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Faciliter l’aide à mourir : un acte féministe ?

Un pro­jet de loi sur l’aide médi­cale à mourir déposé à l’Assemblée nationale au print­emps a ouvert un nou­veau débat sur la fin de vie. Cer­taines fémin­istes y voient une con­tin­u­a­tion des luttes pour le droit à dis­pos­er de son corps. Les mou­ve­ments anti­va­lidistes craig­nent des dérives eugénistes pour les per­son­nes hand­i­capées. De leur côté, les soignant·es font face à des dilemmes éthiques. Débat entre Har­ri­et de G, militant·e handi·e, Rose-Marie Lagrave, soci­o­logue fémin­iste, et Mathilde Ledoux, médecin en soins pal­li­at­ifs.
Publié le 22/10/2024

Modifié le 16/01/2025

Crédit de l’im­age : Maïté Grand­jouan pour La Défer­lante

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°16 S’ha­biller, parue en novem­bre 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Har­ri­et de G est auteur·ice et militant·e handi·e, fémin­iste, anti­va­lidiste et antiraciste. Iel écrit et partage des ressources sur les ques­tions d’antivalidisme sur son blog harrietdegouge.fr.

Rose-Marie Lagrave est soci­o­logue, direc­trice d’études à l’EHESS (École des hautes études en sci­ences sociales) et anci­enne mil­i­tante du MLF (Mou­ve­ment de libéra­tion des femmes). En jan­vi­er 2023, dans Poli­tis, elle signe une tri­bune en faveur de l’« inter­rup­tion volon­taire de vieil­lesse ».

Mathilde Ledoux est médecin en soins pal­li­at­ifs depuis quinze ans. Elle exerce aujourd’hui à l’unité de soins pal­li­at­ifs du cen­tre hos­pi­tal­ier de Saint-Nazaire. Elle est aus­si coprési­dente du con­seil sci­en­tifique de la Sfap (Société française d’accompagnement et de soins pal­li­at­ifs).

 

Ces deux dernières années, à l’initiative d’Emmanuel Macron, la France s’est emparée du débat sur la fin de vie : en 2023, une con­ven­tion citoyenne s’est pronon­cée pour une ouver­ture con­di­tion­née au sui­cide assisté et à l’euthanasie.

En avril 2024, le camp de la majorité prési­den­tielle a déposé une propo­si­tion de loi qui prévoy­ait, entre autres, d’autoriser la mise à dis­po­si­tion, pour les per­son­nes « atteintes d’une mal­adie grave et incur­able avec un pronos­tic vital engagé à court ou à moyen terme », d’une sub­stance létale sus­cep­ti­ble d’être autoad­min­istrée. Et en cas d’incapacité physique à ingér­er seul·e le pro­duit, la ou le malade aurait pu se le voir admin­istr­er par un·e soignant·e, un·e proche ou une per­son­ne volon­taire de son choix. La dis­cus­sion du texte à l’Assemblée nationale a été sus­pendue après la dis­so­lu­tion du 9 juin 2024. Le 19 juil­let, le député MoDem Olivi­er Falorni a déposé une propo­si­tion de loi – la pre­mière devant la nou­velle Assem­blée – qui reprend ce texte et les amende­ments déjà adop­tés en séance.

Rose-Marie Lagrave, vous avez été mil­i­tante fémin­iste au MLF. Quels par­al­lèles faites-vous entre le com­bat pour l’avortement et celui pour l’aide médi­cale à mourir ?

ROSE-MARIE LAGRAVE On peut par­ler d’approches homo­logues. Dans les années 1970, nous disions « Mon corps m’appartient, le corps est poli­tique ». À l’époque, nous mili­tions pour que toutes les femmes qui le veu­lent aient accès à la con­tra­cep­tion et à l’avortement, et pas seule­ment celles qui avaient de l’argent pour aller avorter en Angleterre – comme on se rend aujourd’hui en Suisse ou en Bel­gique pour un sui­cide assisté, ce qui coûte très cher. Obtenir un droit ne veut pas dire qu’il y a oblig­a­tion d’y recourir : il s’agit d’un choix, que ce soit le droit à l’avortement comme celui à mourir dans la dig­nité. Mon corps m’appartient non seule­ment quand il s’agit de don­ner ou de ne pas don­ner la vie, mais égale­ment quand il est à bout de souf­fle.

Quand la vie telle que les fémin­istes l’ont con­stru­ite, c’est-à-dire une lutte pour vivre libre et autonome, n’est plus pos­si­ble, alors on devrait pou­voir avoir recours au sui­cide assisté. Et si on ne peut pas soi-même se don­ner la mort, il faut qu’il y ait des proches ou des soignant·es consentant·es qui, après con­cer­ta­tion, aident à mourir. On ne décide pas d’un avorte­ment ou d’un sui­cide assisté par sim­ple lubie. Dans les deux cas, un con­sen­te­ment éclairé est exigé, tout comme des entre­tiens médi­caux, voire psy­chi­a­triques.

 


« Mon corps m’appartient non seule­ment quand il s’agit de don­ner ou de ne pas don­ner la vie, mais égale­ment quand il est à bout de souf­fle. »

Rose-Marie Lagrave


 

Har­ri­et de G, en tant que militant·e handi·e, anti­va­lidiste, fémin­iste et racisé·e, quelles sont vos craintes con­cer­nant le vote d’une nou­velle loi sur la fin de vie ?

HARRIET DE G Le con­cept de « dig­nité » est intéres­sant car il ne veut pas dire la même chose selon où on se place sur le spec­tre de la valid­ité. Pour les valides, la plu­part du temps, la dig­nité sig­ni­fie l’indépendance. Quand on pose la ques­tion à des malades de la mal­adie de Char­cot (1), par exem­ple, au début, la plu­part répon­dent que le moment où elles et ils veu­lent mourir, ce n’est pas quand la souf­france physique sera la plus intense, mais quand il y aura un état de dépen­dance, c’est-à-dire qu’elles et ils auront besoin d’un fau­teuil ou devront sol­liciter des tierces per­son­nes pour se déplac­er.

Pour nous, militant·es handi·es, la dig­nité, c’est avoir accès à un toit, des trans­ports, de l’éducation, des soins, de la nour­ri­t­ure, une vie sociale, etc. Aujourd’hui, être handicapé·e en France sig­ni­fie bien sou­vent devoir choisir entre la vie en insti­tu­tion ou le main­tien de son autonomie, ce qui demande énor­mé­ment de ressources finan­cières et d’efforts inclu­ant par­fois l’entourage. Dans les débats autour de la fin de vie, le quo­ti­di­en des per­son­nes hand­i­capées est décrit comme quelque chose de ter­ri­ble, auquel il faut échap­per à tout prix, même si pour cela il faut mourir. C’est très vio­lent et cela vient d’un imag­i­naire décalé autour du hand­i­cap.

Une nou­velle loi, surtout si elle inclut les per­son­nes en « phase avancée » d’une patholo­gie, et non plus unique­ment en « phase ter­mi­nale », comme cela a été sug­géré lors des débats par­lemen­taires, con­stituerait un change­ment de par­a­digme énorme. La loi Claeys-Leonet­ti de 2016 (lire la frise di-dessous) per­met déjà de met­tre un terme à des soins. Elle est aus­si cen­sée assur­er des soins pal­li­at­ifs pour tous·tes, ce qui n’est pas le cas actuelle­ment.

Le con­texte poli­tique dans lequel nous évolu­ons, qui se car­ac­térise par la destruc­tion des sys­tèmes de san­té et la forte mon­tée de l’extrême droite, a un impact sur la dig­nité de la vie. Les militant·es anti­va­lidistes craig­nent que des per­son­nes en sit­u­a­tion de dépen­dance soient poussées vers l’euthanasie. Cela doit nous amen­er à nous pos­er la ques­tion suiv­ante : dans quelles con­di­tions et dans quel cli­mat poli­tique on donne à l’État le pou­voir d’euthanasier ?

 


« Dans les débats autour de la fin de vie, le quo­ti­di­en des per­son­nes hand­i­capées est décrit comme quelque chose de ter­ri­ble, auquel il faut échap­per à tout prix, même si pour cela il faut mourir. »

Har­ri­et de G


 

ROSE-MARIE LAGRAVE Quand on observe les iné­gal­ités sociales face à l’accès aux soins, la dégra­da­tion con­tin­ue du sys­tème de san­té est évi­dente, et je suis d’accord pour dire que la façon d’envisager la vieil­lesse et la mort est étroite­ment liée à la façon dont on a pu con­duire sa vie. Mais que vous fassiez le lien entre cette poli­tique de destruc­tion des ser­vices de soins et l’émergence des ques­tions sur l’euthanasie me sem­ble un peu téméraire. Vous sug­gérez que l’une aurait engen­dré l’autre, que l’objectif serait de se débar­rass­er du « poids » des per­son­nes non valides, alors que par l’intermédiaire de l’Association pour le droit de mourir dans la dig­nité (ADMD), c’est une parole citoyenne, com­posée de gens malades ou non, qui s’est exprimée.

 

Mathilde Ledoux, vous accom­pa­g­nez tous les jours des patient·es dans la mort. Com­prenez-vous ces désac­cords et les dif­férents sens don­nés au terme « dig­nité » ?

MATHILDE LEDOUX Au quo­ti­di­en, il y a deux façons de voir les choses. Il y a celles et ceux qui veu­lent effec­tive­ment pou­voir décider de leur mort, et d’autres qui, au con­traire, ont l’impression de devoir se bat­tre tous les jours pour qu’on recon­naisse leur dig­nité. Parce que le hand­i­cap fait peur, et qu’on se mélange les pinceaux. Dans le monde des soins pal­li­at­ifs (2), la notion de fin de vie arrive assez rapi­de­ment, le temps devient plus court. Et par­fois, on change ce qu’on avait tou­jours dit qu’on voudrait. Je con­nais plein de patient·es atteint·es de la mal­adie de Char­cot qui, au moment du diag­nos­tic, parce que c’était extrême­ment vio­lent, ont dit : « Autant mourir tout de suite. » Et puis qui ont atter­ri, réfléchi, ont finale­ment fait avec et sont par­fois allé·es très loin.

Je crois beau­coup à l’ambivalence des indi­vidus : quand on est confronté·e à l’idée de sa pro­pre mort, qu’on soit valide ou pas, on a peur, et c’est cela qui fait dire des choses ou pren­dre des déci­sions. On pro­jette un cer­tain stade de dégra­da­tion physique qui paraît insur­montable, et en face duquel la mort est par­fois la seule option. Cette demande de mort est fréquente, je l’entends toutes les semaines. Celle qui per­siste après qu’un cer­tain nom­bre de symp­tômes ont été apaisés ou enten­dus est moins fréquente, mais elle existe quand même. Si, mal­gré tous les soins mis en place, toute l’attention accordée, la demande se main­tient, je trou­verais dif­fi­cile de ne pas accom­pa­g­n­er le ou la patient·e jusqu’au bout. En restant très vigilant·e sur la respon­s­abil­ité que ça fait porter aux proches.

En tant que médecin, le plus impor­tant, c’est d’avoir la pos­si­bil­ité d’apaiser cer­taines souf­frances. Chez cer­taines per­son­nes, la vie peut man­quer de sens pour tout un tas de raisons : dépen­dance physique, impres­sion d’être un poids pour ses proches, souf­frances qu’on ne veut plus vivre de façon con­sciente. La loi d’aujourd’hui répond en par­tie à ces sit­u­a­tions, mais dans la mesure où, pour atténuer les souf­frances du ou de la malade, elle pro­pose une séda­tion pro­fonde jusqu’au décès, on ne peut pas sat­is­faire la demande de celles et ceux qui ne veu­lent pas être sédaté·es. Quoi qu’il arrive, je veux qu’on me donne les moyens, avant toute chose, d’essayer de remet­tre un petit peu de douceur et de sens dans le soin. Ce n’est pas l’un ou l’autre.

ROSE-MARIE LAGRAVE C’est très impor­tant ce que vous dites, car vous n’opposez pas les soins pal­li­at­ifs au sui­cide assisté ou à l’euthanasie. C’est com­plé­men­taire.

Quel doit être le rôle des proches dans l’accompagnement de la fin de vie ?

ROSE-MARIE LAGRAVE Je viens d’accompagner le père de mes enfants, mort d’un can­cer agres­sif en un mois. J’ai con­staté que les direc­tives anticipées (3) ne ser­vaient à rien, et qu’il n’irait pas en soins pal­li­at­ifs faute de place : une telle sit­u­a­tion implique que les proches pal­lient ce manque. Au bout d’une semaine, l’arrêt des traite­ments lais­sait présager une mort rapi­de alors que le cœur a cédé trois semaines après. Ce temps indigne de des­sai­sisse­ment de soi et d’exposition aux yeux des autres, il n’en aurait jamais voulu.

HARRIET DE G Con­cer­nant la vig­i­lance à avoir et ce que cela fait porter aux autres, je pense qu’il y a ici l’une des grosse dif­férences entre l’avortement et l’euthanasie. Les IVG impactent en pre­mier lieu les per­son­nes qui s’exposent à un risque de grossesse. Non seule­ment les avorte­ments sauvent des vies, mais ils ne représen­tent pas une men­ace pour qui souhaite avoir des enfants le moment voulu. Or la loi euthanasie, tel qu’elle est con­stru­ite actuelle­ment, s’inscrit dans un con­texte validiste où l’on asso­cie la dig­nité avec le fait d’être indépendant·e, un cadre de pen­sée déjà bien étayé où la vie des per­son­nes malades ou hand­i­capées n’est pas digne.

Les per­son­nes malades et hand­i­capées risquent de se retrou­ver dans des sit­u­a­tions qu’elles n’ont pas choisies, soumis­es non seule­ment aux aléas des sys­tèmes médi­caux mais aus­si au point de vue des proches. Je prends l’exemple d’Anne Rati­er qui a écrit le livre J’ai offert la mort à mon fils [City Édi­tion, 2019]. Elle y par­le de son enfant, « hand­i­capé sévère », selon ses ter­mes, qu’elle a décidé de tuer par mis­éri­corde. Elle a fait une tournée médi­a­tique et n’a jamais été ni inquiétée, ni con­damnée par la jus­tice… Per­son­ne n’a cher­ché à pren­dre en compte le point de vue de son fils, à con­sid­ér­er sa vie à lui indépen­dam­ment de la valeur qu’elle lui avait accordée.

Pour moi, il n’y a pas de débat autour de la déci­sion indi­vidu­elle de mourir : le sui­cide est légal. La ques­tion est ailleurs : en créant une loi sur l’aide à mourir, quels risques fait-on peser sur les per­son­nes les plus vul­néra­bil­isées ? Celles à qui on annonce des diag­nos­tics très intens­es et qu’on lâche dans la nature parce qu’il n’y a ni sou­tien ni entraide ? Celles qui batail­lent pen­dant cinq, dix, quinze ans avec des insti­tu­tions comme la Mai­son départe­men­tale pour les per­son­nes hand­i­capées, et à qui on finit par accorder le min­i­mum, alors même qu’elles sont dans des sit­u­a­tions extrême­ment ten­dues ?

Si on leur dit : « Si vous voulez, il existe l’euthanasie », elles vont for­cé­ment se pos­er la ques­tion. Au Cana­da, l’athlète des Jeux par­a­lympiques Chris­tine Gau­thi­er racon­te qu’on l’a gen­ti­ment invitée à se tourn­er vers l’aide médi­cale à mourir parce que ça fai­sait cinq ans qu’elle se bat­tait pour avoir une rampe lui per­me­t­tant d’accéder à sa mai­son : après tout, pourquoi créer des sys­tèmes de sou­tien et d’entraide solides puisqu’il existe cette solu­tion ?

MATHILDE LEDOUX J’ai l’impression que le monde soignant est très large­ment ori­en­té vers la pour­suite de la vie. C’est plutôt l’arrêt des soins qui est dif­fi­cile à envis­ager, et ce alors que la plu­part des gens écrivent dans leurs direc­tives anticipées : « Je ne veux pas d’acharnement thérapeu­tique. » J’ai aus­si le sen­ti­ment que notre atten­tion est la même vis-à-vis des per­son­nes valides ou invalides.

HARRIET DE G J’aimerais vous croire. C’est sans doute le cas pour beau­coup de soignant·es mais je pense qu’on ne peut pas en faire une général­ité. Pen­dant la péri­ode du Covid, le média en ligne Bas­ta! a mon­tré que face au manque de moyens, un tri s’opérait entre les per­son­nes qui allaient être pris­es en charge et celles qui n’étaient pas con­sid­érées comme soignables (4). Celles-ci étaient les per­son­nes hand­i­capées.

MATHILDE LEDOUX L’idée que « tout le monde n’ira pas en réan­i­ma­tion » est une réal­ité antérieure au Covid, elle est liée à ce que la médecine peut pro­pos­er.

HARRIET DE G Quand le corps médi­cal choisit de pri­oris­er des per­son­nes plus valides au détri­ment d’autres, cela relève d’une logique eugéniste (5) qu’on a vu se dévelop­per forte­ment ces dernières années. Sans même par­ler des nég­li­gences et des mal­trai­tances médi­cales : aujourd’hui, on stérilise encore des femmes hand­i­capées sans leur con­sen­te­ment ; les per­son­nes poly­hand­i­capées doivent fréquem­ment réaf­firmer dans leurs direc­tives anticipées que si, en fait, elles veu­lent être réan­imées. On ne peut pas par­tir du principe qu’on peut faire con­fi­ance au corps médi­cal. Sachant qu’historiquement il s’est con­stru­it sur des bases racistes, sex­istes (6), et qu’il a encore énor­mé­ment de mal à regarder ses pro­pres biais.

MATHILDE LEDOUX Bien sûr, je com­prends. Après, on oublie par­fois que la médecine a des lim­ites. On tombe de l’armoire quand on apprend qu’en 2024 on meurt encore du can­cer. On demande encore sou­vent aux patient·es, même sur des pris­es en charge pal­lia­tives pré­co­ces, si elles et ils voudront aller en réan­i­ma­tion alors qu’on sait bien sou­vent que, vu la lour­deur du dis­posi­tif, elles et ils n’y sur­vivraient pas. Donc ce n’est pas for­cé­ment faire une sélec­tion entre qui sem­ble digne de vivre ou pas.

HARRIET DE G La ques­tion est aus­si : dans quelles con­di­tions meurt-on ? Est-ce que mourir à l’hôpital – et dans quel ser­vice, d’ailleurs –, c’est tou­jours digne ?

MATHILDE LEDOUX Et aus­si : quelle représen­ta­tion a‑t-on de ce qui est une belle mort, une mort moins agréable ?

 


« Quoi qu’il arrive, je veux qu’on me donne les moyens d’essayer de remet­tre un petit peu de douceur et de sens dans le soin. »

Mathilde Ledoux


 

 

HARRIET DE G Je trou­ve triste que la parole des per­son­nes malades et hand­i­capées soit tou­jours perçue sous un prisme dra­ma­tique, et qu’elle soit du même coup dépoli­tisée. Vivre une exis­tence où la mal­adie est omniprésente, frôler ou crois­er régulière­ment la mort change les per­spec­tives.

Ce n’est plus théorique. Qu’est-ce que ça fait en tant que per­son­ne hand­i­capée de voir énor­mé­ment de per­son­nes autour de soi choisir le sui­cide ? Aujourd’hui, des per­son­nes hand­i­capées et trans se sui­ci­dent car leurs con­di­tions de vie sont intolérables. La société fait que ces corps et ces psy­chés-là n’ont pas le droit de cité. Tant qu’on réduira les droits des per­son­nes trans et qu’on con­tin­uera à enfer­mer des per­son­nes hand­i­capées con­tre leur gré dans des insti­tu­tions mouroirs, la ques­tion d’une mort digne ne pour­ra pas être posée de manière per­ti­nente.

ROSE-MARIE LAGRAVE : Har­ri­et de G, ce que vous dites fait réfléchir. Il faut sans doute ren­vers­er la per­spec­tive et éla­bor­er une réflex­ion sur l’accès à la mort à par­tir de la sit­u­a­tion de non-valid­ité. Je vous remer­cie d’avoir souligné le biais opéré par mon regard vali­do-cen­tré. Dans une per­spec­tive citoyenne et col­lec­tive, non-valides et valides doivent pou­voir lut­ter ensem­ble pour un droit à mourir dans la dig­nité qui n’aille pas sans la pour­suite des com­bats pour une vie « digne ».

HARRIET DE G Une des raisons pour laque­lle ces débats sont com­pliqués, c’est que, pour beau­coup, on par­le de choses qui sont dans un futur loin­tain.

ROSE-MARIE LAGRAVE Pour moi, ce n’est pas loin­tain, j’ai 80 ans.

HARRIET DE G Oui, c’est vrai. Mais on se dit : « Ah, quand je ne serai plus capa­ble de faire telle ou telle chose, je me tuerai. » Puis en fait, on va plus loin, on repousse cette lim­ite au fur et à mesure, parce qu’il y a quand même une envie, chez beau­coup de gens, de vivre. Les humain·es, c’est malin, ça s’adapte. Et tant qu’on n’inclura pas les per­son­nes directe­ment con­cernées dans les débats autour de la fin de vie, tant qu’on ne pren­dra en compte que les proches et les soignant·es, on se retrou­vera par défaut avec des biais eugénistes.

 

La loi sur la fin de vie : des débats clivants

Quand les débats autour de la loi sur l’aide à mourir sont lancés, le lun­di 27 mai 2024, ils sont cen­sés se pour­suiv­re jusqu’au 18 juin. Alors que l’Assemblée est encore majori­taire­ment macro­niste, la plu­part des député·es du camp prési­den­tie et la gauche défend­ent la lib­erté de choisir les con­di­tions de sa mort, con­sid­érant l’aide à mourir comme un soin qui ne s’oppose pas aux soins pal­li­at­ifs.

L’opposition des par­tis de droite et d’extrême droite (Les Répub­li­cains et le Rassem­ble­ment nation­al) est con­nue : tra­di­tion­nels porte-voix des milieux con­ser­va­teurs et religieux, ils dénon­cent une « rup­ture anthro­pologique », con­sid­érant que met­tre fin à une vie humaine n’est pas une déci­sion qui revient aux indi­vidus. Mais dans les médias et sur les réseaux soci­aux, une autre voix, moins audi­ble, s’élève aus­si con­tre le pro­jet : celle des anti­va­lidistes, qui dénon­cent l’oppression subie par les per­son­nes hand­i­capées au prof­it des valides, perçu·es comme la norme sociale.

L’avocate Elisa Rojas alerte ain­si dans Poli­tis* sur « les risques de dérives eugénistes que représente l’aide active à mourir » et s’interroge : « Peut-être faudrait-il d’abord s’assurer que [les per­son­nes malades et/ou hand­i­capées] puis­sent vivre dans de bonnes con­di­tions. »

Le dimanche 9 juin 2024, alors que six arti­cles ont déjà été votés, la dis­so­lu­tion de l’Assemblée nationale entraîne l’interruption de tous les travaux lég­is­lat­ifs en cours. Fer­vent défenseur d’une loi sur l’aide à mourir, le député MoDem Olivi­er Falorni dépose une nou­velle propo­si­tion de loi le 19 juil­let – la pre­mière de la nou­velle lég­is­la­ture –, reprenant le texte déjà par­tielle­ment voté. Au vu de la com­po­si­tion très con­ser­va­trice du gou­verne­ment nom­mé le 21 sep­tem­bre, il est dif­fi­cile de savoir dans quel con­texte celle-ci sera exam­inée.

* Elisa Rojas, « Notre mort est tou­jours con­sid­érée comme libéra­trice par cette société », Poli­tis, 27 mars 2024.

 

L’euthanasie est une aide médi­cale où le geste est pra­tiqué par un·e soignant·e et dans le cas du sui­cide assisté, la ou le patient·e s’inocule elle ou lui-même la sub­stance létale. Selon vous, quel doit être le rôle des soignant·es et quels sont les garde-fous indis­pens­ables à une loi juste, fémin­iste et anti­va­lidiste ?

MATHILDE LEDOUX Dans mon ser­vice, ce qui inquiète les soignant·es, c’est le risque de devoir endoss­er la respon­s­abil­ité d’un geste qui, jusqu’à présent, était inter­dit. Déjà, injecter un médica­ment qui entraîne l’apaisement d’un·e patient·e qui meurt ensuite – parce que le proces­sus de mort était déjà engagé –, ça les impacte forte­ment : cela ques­tionne à leurs yeux un lien de cause à effet.

Pour autant, certain·es se sen­tent aus­si en capac­ité d’accompagner ce geste act­if d’aide à mourir s’il s’intègre dans un par­cours de soins avec un·e patient qu’on a rencontré·e, accompagné·e, et pour qui cette aide est la fin de l’histoire. D’autres, au con­traire, dis­ent vouloir chang­er de méti­er si on les oblige à faire ça, car ça vient touch­er des valeurs qui leur sont pro­pres. Je pense qu’il faut l’entendre. À mon sens, la ques­tion est : quel accom­pa­g­ne­ment offre-t-on aux soignant·es ? Quelle porte de sor­tie pour celles et ceux qui ne voudraient pas accom­pa­g­n­er un tel geste ? Et quelle solu­tion pour les patient·es qui se retrou­veraient dans une équipe qui ne veut pas aller jusqu’à une aide à mourir ?

ROSE-MARIE LAGRAVE Je me sou­viens que les mêmes ter­mes étaient employés dans les années 1970 vis-à-vis de l’avortement. À la suite du man­i­feste des 343 femmes déclarant avoir avorté en 1971 et de celui de médecins revendi­quant avoir pra­tiqué des avorte­ments, d’autres médecins, tout en réagis­sant pos­i­tive­ment à cette demande, avaient mis en avant la néces­sité d’une clause de con­science (7).

Puis, petit à petit, médecins et militant·es ont pu faire com­pren­dre au plus grand nom­bre la dif­férence entre un fœtus et un enfant, entre ne pas laiss­er vivre et tuer. Je com­prends qu’un·e infirmier·e, un·e médecin ne veuil­lent pas endoss­er ce geste au motif qu’elles et ils ont appris à soign­er et non à tuer. Mais il me sem­ble que la dig­nité d’une pro­fes­sion, c’est d’aller jusqu’au bout des con­tra­dic­tions engen­drées par les fron­tières poreuses entre la vie et la mort, et de trans­gress­er quand il faut pour être au plus proche des intérêts des agonisant·es.

Faire le geste d’arrêter ce qui est encore un sem­blant de vie, mais pas encore la mort, fait par­tie, me sem­ble-t-il, de l’accompagnement d’une équipe médi­cale par rap­port à un·e malade qui sait qu’il n’y a plus d’échappatoire. Beau­coup de médecins ne le dis­ent pas, mais le font déjà, exacte­ment comme certain·es de leurs con­sœurs et con­frères pra­ti­quaient des avorte­ments inter­dits. Les lois n’évoluent que sous l’impulsion des luttes. Je suis d’ailleurs favor­able à un man­i­feste fémin­iste des 343 vieilles qui auraient recours au sui­cide assisté ou à « l’interruption volon­taire de vieil­lesse », comme dis­ait l’humoriste Pierre Desprog­es. Il est certes préférable que la per­son­ne con­cernée se donne la mort dans le cadre d’un sui­cide assisté, mais songez aus­si à celles et ceux qui n’ont plus la capac­ité de faire le geste de la piqûre. C’est là que l’expression « assis­tance médi­cale » prend tout son sens.

HARRIET DE G Remet­tre com­plète­ment ce pou­voir aux mains du corps médi­cal n’est pas une bonne idée. Ma crainte, ce n’est pas que les soignant·es refusent, mais qu’elles et ils fassent de l’excès de zèle. On a très peu de con­trôle sur ce qui se passe dans l’anonymat des insti­tu­tions et des lieux d’enfermement. Quel délai de réflex­ion on accorde ? Quel sou­tien psy­chologique pour les proches, pour la per­son­ne, pour les soignant·es, qui vont devoir opér­er ces gestes-là ? Que faire en cas de change­ment d’avis ? Lors des dis­cus­sions autour du pro­jet de loi, certain·es député·es ont pro­posé que les per­son­nes gérant les tutelles et les curatelles des patient·es ou des proches aient le droit d’accomplir ce geste ; c’est oubli­er l’énorme dynamique de pou­voir qui existe dans ces rela­tions. Accom­pa­g­n­er une per­son­ne pen­dant des mois, voire des années, sur son lit de mort, c’est extrême­ment pesant. Et quel choix éclairé fait-on quand la famille met la pres­sion pour dire que ce serait bien qu’on se dépêche parce que ça com­mence à être long ? Cela pousse les gens dans leurs retranche­ments, à pren­dre des déci­sions qu’elles et ils peu­vent regret­ter.

MATHILDE LEDOUX Ce que vous dites, Har­ri­et de G, c’est essen­tiel. Il faut avoir les con­di­tions les plus opti­males pour pren­dre cette déci­sion, dont on se doute bien, comme vous le disiez au début, Rose-Marie Lagrave, qu’elle n’est pas une lubie. Cette déci­sion de mourir ou d’être aidé·es à mourir ne nous appar­tient pas, à nous autres soignant·es. Mais je trou­ve essen­tiel, par con­tre, d’essayer de garan­tir qu’elle n’est pas dic­tée unique­ment par les effets d’une douleur intolérable ou d’un symp­tôme insup­port­able. Il faut pren­dre le temps de se dire les choses, et que les proches, la famille puis­sent être dans la même tem­po­ral­ité que le ou la patient·e. La loi telle qu’elle était dess­inée prévoy­ait qu’il y ait une oblig­a­tion de réponse des soignant·es dans les quinze jours. C’est court et c’est long, quinze jours, mais c’est quand même surtout court à l’échelle d’une vie. •

En France, dix ans d’évolution de la loi

2005

La loi Leonet­ti inter­dit l’« obsti­na­tion déraisonnable ». Elle est con­séc­u­tive à l’affaire Vin­cent Hum­bert : devenu tétraplégique, aveu­gle et muet à la suite d’un acci­dent de voiture en 2000, le jeune homme de 19 ans a demandé un « droit de mourir » refusé par le prési­dent Jacques Chirac. Il meurt en 2003 avec l’aide de sa mère et d’un médecin. L’affaire se con­clut par un non-lieu en 2006.

2016

La loi Claeys-Leonet­ti autorise une séda­tion pro­fonde et con­tin­ue jusqu’au décès provo­quant une altéra­tion de la con­science. Le but : soulager les souf­frances d’une per­son­ne atteinte d’une affec­tion grave et incur­able et dont le pronos­tic vital est engagé à court terme.

2023

Lors de la con­ven­tion citoyenne sur la fin de vie, 76 % des 184 participant·es tiré·es au sort se pronon­cent en faveur de l’aide active à mourir (euthanasie et sui­cide assisté), par­al­lèle­ment au ren­force­ment des soins pal­li­at­ifs.

2024

Un pro­jet de loi est présen­té par la majorité prési­den­tielle. La dis­cus­sion du texte à l’Assemblée nationale est sus­pendue après la dis­so­lu­tion de celle-ci le 9 juin.

 

Entre­tien réal­isé par Sarah Bou­cault, jour­nal­iste indépen­dante, en visio­con­férence le jeu­di 4 juil­let 2024. Il a été édité par Mathilde Blézat.


(1) La mal­adie de Char­cot, ou sclérose latérale amy­otrophique (SLA), est une mal­adie neu­rodégénéra­tive incur­able entraî­nant la paralysie pro­gres­sive et la mort par insuff­i­sance res­pi­ra­toire dans les années suiv­ant le diag­nos­tic.

(2) Les soins pal­li­at­ifs visent à soulager les douleurs physiques et psy­chologiques de malades souf­frant de mal­adies graves et incur­ables, en phase avancée ou ter­mi­nale, afin d’améliorer leurs con­di­tions d’existence.

(3) Les direc­tives anticipées sont un doc­u­ment écrit dans lequel la per­son­ne indique sa volon­té de pour­suiv­re, lim­iter, arrêter ou refuser des traite­ments ou actes médi­caux. Elles s’imposent à l’équipe soignante dès lors que le ou la patient·e n’est plus en capac­ité de com­mu­ni­quer son souhait.

(4) Rachel Knaebel, « Tri des patients : des dérives lais­sent penser que les per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap sont dis­crim­inées », Bas­ta!, 12 mai 2020.

(5) L’eugénisme est l’ensemble des méth­odes et pra­tiques visant à sélec­tion­ner les humain·es sur la base de leur pat­ri­moine géné­tique.

(6) À ce sujet, écouter les dif­férents épisodes du pod­cast Le Ser­ment d’Augusta, une série doc­u­men­taire réal­isée par Binge Audio.

(7) La clause de con­science per­met à certain·es professionnel·les de san­té de ne pas accom­plir un acte com­por­tant des enjeux éthiques impor­tants, comme l’avortement ou l’aide médi­cale à mourir.

Les mots importants

Validisme

Le con­cept a émergé dans les années 1970 aux...

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Sarah Boucault

Journaliste basée à Lorient, elle s’intéresse aux sujets en lien avec la mort : de la fin de vie au deuil en passant par le domaine funéraire. Titulaire d’un master de Genre, les sujets féministes sont au cœur de ses préoccupations. Voir tous ses articles

S’habiller, en découdre avec les injonctions

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°16 S’ha­biller, parue en novem­bre 2024. Con­sul­tez le som­maire.


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