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Face aux violeurs de Mazan

De sep­tem­bre à décem­bre 2024, la chroniqueuse judi­ci­aire et dessi­na­trice Mar­i­on Dubreuil a suivi le procès des vio­leurs de Mazan, dans lequel cinquante et un hommes ont été con­damnés à des peines allant de trois à vingt années d’emprisonnement pour avoir vio­lé Gisèle Peli­cot. Pour La Défer­lante, Mar­i­on Dubreuil reprend le fil de ces trois mois d’audience et racon­te de l’intérieur les débats qui ont ani­mé la cour crim­inelle du Vau­cluse, et qui l’ont elle aus­si bous­culée comme jour­nal­iste et comme femme.
Publié le 27/01/2025

Modifié le 10/03/2025

Cro­quis réal­isés à la cour crim­inelle d’Avignon entre le 10 octo­bre et le 18 novem­bre 2024 par Mar­i­on Dubreuil

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°17 Tra­vailler, parue en févri­er 2025. Con­sul­tez le som­maire.

Après le procès des vio­ls de Mazan, plus aucun homme ne pour­ra avoir de rela­tions sex­uelles avec une femme endormie, droguée, alcoolisée, incon­sciente, sans savoir qu’il com­met un viol.

C’est ce que j’aimerais croire. Plus aucun homme ne pour­ra dire, comme je l’ai enten­du lors des audi­tions devant la cour crim­inelle du Vau­cluse : « Comme elle mouil­lait, je pen­sais qu’elle était d’accord », « Comme c’est ma femme, je peux la sur­pren­dre dans son som­meil », « Comme c’est son mari qui pro­pose, je ne me suis pas posé la ques­tion ». Je m’accroche à l’espoir d’un change­ment. On saura tir­er un enseigne­ment de ce procès his­torique, pas seule­ment avec l’inscription du con­sen­te­ment dans la loi, mais surtout grâce à une prise de con­science col­lec­tive.

Au pre­mier jour des débats, le 2 sep­tem­bre 2024, ce change­ment est un hori­zon loin­tain. L’illustration choisie par un quo­ti­di­en région­al mon­tre une jeune femme endormie dans un clair-obscur vio­let, façon Cinquante Nuances de Grey, entourée des ombres de trois hommes. La Belle au bois dor­mant. Gisèle Peli­cot n’est pas une jeune fille : elle avait 56 ans lors du pre­mier viol retenu par la jus­tice, elle en a 71 quand le procès débute. Elle n’était pas pais­i­ble­ment endormie mais pro­fondé­ment sédatée. Con­vo­quer ce con­te, c’est sous-enten­dre qu’elle attendait d’être sur­prise par ses princes. Elle a subi plus de 200 vio­ls en dix ans.

Au moment où je m’installe en tant que chroniqueuse judi­ci­aire dessi­na­trice au pied de l’estrade de la cour, je suis d’emblée agacée par le con­tre­sens de cette illus­tra­tion. Nous sommes une cen­taine de jour­nal­istes accrédité·es, pour­tant je me sens seule. Si on met de côté les robes noires des avocat·es, et les uni­formes bleus des policier·ères, cinquante hommes me font face, tous accusés de vio­ls.

CROQUIS D’AUDIENCE Marion Dubreuil
Cro­quis d’au­di­ence. Crédit : Mar­i­on Dubreuil


Gisèle Peli­cot est assise à deux mètres de cer­tains. Elle les « voit » pour la pre­mière fois. Eux qui ont souil­lé son corps décou­vrent son regard. Je suis prise d’un ver­tige. Au fil des audi­ences, ils obtien­dront des dis­pens­es pour tra­vailler ou rester dans leur cel­lule. La cour exam­in­era des groupes de cinq à huit accusés chaque semaine, la salle retrou­vera alors presque une dimen­sion humaine.

« J’ai contraint personne »

La salle des assis­es (1) n’est plus exacte­ment celle que j’ai fréquen­tée l’hiver dernier pour un autre procès crim­inel. Je retrou­ve son puits de lumière et sa tapis­serie au-dessus de la cour. Le reste a été spé­ciale­ment amé­nagé pour l’occasion, un aligne­ment de bancs pour accueil­lir les accusés qui chahutent comme un jour de ren­trée sco­laire.

Trente-trois hommes com­para­is­sent sous con­trôle judi­ci­aire et cir­cu­lent donc libres dans le tri­bunal : Gisèle Peli­cot les croise aux por­tiques de sécu­rité, à la machine à café, dans la rue, à la boulan­gerie. Un deux­ième box a été con­stru­it pour con­tenir les dix-huit accusés qui com­para­is­sent détenus, dont Dominique Peli­cot.

Le prin­ci­pal accusé, le mari qui a drogué son épouse pen­dant près de dix ans pour la vio­l­er et la livr­er incon­sciente à des incon­nus. À l’isolement en prison, le sep­tu­agé­naire l’est encore dans la salle d’audience.

Au-dessus de moi, se trou­ve la cour, com­posée de cinq juges professionnel·les, présidée par Roger Ara­ta, seul mag­is­trat en robe rouge, mous­tach­es blanch­es fournies. Il procède à l’appel des hommes qui vont être jugés. L’un d’entre eux jus­ti­fie son retard en expli­quant avoir accom­pa­g­né son fils à l’école. Trente-sept des accusés sont pères de famille.

Le rap­pel des faits en trois heures par le prési­dent est un con­cen­tré d’horreur. Gisèle Peli­cot est décrite comme un corps inerte, mâchoire relâchée, bouche ouverte, aux mains de ces hommes. Dès le début de l’audience, la majorité des accusés se défi­lent. Ils recon­nais­sent des rela­tions sex­uelles avec Gisèle Péli­cot mais trente-cinq con­tes­tent avoir eu l’intention de la vio­l­er.

La plu­part con­fondent l’intention, qui est la volon­té de com­met­tre une infrac­tion au moment des faits – ici vouloir pénétr­er une femme incon­sciente –, et la prémédi­ta­tion qui est de l’ordre de la plan­i­fi­ca­tion – ici se ren­dre chez les Peli­cot pour vio­l­er Gisèle Peli­cot en sachant qu’elle sera droguée. Mais c’est ignor­er qu’en matière de viol la loi ne con­naît pas la prémédi­ta­tion.

« J’ai con­traint per­son­ne, men­acé per­son­ne, sur­pris per­son­ne, assure Redouane El. F. dévoy­ant la déf­i­ni­tion du viol dans le Code pénal (2). Je suis plutôt vic­time d’une ruse car­ac­térisée. » Cet infir­mi­er assure qu’il pen­sait que Gisèle Peli­cot fai­sait sem­blant de dormir. La posi­tion de la défense se résume à cette déc­la­ra­tion de l’avocat Guil­laume de Pal­ma qui représente six accusés : « Il y a viol ET viol. » Comme si les crimes que la cour avait à juger étaient le pro­duit d’une inter­pré­ta­tion de la vic­time, des médias ou de la société.

Au nom de la pré­somp­tion d’innocence et pressé par la défense, le prési­dent accepte de par­ler de « scène de sexe » plutôt que de « viol » jusqu’au ver­dict. L’un des deux enquê­teurs qui ont vision­né l’intégralité des vidéos pour les décrire dans des procès-ver­baux, lui, s’y refuse. Il a écrit le mot « viol » pour qual­i­fi­er les péné­tra­tions imposées à Gisèle Peli­cot et il con­tin­ue de l’employer à la barre.

À la barre, l’enquêteur qui a visionné l’intégralité des vidéos persiste à employer le mot « viol », en dépit des demandes du président de la cour criminelle d’utiliser le terme « scène de sexe ».
À la barre, l’enquêteur qui a vision­né l’intégralité des vidéos per­siste à employ­er le mot « viol », en dépit des deman­des du prési­dent de la cour crim­inelle d’utiliser le terme « scène de sexe ». Crédit : Mar­i­on Dubreuil.


Anne Mar­ti­nat Sainte-Beuve, qui a exper­tisé Gisèle Peli­cot aux Unités médi­co-judi­ci­aires, adopte la même ligne : « Face à une seule image [de ces vidéos] on ne peut pas douter : c’est une femme livrée en pâture. » La médecin insiste sur le reten­tisse­ment psy­chologique des vio­ls et se voit reprocher son absence de neu­tral­ité par la défense. « Depuis quand un médecin ne s’intéresse pas à la psy­cholo­gie des patients ? Nous ne sommes pas des vagins, des éprou­vettes, nous sommes des têtes et un corps, rétorque-t-elle. Un médecin, ça ne coupe pas en ron­delles. »

Je vis cette pre­mière semaine d’audience en apnée. Je ne respire de nou­veau que lorsque Gisèle Peli­cot prend enfin la parole dans cette enceinte judi­ci­aire. Quand, de corps inerte, « poupée de chif­fon », objet, elle reprend vie sous nos yeux : une femme debout, sujet. Gisèle Peli­cot décrit le jour d’après. « J’ai per­du mon mari, ma vie. C’est sur­réal­iste je ne sais plus qui je suis, ni où je vais. Je n’ai plus d’identité. » Elle nous par­le de l’autre rive et elle nous dit qu’elle a survécu, dif­fi­cile­ment : « La façade est solide mais l’intérieur est un champ de ruines. »

Victimes de violences sexuelles dans l’enfance

Comme chaque début de semaine, je prends mon TGV à 6 heures du matin pour Avi­gnon. Je cherche le som­meil, mais un bruit me dérange : mon voisin ron­fle. Je mets quelques min­utes à com­pren­dre que ce bruit con­voque désor­mais une autre réal­ité.

Me revi­en­nent les ron­fle­ments de Gisèle Peli­cot qui réson­nent dans la salle des assis­es d’Avignon à chaque vidéo dif­fusée, sa jambe inerte déplacée pour faciliter une péné­tra­tion, sa bouche main­tenue ouverte pour une fel­la­tion.

Une jour­nal­iste étrangère m’a demandé ce qu’il y avait de révo­lu­tion­naire dans cette audi­ence. Cela tient notam­ment à ces images vision­nées dans une enceinte judi­ci­aire. Cette dif­fu­sion que Gisèle Peli­cot a voulue et obtenue pour nous per­me­t­tre à tous·tes de regarder le viol en face. « Faire de la boue une matière noble » pour « doc­u­menter la place du viol », ont plaidé ses avo­cats, Antoine Camus et Stéphane Babon­neau.

Suiv­re un procès crim­inel, c’est pass­er sa vie avec des incon­nus, plonger dans leur intim­ité, leurs fêlures. Je serais capa­ble de recon­naître cha­cun des accusés dans la rue si je les croi­sais par hasard. Les espadrilles et la béquille de Patrick A. Le tic de se ronger les ongles de Cyril B. Les mains jointes de Didi­er S. pour sup­pli­er de ne pas être dess­iné. Le regard fuyant de Jean-Luc L. Le sourire nerveux de Jean-Pierre M. qui racon­te les par­ties de pêche avec son père et sa petite sœur. « Mon père nous fai­sait sucer son sexe. Je le mas­tur­bais pour le calmer. » Avant d’être mis en exa­m­en pour vio­ls, le sex­agé­naire n’en avait jamais par­lé.

Treize des cinquante et un accusés, dont Dominique Peli­cot, ont été vic­times de vio­lences sex­uelles dans l’enfance. Un quart des accusés – c’est près de qua­tre fois plus que le chiffre de 5,5 % d’hommes vic­times de vio­lences sex­uelles avant 18 ans en France (Ined, 2023).

Parmi les accusés ayant subi des violences sexuelles dans l’enfance, un seul avait porté plainte avant le procès. Ludovick B., quant à lui, l’a fait depuis la prison où il attendait d’être jugé.
Par­mi les accusés ayant subi des vio­lences sex­uelles dans l’enfance, un seul avait porté plainte avant le procès. Ludovick B., quant à lui, l’a fait depuis la prison où il attendait d’être jugé. Crédit : Mar­i­on Dubreuil.


Les vio­lences sex­uelles dans l’enfance sont claire­ment sous-éval­uées, mais la pré­va­lence de vic­times par­mi les accusés de Mazan m’interroge sur la con­struc­tion de leur rap­port à la sex­u­al­ité, à l’autre. Ils accusent un père, un cousin, un ami de leurs par­ents, un infir­mi­er, un cap­i­taine des pom­piers, un incon­nu.

À l’écoute des débats et de leur témoignage, une hypothèse se des­sine : ces hommes étrangers au con­cept d’introspection n’ont jamais par­lé des vio­lences sex­uelles subies, car ils n’ont, jusque-là, jamais mesuré leur reten­tisse­ment.

L’inceste, grand oublié du procès

Quand Cédric G., 50 ans, évoque les vio­ls imposés par son oncle mater­nel, il les situe au même niveau que les vio­lences con­ju­gales qu’il a infligées à sa com­pagne et que ses déviances sex­uelles. Seul Fabi­en S. avait déposé plainte avant l’affaire – il avait d’ailleurs obtenu la con­damna­tion du père de sa famille d’accueil. Un autre accusé l’a fait depuis la prison. Leurs trau­ma­tismes nous saut­ent au vis­age.

Le sujet, tabou dans l’espace pub­lic, suinte des murs de la salle d’assises, y com­pris du côté des par­ties civiles. Dans le disque dur de Dominique Peli­cot, les enquê­teurs ont retrou­vé deux pho­tos de sa fille, Car­o­line Dar­i­an, endormie et dénudée. Elle est per­suadée qu’il l’a droguée pour l’agresser sex­uelle­ment. Dominique Peli­cot, qui recon­naît tout ce qu’il a fait subir à son épouse, con­teste avec force, comme si l’inceste était le dernier rem­part entre l’homme – certes crim­inel – et le mon­stre.

Faute de preuves, Car­o­line Dar­i­an se vit comme « la grande oubliée de ce procès ». L’inceste n’a d’existence dans notre droit qu’en étant une cir­con­stance aggra­vante de l’atteinte sex­uelle, de l’agression sex­uelle et du viol (3).

Aurore, l’une des belles filles de Gisèle Peli­cot a elle-même été vic­time de son grand-père « Je crois fon­cière­ment que quand on a vécu l’abus on développe un six­ième sens », explique-t-elle à la cour. Elle racon­te avoir perçu quelque chose de « pas net » chez son beau-père, Dominique Peli­cot, quand elle l’a enten­du par­ler de jouer au doc­teur avec son petit-fils.

Dominique Pelicot est le principal accusé de ce procès. Le retraité de 72 ans a drogué son épouse pendant près de dix ans pour la violer et la livrer inconsciente à des inconnus.
Dominique Peli­cot est le prin­ci­pal accusé de ce procès. Le retraité de 72 ans a drogué son épouse pen­dant près de dix ans pour la vio­l­er et la livr­er incon­sciente à des incon­nus. Crédit : Mar­i­on Dubreuil.




À l’époque, elle n’avait rien dit, per­suadée de pro­jeter son pro­pre vécu sur sa belle-famille. « On porte tous une forme de cul­pa­bil­ité. Celle-ci, c’est la mienne, con­fie, en larmes, cette mère de deux petites filles. Plus jamais je ne me tairai, je me ferai con­fi­ance. » À force de tra­vailler sur les vio­lences sex­uelles, on développe cette hyper­vig­i­lance que l’on partage avec les vic­times, parce qu’on accepte d’ouvrir les yeux avec elles. Il m’est arrivé à moi aus­si de décel­er chez des hommes de mon entourage cette pré­da­tion à l’égard des enfants. Par­fois, moi non plus, je n’ai rien dit, de peur de me tromper, de peur de ne pas être crue.

« Si j’avais été dans cette his­toire, j’aurais aidé cette dame. » C’est ce qu’a assuré mon fils de qua­tre ans à son père pen­dant que j’étais à Avi­gnon. Il sait juste que « maman racon­te le procès d’un amoureux qui a fait du mal à son amoureuse avec d’autres hommes ». À seule­ment qua­tre ans, mon fils a sans doute dévelop­pé cette empathie qui fait tant défaut aux accusés.

« On ne naît pas per­vers, on le devient », a déclaré Dominique Peli­cot lors de son pre­mier inter­roga­toire face à la cour. L’empathie n’est pas un acquis : elle peut s’éroder au con­tact des représen­ta­tions, notam­ment du porno, qui impose un script de dom­i­na­tion de l’autre, le plus sou­vent des femmes.

Car pas un des hommes avec lesquels Dominique Peli­cot a échangé n’a alerté les forces de l’ordre. Avant ou après. Pas un de ceux qui sont jugés pour vio­ls par la cour crim­inelle, pas plus que les deux témoins con­vo­qués le 8 octo­bre 2024 qui ont, assurent-ils, renon­cé à se ren­dre chez les Peli­cot parce que le plan leur parais­sait dou­teux.

« Pourquoi n’ont-ils pas passé ne serait-ce qu’un coup de fil anonyme ? », demande Gisèle Peli­cot. Par sol­i­dar­ité mas­cu­line ? Par mépris des femmes ?


Au fil des audi­ences il me faut lut­ter con­tre la misan­drie. La mienne. Cette haine des hommes qui pour­rait m’aveugler.


Je pense qu’il y a une réponse à trou­ver dans la misog­y­nie des accusés. Adrien L. qui men­ace de jeter son fils, encore nour­ris­son, d’une mez­za­nine si sa com­pagne ne ramasse pas du verre cassé au sol ; Jean-Marc L. qui fait traîn­er le divorce pen­dant huit ans alors qu’il a refait sa vie ; Didi­er S. qui n’a jamais ver­sé de pen­sion ali­men­taire pour ses enfants ; Simone M. qui affirme être devenu père quand il a eu son six­ième enfant et qui n’a plus de con­tacts avec les cinq pre­miers ; Fabi­en C. qui bat­tait sa com­pagne ; Thier­ry V. qui trou­vait la sienne « trop grosse ». Je retrou­ve à l’audience tous les mar­queurs des vio­lences faites aux femmes que je doc­u­mente depuis sept ans comme jour­nal­iste judi­ci­aire. La dépen­dance affec­tive et finan­cière, le con­trôle du corps des femmes, l’instrumentalisation des enfants.

Au fil des plaidoiries, il me faut lut­ter con­tre la misan­drie. La mienne. Cette haine des hommes qui pour­rait m’aveugler. Cette haine qui se nour­rit des déné­ga­tions des accusés mais aus­si, en miroir, de leur misog­y­nie. « Si j’avais vio­lé, j’en aurais vio­lé une plus jeune », lâche Ahmed T. Il s’interrompt, con­scient de l’énormité de ses pro­pos. Trop tard. L’intérêt de l’oralité des débats s’incarne dans ces déra­pages, ces moments où la parole n’est plus maîtrisée et lève le voile sur la vérité. Car Ahmed T. a eu le temps de dire « plus jeune », de sous-enten­dre « plus belle », et d’infliger à Gisèle Peli­cot un nou­v­el affront.

Le vernis et le fond

La misan­drie se nour­rit aus­si en dehors de la salle, de mon quo­ti­di­en de femme dans l’espace pub­lic. Ce jeune homme en scoot­er croisé dans les rues d’Avignon qui ne dévie sa route qu’au dernier moment pour éviter de me per­cuter puis qui éclate de rire. Ce retour en TGV, en voiture-bar avec une con­sœur devant un croque-­mon­sieur brûlé. Un groupe d’hommes alcoolisés qui par­lent fort, rient fort et occu­pent tout l’espace. Ils nous regar­dent du coin de l’œil.

« Ils ne savent pas d’où on vient. » Je m’entends pronon­cer cette phrase, juste avant que l’un d’entre eux fasse mine de tomber sur ma con­sœur et se rat­trape à elle. J’explose de colère. La réplique est immé­di­ate, comme à l’audience : « Je m’en fous de vous. Ma meuf est bien plus belle que vous. »

Entre la cul­ture du viol et la méchanceté des hommes, j’ai par­fois du mal à dis­tinguer l’échelle des respon­s­abil­ités. Une lec­ture m’éclaire pen­dant le procès, L’Effondrement d’Édouard Louis (Le Seuil, 2024). Sur la ques­tion de l’homophobie, l’écrivain y fait une dis­tinc­tion qui m’a beau­coup aidée. « Mon père avait appris le mot pédé comme il avait appris à dire bon­jour ou mer­ci. […] Pour­tant quand il a com­pris mon homo­sex­u­al­ité il n’a pas réa­gi vio­lem­ment, il n’a pas été en colère. […] Mon frère était dif­férent. Sa haine de l’homosexualité à lui était ancrée dans son esprit, elle n’était pas seule­ment un dis­cours répété machi­nale­ment mais je le crois une idéolo­gie con­sti­tuée. »


Ces hommes qui ont vio­lé vont rester des fils, des frères, des pères, des amis. Quelle place leur laiss­er quand le déni les aveu­gle ?


Il y a le ver­nis et le fond. La cul­ture du viol est le ver­nis dont se par­ent de nom­breux hommes, je ne l’excuse pas et j’ai bien con­science que le lan­gage est per­for­matif, mais ils ne sont pas tous ani­més par une idéolo­gie misog­y­ne. Voilà qui tien­dra à dis­tance la misan­drie.

Ces hommes qui ont vio­lé ne vont pas faire société à part ; ils vont rester des fils, des frères, des pères, des amis. Quelle place leur laiss­er quand le déni les aveu­gle ? « Ces sujets seront-ils des vio­leurs pour l’éternité face à la société, leur famille ? C’est là votre respon­s­abil­ité : pro­pos­er une tra­jec­toire. » Cette inter­ro­ga­tion du psy­chi­a­tre Math­ieu Lacam­bre m’obsède. Les cinquante et un accusés encour­aient tous vingt ans de prison pour vio­ls aggravés. Peu importe qu’ils aient com­mis un viol ou des cen­taines comme Dominique Peli­cot. Le viol en série est un impen­sé de notre Code pénal (4).

La peine moyenne pour ce crime est de dix ans de prison en France selon les sta­tis­tiques du min­istère de la Jus­tice. Il faut se méfi­er de son expéri­ence car la plu­part des ver­dicts aux­quels j’ai assisté en matière de vio­ls n’excédaient pas huit ans. Trois ans pour l’ex-secrétaire d’État Georges Tron, six ans pour le vio­leur de Sarah, 11 ans (5). Tous con­damnés à des peines allant de trois à vingt ans de prison, ils sont dix-sept à avoir finale­ment fait appel. Et ce procès aura lieu cette fois-ci devant une cour d’assises d’appel avec un jury pop­u­laire, neuf juré·es éveillé·es, je l’espère, par les débats qui nous occu­pent depuis le 2 sep­tem­bre 2024. « Il y aura un avant et un après-Mazan », a assuré l’avocate générale. Je veux aus­si y croire. •


(1) Trans­for­mée pour l’occasion en salle de cour crim­inelle.

(2) Selon l’article 222–23 du Code pénal, « Tout acte de péné­tra­tion, de quelque nature qu’il soit, ou tout acte buc­co-géni­tal com­mis sur la per­son­ne d’autrui ou sur la per­son­ne de l’auteur par vio­lence, con­trainte, men­ace ou sur­prise est un viol. »

(3) Con­traire­ment à cer­tains pays où l’inceste est en soi sanc­tion­né (en Suisse, au Cana­da ou encore en Alle­magne), il n’est pas réprimé en lui-même en droit français. Inter­dit par le Code civ­il et puni par le Code pénal lorsqu’il est com­mis sur mineur·e, l’inceste n’est devant la loi qu’une cir­con­stance aggra­vante des dél­its d’atteinte et d’agression sex­uelle et du crime de viol.

(4) Lire sur ce sujet l’enquête de la jour­nal­iste Alice Géraud Sam­bre, radio­scopie d’un fait divers (JC Lat­tès, 2013), adap­tée en série : Sam­bre, réal­isée par Jean-Xavier de Lestrade, (France 2, 2023, 6 épisodes de 60 min­utes).

(5) Ce procès pour des faits remon­tant à 2017, médi­atisé sous le nom de « l’affaire de Pon­toise », a per­mis d’introduire dans la loi d’avril 2021 le non-con­sen­te­ment pré­sumé des mineur·es. Après un ren­voi, l’accusé a été con­damné à huit ans de prison en 2022 ; sa peine a été réduite à six ans en appel en 2024.

Marion Dubreuil

Journaliste judiciaire, elle documente les violences sexistes et sexuelles depuis sept ans, comme le procès pour viol de Tariq Ramadan ou celui de Christophe Ruggia. Depuis trois ans, elle est également dessinatrice judiciaire. Dans ce numéro, elle fait le récit du procès des violeurs de Mazan. Voir tous ses articles

Travailler, à la conquête de l’égalité

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°17 Tra­vailler, parue en févri­er 2025. Con­sul­tez le som­maire.


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