que ce slo­gan, « À tra­vail égal, salaire égal ! » est porté en Europe. Dès le XIXe siè­cle, des femmes se sont insurgées con­tre le « salaire féminin », qui leur était alors ver­sé, con­sid­éré comme un appoint de la rémunéra­tion du pater famil­ias, le chef du foy­er. Elles sont alors payées en moyenne un quart en moins parce qu’elles ne peu­vent pré­ten­du­ment pas par­ticiper à l’entretien des machines, sont moins for­mées ou parce qu’elles sont plus sou­vent malades – les suites de couch­es sont alors compt­abil­isées comme jours d’absence…

Dif­fi­cile pour autant de dater pré­cisé­ment l’origine du slo­gan. Dans les grandes grèves des femmes qui ont émergé en Europe à par­tir des années 1860 chez les ouvrières du tex­tile, de la soie, du coton, des tabacs, etc., l’augmentation de salaire fig­ure sou­vent par­mi les reven­di­ca­tions. Mais on est loin de réclamer l’égalité avec les hommes. Dans les procès-ver­baux des échanges entre mem­bres élus de la Com­mune de Paris (tous des hommes…), on ne trou­ve pas la men­tion de la for­mule, même si cer­tains des par­tic­i­pants prô­nent l’égalité salar­i­ale. Presque trente ans plus tard, en 1897, La Fronde, le jour­nal fémin­iste de Mar­guerite Durand, affiche néan­moins plusieurs fois le principe à sa une. Les for­ma­tions syn­di­cales s’en empar­ent. Dans le droit fil de l’héritage de l’utopie com­mu­narde, les insti­tutri­ces obti­en­nent finale­ment en 1912 l’harmonisation de leur traite­ment avec celui des hommes.

Concurrence déloyale

Mais à l’époque, l’exigence égal­i­taire « ne con­cerne dans un pre­mier temps que les filles et les veuves, les femmes non mar­iées », pointe l’historienne Fan­ny Gal­lot (2). Quand un tract de la CGT de 1916 appelle les tra­vailleuses à se mobilis­er pour réclamer le même salaire que leurs col­lègues mas­culins, « c’est au fond pour éviter la con­cur­rence déloyale » entre les pre­mières et les sec­onds, com­plète-t-elle, et non par souci d’égalité.

En dépit de ces mobil­i­sa­tions, les con­ven­tions col­lec­tives mis­es en place à la suite des grèves du Front pop­u­laire gravent dans le mar­bre le principe d’un salaire retranché de 10 % par rap­port aux hommes. De même, à Her­stal, les grévistes ne gag­nent qu’une sim­ple aug­men­ta­tion, pas l’égalité avec les hommes. À vrai dire, les « femmes machines » ne l’espéraient pas. Mais elles se sont servies de cette per­spec­tive comme d’un levi­er de négo­ci­a­tion. Le principe de l’égalité salar­i­ale, elles l’ont décou­vert dans les textes de loi, notam­ment à l’article 119 du traité de Rome de 1957, insti­tu­ant la Com­mu­nauté économique européenne, ancêtre de l’Union européenne : « Chaque État mem­bre assure l’application du principe de l’égalité des rémunéra­tions entre les tra­vailleurs mas­culins et les tra­vailleurs féminins pour un même tra­vail. »

Con­trainte par la rat­i­fi­ca­tion de la con­ven­tion de l’Organisation inter­na­tionale du tra­vail (OIT), en 1951, puis par ses engage­ments européens, la France finit par trans­pos­er ce principe dans ses textes nationaux en 1972. « Les lois se sont ensuite suc­cédé, mais sont tou­jours restées let­tre morte. Les écarts de rémunéra­tion se sont un peu réduits entre les années 1970 et les années 1990. Depuis, ils stag­nent », déplore Rachel Sil­vera, écon­o­miste et autrice d’Un quart en moins. Des femmes se bat­tent pour en finir avec les iné­gal­ités de salaire (La Décou­verte, 2014). Selon les chiffres de l’Insee de 2023, le revenu salar­i­al annuel des femmes est aujourd’hui inférieur de 23 % à celui des hommes. Une telle dif­férence s’explique par le nom­bre de femmes à subir les temps par­tiels (occupés par elles à 80 %). À temps de tra­vail iden­tique, le fos­sé se réduit à 14 %. Enfin, à poste com­pa­ra­ble, les femmes gag­nent 4 % de moins que les hommes : il s’agit ici d’une dis­crim­i­na­tion à l’état pur.


« Le fémin­isme, en France, s’est plutôt con­stru­it en dehors du champ du tra­vail, lais­sé au syn­di­cal­isme. On observe depuis quelques années une con­ver­gence de ces deux mon­des. »

Rachel Sil­veira, écon­o­miste


« Au cours des grèves de mai et juin 1968, la reven­di­ca­tion est bien présente dans les cortèges », indique Fan­ny Gal­lot. En ce print­emps révo­lu­tion­naire, elle est notam­ment reprise par les ouvrières de la sel­l­erie Ford, à Dagen­ham (ban­lieue de Lon­dres), qui s’inspirent de la grève d’Herstal. Poussé·es par cet élan, pou­voirs publics et entre­pris­es sont con­traintes de remet­tre en cause une iné­gal­ité qui appa­raît alors comme une scorie archaïque. Avec la loi Roudy de 1983 (3), l’État finance des « plans égal­ité » pour que les entre­pris­es for­ment les femmes, notam­ment ouvrières, aux métiers à pré­dom­i­nance mas­cu­line. Mais leurs résul­tats restent très lim­ités. Dans le même temps, les pou­voirs publics s’apprêtent à pren­dre un tour­nant néolibéral sur l’autel duquel ils vont sac­ri­fi­er l’idéal de l’égalité pro­fes­sion­nelle pour toutes. Le Col­lec­tif nation­al pour les droits des femmes (CNDF) tente tout de même de ripo­lin­er le slo­gan « À tra­vail égal, salaire égal ! » avec la cam­pagne « 15 h 40 », qui appelle les femmes à cess­er de tra­vailler à l’heure où leur salaire cesse d’être égal à celui des hommes. « Ce faisant, il peine là encore à pren­dre en con­sid­éra­tion ce qui se rap­porte au tra­vail domes­tique non rémunéré et ne s’adresse finale­ment qu’aux salariées qui jouis­sent d’un emploi de qual­ité », relève Fan­ny Gal­lot. L’État, de son côté, se con­cen­tre sur l’accès à l’égalité pour les plus priv­ilégiées d’entre elles comme en 2011 avec l’adoption de la loi Copé-Zim­mer­man, imposant 40 % de femmes dans les con­seils d’administration des entre­pris­es.

Un casse-tête comparatif

Plus glob­ale­ment, se pose la ques­tion de savoir com­ment appli­quer con­crète­ment cette reven­di­ca­tion d’un salaire égal entre les hommes et les femmes. Si la divi­sion sex­uée des métiers empêche les com­para­isons au sein d’une même entre­prise ou d’un même secteur, la loi Roudy de 1983 pro­pose tout de même des critères pour com­par­er la valeur de deux emplois à tra­vers les qual­i­fi­ca­tions et apti­tudes qu’ils exi­gent, les respon­s­abil­ités qu’ils impliquent, ain­si que la charge physique et nerveuse qu’il fait porter aux travailleur·euses. « Les critères d’évaluation de la valeur du tra­vail ne sont pas neu­tres : la force est par exem­ple sys­té­ma­tique­ment plus val­orisée que la dex­térité, parce que celle-ci est nat­u­ral­isée, con­sid­érée comme évi­dente pour une femme », com­mente Fan­ny Gal­lot.

En 1996, au Québec, un audit com­para­tif des com­pé­tences req­ui­s­es dans un large pan­el de métiers a per­mis un rat­tra­page des iné­gal­ités de salaire entre hommes et femmes, dans le privé, puis dans le pub­lic. En France, une dizaine d’années plus tard, soutenues par le Défenseur des droits, puis par le Con­seil supérieur de l’égalité pro­fes­sion­nelle entre les femmes et les hommes, les écon­o­mistes Rachel Sil­vera et Séver­ine Lemière pro­posent des méth­odes pour com­par­er et égalis­er les salaires au niveau des branch­es pro­fes­sion­nelles. Mais le Medef, syn­di­cat patronal, n’en veut rien enten­dre. Les tra­vailleuses ne bais­sent pas les bras pour autant.

Faire reconnaître les discriminations genrées

« À tra­vail égal, salaire égal ! », c’est à cette reven­di­ca­tion que pensent onze syn­di­cal­istes CGT de la société STMi­cro­elec­tron­ics en 2011, quand un doc­u­ment de leur direc­tion, prou­vant les dis­par­ités salar­i­ales dans l’entreprise, tombe sous leurs yeux. Elles se lan­cent alors dans la démon­stra­tion de l’existence d’une dis­crim­i­na­tion gen­rée sys­témique dans l’entreprise. En moyenne, à tra­jec­toire sim­i­laire, les femmes gag­nent 400 euros de moins que leurs homo­logues mas­culins, indiquent les rap­ports annuels de l’entreprise, oblig­a­toires jusqu’à la loi dite Reb­samen (4).

Elles sai­sis­sent la jus­tice, et s’emploient à com­par­er leurs tra­jec­toires pro­fes­sion­nelles et salar­i­ales avec celles de leurs col­lègues mas­culins. Com­bat vic­to­rieux : elles vien­nent de faire con­damn­er leur entre­prise, en appel, à leur vers­er 815 000 euros de dom­mages et intérêts en tant que « vic­times de dis­crim­i­na­tion pro­hibée liée au sexe », et 400 000 euros de rap­pels de salaire. Une vic­toire his­torique pour un col­lec­tif de tra­vailleuses après treize ans de procé­dure semés d’embûches, face à une direc­tion qui refu­sait de com­mu­ni­quer les élé­ments de com­para­i­son de salaires.

Ces manœu­vres dila­toires ne seront bien­tôt plus pos­si­bles. Une direc­tive européenne vient d’être adop­tée. Elle oblige, dès 2026, les entre­pris­es de plus de 100 salarié·es à la trans­parence salar­i­ale. Elles devront pub­li­er un index sur les écarts de rémunéra­tion au prisme du genre. Un point d’appui pour les syn­di­cats prêts à porter le dossier de l’égalité salar­i­ale. « C’est assez nou­veau : longtemps, les syn­di­cats se sont con­stru­its con­tre le tra­vail des femmes, esti­mant qu’il tir­erait à la baisse l’ensemble des salaires. À l’inverse, le fémin­isme, en France, s’est plutôt con­stru­it en dehors du champ du tra­vail, lais­sé au syn­di­cal­isme. On observe depuis quelques années une con­ver­gence de ces deux mon­des », pointe Rachel Sil­vera.

Les représen­tantes des salariées de STMicro­electronics souhait­eraient que leur lutte prof­ite à toutes les col­lègues de leur entre­prise. Leur prochaine arme ? Une action de groupe, qui per­me­t­trait à l’ensemble des femmes de l’entreprise d’obtenir un rat­tra­page de leurs salaires. « Depuis 2016, il est pos­si­ble de saisir le tri­bunal judi­ci­aire pour faire la démon­stra­tion d’une dis­crim­i­na­tion sys­témique et de deman­der une indem­ni­sa­tion », décrit Xavier Sauvi­gnet, avo­cat du cab­i­net 1948, spé­cial­isé dans les ques­tions de dis­crim­i­na­tion au tra­vail. En atten­dant d’obliger les employeurs à respecter le droit, le slo­gan refleu­rit dans les cortèges au gré de l’imagination des femmes. Comme à Bor­deaux, le 8 mars dernier où une pan­car­te affichait : « Cherche zizi pour meilleur salaire. » •


  1. Elle a été doc­u­men­tée par l’historienne Marie-Thérèse Coenen, direc­trice du Cen­tre d’animation et de recherche en his­toire ouvrière et pop­u­laire (Carhop) en Bel­gique, et les historien·nes Flo­rence Lori­aux et Lionel Van­velthem, cocom­mis­saires de l’exposition « Femmes en colère », présen­tée en 2016 à Her­stal. ↩︎
Sylvie Fagnart

Journaliste indépendante au sein du collectif Hors cadre, elle s’intéresse au numérique et aux questions de genre. Elle travaille avec le magazine en ligne Chut! et l’émission « Affaires sensibles » sur France Inter. Dans le numéro Travailler, elle cosigne le focus sur le travail domestique et l’histoire d’un slogan. Voir tous ses articles

Elsa Sabado

Elsa Sabado est journaliste indépendante au sein du collectif Hors cadre. Elle enquête en particulier sur le monde associatif et écrit pour Alternatives économiques, Mediapart ou L’Humanité. Elle cosigne le focus sur le travail domestique. Voir tous ses articles

Travailler, à la conquête de l’égalité

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