Warning: Attempt to read property "ID" on int in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/themes/Divi/includes/builder/post/PostStack.php on line 62

« Entre paysannes, on remet le travail à sa place »

Dans l’imaginaire col­lec­tif, agri­cul­ture rime avec dur labeur, viril­ité et sac­ri­fice du temps famil­ial et de loisirs. Mais au sein du col­lec­tif Les Elles de l’Adage 35, en Bre­tagne, des éleveuses se réu­nis­sent pour repenser ce rap­port au tra­vail.
Publié le 21/10/2024

Modifié le 16/01/2025

Double-page dans La Déferlante #16
Dou­ble-page dans La Défer­lante #16

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°16 S’ha­biller, parue en novem­bre 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Je suis une néo­paysanne. Une éleveuse, instal­lée depuis deux ans env­i­ron, dans le sud de l’Ille-et-Vilaine. J’ai 38 ans, j’ai fait une recon­ver­sion pro­fes­sion­nelle et je me suis instal­lée avec mon con­joint sur une anci­enne ferme laitière.

J’ai des vach­es, des cochons, des arbres fruitiers. Et un gros com­plexe : celui de ma capac­ité de tra­vail.

Je pèse à peine plus de cinquante kilos, je suis facile­ment malade et j’ai besoin de beau­coup de som­meil. Alors, certes, je suis moins malade depuis que je passe la majeure par­tie de mon temps au grand air, j’ai pris des mus­cles, de la force dans les mains, et gag­né en endurance pour tenir les journées. Mais j’ai tou­jours une petite voix qui me dit que je n’en fais pas assez. Celle de la pres­sion des pair·es et de la société, cette injonc­tion qui dit qu’un·e paysan·ne, ça tra­vaille dur, ça se lève tôt et ça se couche tard. Surtout, quand on débute dans le méti­er, il faut qu’on fasse nos preuves. Qu’on mon­tre qu’on n’est pas des fainéant·es.

L’agriculture comme archétype viriliste

Un jour, un maraîch­er que je ren­con­trais pour la pre­mière fois m’a dit en rigolant qu’il venait de tester la semaine de 120 heures. Un arboricul­teur m’a aus­si expliqué qu’il tra­vail­lait de 6 heures à 21 heures, avec un quart d’heure de pause pour manger. Au quo­ti­di­en, dans les con­ver­sa­tions, c’est le con­cours de celui qui pisse le plus loin.

Per­son­nelle­ment, de tels horaires, j’en suis inca­pable. Et je n’en ai pas envie. Cinquante heures à l’installation, quar­ante en objec­tif, c’est bien suff­isant. Pour­tant, je com­plexe. Au-delà de mon petit cas, cette exal­ta­tion du dur labeur en agri­cul­ture m’interroge. Qu’est-ce qu’on compte dans le temps de tra­vail ? Le temps passé au café avec le voisin ou à regarder la moisson­neuse récolter, les for­ma­tions, le temps mil­i­tant, le temps passé à penser son tra­vail ? Est-ce qu’une heure dans le tracteur compte autant qu’une heure de tronçon­neuse ? Et est-ce qu’on doit être fier·e de tra­vailler autant pour finale­ment gag­n­er si peu ? Avoir honte de pren­dre des vacances ou de tra­vailler 20 heures par semaine (oui, j’ai des col­lègues éleveurs laitiers qui dis­ent tra­vailler 20 heures par semaine) ?

La pres­sion à « tra­vailler plus » est bien répan­due, ce n’est pas le seul secteur con­cerné. Mais en agri­cul­ture, elle se dou­ble du « tra­vailler dur ». Il y a cette idée reçue que si c’est con­fort­able, c’est trich­er. Si on ne tran­spire pas, c’est qu’on n’a pas tra­vail­lé. « Faites voir si vos mains sont bien larges et calleuses. » Le matériel est dur à manip­uler, c’est lourd, c’est pas pra­tique, ça fait mal au dos. Mais c’est nor­mal. « C’est pas pour les filles vous com­prenez. »

Pour­tant, lorsque des femmes s’incrustent dans les fer­mes et adaptent le matériel, les hommes en sont soulagés. Ils ne l’avoueront peut-être pas tous, mais c’est pas mal aus­si quand c’est con­fort­able. Alors, dans notre asso­ci­a­tion d’éleveur·euses, L’Adage 35, on réflé­chit à com­ment quan­ti­fi­er notre tra­vail, l’améliorer, le soulager, et même le partager. Enten­dre des col­lègues qui assu­ment de tra­vailler moins, ou « juste » 35 heures, ça fait du bien. Se deman­der com­ment être plus effi­caces aus­si. Par­fois, on se dit qu’on peut tri­er les tâch­es qui ne sont pas vrai­ment utiles, mais qu’on fait quand même parce que sinon « que vont dire les voisins ? ». Si on ne voit pas l’intérêt de cramer du gasoil pour ren­dre « pro­pres » les abor­ds des champs en broy­ant tout sur notre pas­sage, peut-être qu’ensemble, on peut assumer de ne pas le faire.

Visibiliser le travail gratuit

D’autre part, avec notre groupe au sein de l’Adage, Les Elles, une bande d’une douzaine d’éleveuses qui se retrou­vent en mix­ité choisie, on peut aus­si décor­ti­quer les ressorts vir­ilistes de la « valeur tra­vail », son impact sur la répar­ti­tion gen­rée des tâch­es, sur la bio­di­ver­sité, le cli­mat. Nous prenons le temps de vis­i­bilis­er la part du tra­vail qui reste tou­jours invis­i­ble : les cours­es, la bouffe, le ménage, la ges­tion des enfants, les ren­dez-vous médi­caux, la socia­bil­ité, etc. Le ren­de­ment agri­cole béné­fi­cie tou­jours de ce tra­vail gra­tu­it et invis­i­ble, qui est assuré en majorité par des femmes, qu’elles soient les con­jointes, les mères, les sœurs… Pour qu’un agricul­teur puisse boss­er 80 heures par semaine, il faut bien que sa com­pagne prenne en charge tout le tra­vail domes­tique. Rajoutez trois heures de tâch­es ménagères par jour à un agricul­teur, la garde des enfants le soir, et son ren­de­ment chutera de moitié. En défini­tive, c’est la société tout entière qui prof­ite de ce tra­vail non rémunéré, car cela n’est jamais réper­cuté sur le prix de notre nour­ri­t­ure.

Aucune ferme ne tient sans ce tra­vail-là, et moi, pour­tant, je con­tin­ue de cul­pa­bilis­er de ne « jamais en faire assez ». Alors, entre paysannes, on avance, et on remet le tra­vail à sa place. Celle d’un moyen pour vivre, pas d’une fin en soi. Pour pou­voir prof­iter de nos vies, comme les autres.•

 

Cette chronique a été écrite par Amande Gat, elle est la troisième d’une série de qua­tre écrites par le col­lec­tif de paysannes en non-mix­ité Les Elles de l’Adage 35 (asso­ci­a­tion d’éleveurs et éleveuses en sys­tème herbager autonome et économe en Ille-et-Vilaine).
Cet arti­cle a été édité par Mathilde Blézat.

Amande Gat

Diplômée en Sciences politiques, elle a débuté dans l'Économie sociale et solidaire avant de devenir gaufrière, puis de se lancer dans l’aventure de l'installation agricole. Elle est membre du groupe de paysannes en non mixité choisie, Les Elles de l'Adage 35. Elle signe la chronique paysanne dans nos pages. Voir tous ses articles

Numéro 16 — S’habiller, en découdre avec les injonctions

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°16 S’ha­biller, parue en novem­bre 2024. Con­sul­tez le som­maire.


Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/plugins/really-simple-ssl/class-mixed-content-fixer.php on line 107