Warning: Undefined variable $article in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/themes/divi-child/functions.php on line 400

Warning: Attempt to read property "ID" on int in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/themes/Divi/includes/builder/post/PostStack.php on line 62

Warning: Attempt to read property "ID" on int in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/themes/Divi/includes/builder/post/PostStack.php on line 62

Violences sexuelles : des artistes racisées prennent la parole

Ces derniers mois, les pris­es de parole de plusieurs actri­ces ont relancé le com­bat con­tre les vio­lences sex­istes et sex­uelles dans le milieu du ciné­ma. Mais dans cet élan de libéra­tion de l’écoute, un angle mort demeure : les vio­lences sex­uelles con­tre les femmes non blanch­es. Pen­dant neuf mois, nos jour­nal­istes ont recueil­li des réc­its d’artistes racisées. Nous en pub­lions qua­tre, qui dénon­cent des faits allant de la ten­ta­tive d’agression sex­uelle au viol.
Publié le 21/10/2024

Modifié le 15/04/2025

Crédit : Ami­na Boua­ji­la pour La Défer­lante

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°16 S’ha­biller, parue en novem­bre 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Son dis­cours était par­ti­c­ulière­ment atten­du par la grande « famille » du ciné­ma français. Le 23 févri­er 2024, Judith Godrèche prend la parole lors de la 49e céré­monie des Césars, dans un exer­ci­ce auquel elle est désor­mais habituée : dénon­cer les vio­lences sex­istes et sex­uelles dans le milieu du ciné­ma.

« Depuis quelque temps, je par­le, je par­le, mais je ne vous entends pas. » Quelques semaines aupar­a­vant, l’actrice et réal­isatrice avait dénon­cé des vio­lences sex­istes et sex­uelles (VSS) imposées par les réal­isa­teurs Benoît Jacquot et Jacques Doil­lon alors qu’elle était ado­les­cente.

Après sa plainte pour vio­ls sur mineure con­tre les deux réal­isa­teurs, d’autres comé­di­ennes sont sor­ties du silence. Julia Roy et Isild Le Besco ont elles aus­si déposé plainte con­tre le réal­isa­teur Benoît Jacquot pour des faits sim­i­laires. Ce dernier a depuis été mis en exa­m­en pour viol, agres­sion sex­uelle et viol sur mineure sur Isild Le Besco et pour viol par con­joint et con­cu­bin sur Julia Roy. Dans le cas de Judith Godrèche, les faits sont pre­scrits. Ces témoignages ain­si que la médi­ati­sa­tion de l’affaire Depar­dieu (1) ont per­mis de relancer la lutte con­tre les VSS dans le milieu du ciné­ma, et ont eu un effet immé­di­at : en mai 2024, l’Assemblée nationale a créé une com­mis­sion d’enquête par­lemen­taire (2).

Après 2017 et l’avènement médi­a­tique du mou­ve­ment MeToo (3), de nom­breuses artistes ont dénon­cé des vio­lences sex­istes et sex­uelles dans les milieux cul­turels. Dans les arts con­sid­érés comme « nobles » que sont le ciné­ma et la lit­téra­ture, les pris­es de parole de vic­times se sont mul­ti­pliées, d’Adèle Haenel en novem­bre 2019 à Vanes­sa Springo­ra avec Le Con­sen­te­ment (Gras­set, 2020).

Mais les témoignages d’artistes racisées demeurent dans un angle mort. Leurs réc­its sont plus rares, et moins pris au sérieux, comme le mon­tre notre enquête. Pen­dant plus de neuf mois, nous avons recueil­li la parole d’autrices, actri­ces, pro­duc­tri­ces, et réal­isatri­ces. Vic­times à la fois de sex­isme et de racisme, ces femmes non blanch­es évolu­ant dans le domaine du ciné­ma dis­ent toutes éprou­ver un grand sen­ti­ment de frus­tra­tion dans cette péri­ode de libéra­tion de l’écoute.

 


Vic­times à la fois de sex­isme et de racisme, ces femmes non blanch­es DU milieu du ciné­ma dis­ent toutes éprou­ver un grand sen­ti­ment de frus­tra­tion dans cette péri­ode de libéra­tion de l’écoute.


 

Parler pour être entendue

Cela n’empêche pas cer­taines actri­ces racisées de dénon­cer les vio­lences qu’elles subis­sent, avec la volon­té que cela incit­era d’autres per­son­nes à sor­tir de la peur et du silence. Qua­tre des nom­breuses per­son­nes que nous avons inter­viewées ont accep­té que leurs témoignages, qui font état d’agressions sex­uelles et de vio­ls, soient ren­dus publics ; deux d’entre elles à con­di­tion que le nom de leur agresseur soit anonymisé, de peur de repré­sailles (lire l’encadré ci-dessous).

Myr­i­am – son prénom a été changé à sa demande – une jeune écrivaine afrode­scen­dante nous a con­fié avoir été vic­time d’un viol par l’auteur haï­tien Maken­zy Orcel, final­iste du prix Goncourt 2022 pour son roman Une somme humaine (Pay­ot & Rivages). D’après sa plainte, con­sultée par La Défer­lante, les faits auraient eu lieu en avril 2023. L’autrice fréquen­tait Maken­zy Orcel depuis quelques semaines, et avait déjà eu plusieurs rela­tions sex­uelles con­sen­ties avec le romanci­er aujourd’hui âgé de 40 ans depuis leur ren­con­tre à Paris quelques mois plus tôt.

Elle affirme que Maken­zy Orcel a mis en place un sys­tème « d’emprise », s’imposant petit à petit comme son men­tor : « Il s’est servi de sa posi­tion dans le milieu de l’édition pour me met­tre en con­fi­ance. Il men­tion­nait sou­vent le fait qu’on était deux auteurs noirs dans un milieu lit­téraire très blanc, qu’on devait se soutenir, et qu’il pou­vait m’aider pour plein de choses, que ce soit les prix ou les bours­es. » Un soir d’avril 2023, selon les dires de Myr­i­am, elle et lui se retrou­vent dans l’appartement d’un ami de Maken­zy Orcel. « Il me fait signe de venir, je m’assois sur ses genoux, et il m’embrasse. Il veut que nous ayons une rela­tion sex­uelle mais je ne veux pas car nous ne sommes pas seuls. » L’écrivain l’emmène dans la cui­sine de l’appartement, qui est plongée dans le noir. « Il insiste de nou­veau pour qu’on ait une rela­tion sex­uelle, ce que je refuse encore. Il insiste encore. Cette fois, je ne pou­vais plus bouger, j’étais sidérée. Il m’a enlevé mon pan­talon et m’a pénétrée sans préser­vatif. »

Elle porte plainte pour viol quelques mois plus tard, en août 2023, dans un com­mis­sari­at fran­cilien qui a ouvert une enquête prélim­i­naire. Mais la plainte est classée sans suite pour manque de preuve, comme 86 % des plaintes pour vio­lences sex­uelles et 94 % des plaintes pour vio­ls (selon une étude de 2024 de l’Institut des poli­tiques publiques). Con­tac­té par mail, Maken­zy Orcel con­teste les faits qui lui sont reprochés. Il affirme avoir « couché […] qua­tre fois » avec l’autrice, « tous les deux [étant] con­sen­tants ».

Il déclare aus­si à La Défer­lante avoir déposé une main courante con­tre l’autrice, ain­si qu’une plainte pour diffama­tion : « Elle ne rate pas une occa­sion de me vernir, nous écrit-il. Elle a écrit à des gens avec qui j’ai tra­vail­lé pour me pour­rir en dépit de la déci­sion du pro­cureur, c’est extrême­ment grave. » Dans nos échanges, il insiste vigoureuse­ment pour que son iden­tité ne soit pas révélée dans la presse, arguant du fait qu’il s’agit d’une affaire classée et se juge « jeté en pâture à l’appréciation publique ».

De son côté, l’écrivaine a beau­coup hésité avant d’aller au bout de son témoignage. « Les hommes noirs sont déjà telle­ment crim­i­nal­isés dans la société française que, par­fois, on estime que les dénon­cer quand ils com­met­tent des vio­lences, c’est don­ner du grain à moudre à la négro­pho­bie », explique-t-elle. Out­re cette auto­cen­sure, il y a égale­ment par­fois un sen­ti­ment d’illégitimité à être recon­nue comme une vic­time de vio­lences qui ali­mente la silen­ci­a­tion à l’œuvre. « Pour beau­coup de gens, les femmes racisées ne sont pas des femmes, et donc, ne sont pas des vic­times », estime Myr­i­am, faisant référence à l’ouvrage de bell hooks Ne suis-je pas une femme ?, un essai cri­tique pub­lié en 1981 aux États-Unis sur la mar­gin­al­i­sa­tion des femmes noires dans les sphères fémin­istes.

Elle a finale­ment décidé de témoign­er publique­ment afin de pro­téger d’autres poten­tielles vic­times. Dans la plainte que nous avons pu con­sul­ter, la plaig­nante affirme s’être rap­prochée d’une ex-com­pagne de Maken­zy Orcel, elle aus­si autrice, et noire, qui aurait affir­mé avoir été vic­time de vio­lences physiques de sa part. Con­tac­tée, cette dernière n’a pas don­né suite à nos sol­lic­i­ta­tions.

 

Une perception biaisée des violences sexuelles

Par­mi les élé­ments recueil­lis au cours de notre enquête, les stéréo­types dont souf­frent de nom­breuses femmes racisées ont été très sou­vent évo­qués. Ces stéréo­types gen­rés et raci­aux trahissent un biais dans la per­cep­tion des vio­lences sex­uelles. « Dès leur enfance, les femmes noires sont perçues comme provo­ca­tri­ces et à l’aise avec leur sex­u­al­ité, donc l’agression n’en serait pas vrai­ment une », analyse la psy­cho­logue Racky Ka-Sy, spé­cial­iste des ques­tions de racisme et de dis­crim­i­na­tions.

Des stéréo­types qui per­durent, en par­ti­c­uli­er dans les milieux artis­tiques. « Les femmes racisées sont moins perçues comme des êtres frag­iles, moins sus­cep­ti­bles d’être des vic­times, estime la pro­duc­trice de ciné­ma Lau­rence Las­cary, fon­da­trice du Col­lec­tif 50/50, qui promeut depuis 2018 la par­ité et la diver­sité dans le ciné­ma et l’audiovisuel. Dans les milieux cul­turels, les vic­times non blanch­es sont moins pro­tégées, et n’ont pas for­cé­ment le réseau qui fait que leur parole trou­ve un écho », qui leur per­me­t­trait de porter leur parole au plus haut. Dans les témoignages que nous avons recueil­lis, nos inter­locutri­ces regret­tent le manque de représen­ta­tion des femmes racisées dans la lutte con­tre les vio­lences sex­istes et sex­uelles, notam­ment du fait d’un manque de réseau.

 


« Dès leur enfance, les femmes noires sont perçues comme provo­ca­tri­ces et à l’aise avec leur sex­u­al­ité, donc l’agression n’en serait pas vrai­ment une. »

Racky Ka-Sy, psy­cho­logue spé­cial­iste des ques­tions de racisme et de dis­crim­i­na­tions.


 

Cette ques­tion de la représen­ta­tion fait pour­tant l’objet d’une vig­i­lance accrue. Une polémique sur­v­enue en pleine résur­gence du #MeTooCin­e­ma en témoigne. Le 7 mai 2024, l’actrice et réal­isatrice Judith Godrèche, dev­enue fig­ure du mou­ve­ment, révélait sur son compte Insta­gram l’affiche de son court-métrage Moi aus­si sur laque­lle fig­ure la pho­to d’une foule. Toutes les per­son­nes que l’on peut dis­tinguer sur cette image sont blanch­es. Cela n’a pas échap­pé aux inter­nautes : « Mag­nifique affiche, mais forte­ment déçue que les femmes de couleur ne soient pas représen­tées », « Zéro diver­sité sur cette affiche, dom­mage », « Pas une seule femme racisée sur cette affiche… ce n’est vrai­ment pas accept­able », peut-on lire en com­men­taires de la pub­li­ca­tion.

Même colère froide pour l’écrivaine fran­co-camer­ounaise Léono­ra Miano, qui, dans un texte pub­lié sur son compte Insta­gram le 20 mai – le post a depuis été sup­primé – dénonce elle aus­si cette absence de diver­sité : « Où cela se passe-t-il ? En France ? Dans toute la France/la société française ? Sur la planète Terre, où cha­cune se sou­vient à la vue de cette affiche que #MeToo fut créé par une femme répon­dant au nom de Tarana Burke et qu’elle n’est pas blanche ? »

Pour Judith Godrèche, « celles qui ont sur­sauté en voy­ant cette affiche, avec une foule blanche, ont rai­son. Moi aus­si, ça m’a trou­blée le jour du tour­nage, et depuis, ça me pose prob­lème. C’est un prob­lème. » Les per­son­nes sur l’affiche avaient répon­du présentes à l’appel à témoignage de la réal­isatrice pour son court-métrage. « Cela n’aurait pas été une solu­tion de cacher la réal­ité en met­tant en avant sur l’affiche les rares per­son­nes racisées. C’est une logique sys­témique, qui cor­re­spond mal­heureuse­ment à la réal­ité de la société dans laque­lle nous vivons, et à la place que j’y occupe. Je suis d’accord avec les femmes racisées qui ont pu cri­ti­quer cette image : on ne peut pas s’y résign­er. Il faut donc essay­er de chang­er les choses », explique-t-elle.

Selon l’autrice afrofémin­iste Fania Noël, chercheuse à la New School for Social Research à New York, cette invis­i­bil­i­sa­tion glob­ale de la parole des femmes racisées découle notam­ment d’une « fab­rique de l’absence » des femmes racisées dans les dis­cours fémin­istes : « On recon­naît que le pro­fil des vic­times est divers, pour ensuite faire des femmes blanch­es le vis­age de #MeToo, pour faire de la femme blanche une fig­ure hégé­monique. »

Une « fab­rique de l’absence » dont l’actrice Nadège Beaus­son-Diagne estime avoir été vic­time. En 2019, lors de la 26e édi­tion du Fes­ti­val panafricain du ciné­ma et de la télévi­sion de Oua­gadougou (Burk­i­na Faso), elle révélait avoir été agressée lors de deux tour­nages, au Burk­i­na Faso et en Cen­trafrique. À la suite de ces révéla­tions, elle décide de lancer le mou­ve­ment #MemePasPeur pour que les Africaines vic­times de vio­lences sex­uelles puis­sent met­tre des « mots sur des maux ». Pen­dant le Fes­ti­val de Cannes 2024, à l’occasion de la présen­ta­tion du film Les Femmes au bal­con, dans lequel elle tient un sec­ond rôle, la comé­di­enne de 52 ans monte les march­es vêtue d’un cos­tume noir, sa poitrine grif­fée d’un « MeToo ». Deux ans plus tôt, le 12 mars 2022, Nadège Beaus­son-Diagne a porté plainte pour « agres­sion sex­uelle et cir­con­stance aggra­vante avec alcool » con­tre la pro­duc­trice de ciné­ma Juli­ette Favreul, alors mem­bre du con­seil d’administration du Col­lec­tif 50/50, pour des faits qui se seraient déroulés lors d’une soirée organ­isée par le col­lec­tif. Juli­ette Favreul a été relaxée en mai 2023 (lire l’encadré ci-dessous).

 

L’affaire qui a fait imploser le collectif 50/50

Le 12 mars 2022, Nadège Beaus­son-Diagne a porté plainte au com­mis­sari­at du 19e arrondisse­ment de Paris, pour « agres­sion sex­uelle » (l’emprise de l’alcool étant retenu comme cir­con­stance aggra­vante) con­tre la pro­duc­trice Juli­ette Favreul. La veille, elle était invitée par l’actrice Aïs­sa Maï­ga à une soirée du Col­lec­tif 50/50. Selon le procès-ver­bal de la plainte auquel La Défer­lante a eu accès, Juli­ette Favreul lui a « caressé la cuisse en remon­tant sa main en direc­tion de son sexe avant d’être arrêtée par ses col­lants ». Plusieurs invité·es ont vu Nadège Beaus­son-Diagne en état de sidéra­tion à la suite de l’agression pré­sumée, mais aucun·e n’affirme en avoir été un·e témoin direct·e. Juli­ette Favreul a quant à elle tou­jours con­testé l’agression, arguant notam­ment pen­dant le procès, devant le tri­bunal judi­ci­aire de Paris en mars 2023, que Nadège Beaus­son-Diagne était « imposante », et donc impos­si­ble à agress­er. Le min­istère pub­lic avait req­uis con­tre elle huit mois de prison ain­si qu’une oblig­a­tion de soins et une inter­dic­tion de con­tac­ter la plaig­nante. Juli­ette Favreul a finale­ment été relaxée le 23 mai 2023. Le 19 juin 2023, dans le mag­a­zine Elle, elle s’est de nou­veau défendue de toute agres­sion, affir­mant n’être « ni vio­lente ni attirée par les femmes ».

 

Les rapports de pouvoir d’ordre racial invisibilisés

Cette affaire a provo­qué une crise majeure au sein de l’association : l’ensemble du con­seil d’administration a démis­sion­né à la fin d’avril 2022. Pour Nadège Beaus­son-Diagne, cette crise a été symp­to­ma­tique des biais racistes tou­jours à l’œuvre dans le milieu du ciné­ma français. Une scène est par­ti­c­ulière­ment édi­fi­ante : Juli­ette Favreul a passé sa main dans la coif­fure afro de Nadège Beaus­son-Diagne – acte que la pro­duc­trice a recon­nu. Dans le jour­nal Le Nou­v­el Obs, elle a déclaré plus tard : « Je ne savais pas que c’était un geste post­colo­nial et offen­sant. J’ai tou­jours été com­plexée par mes cheveux… Je lui ai mis la main dans les cheveux… et c’est tout. » Acte con­sid­éré comme banal par Juli­ette Favreul, touch­er les cheveux d’une per­son­ne noire sans son con­sen­te­ment est pour­tant offen­sant, voire humiliant.

De son côté, Nadège Beaus­son-Diagne dit s’être sen­tie très seule tout au long de la procé­dure judi­ci­aire et estime ne pas avoir béné­fi­cié de sou­tiens clairs de la part des mem­bres du col­lec­tif durant le procès. Pour elle, la notion de soror­ité a été « dévoyée ». « Qua­si­ment aucune fémin­iste blanche recon­nue ne m’a soutenue publique­ment ou en privé. Je ne suis jamais citée comme faisant par­tie de celles qui ont eu le courage de dénon­cer. Sûre­ment parce que j’ai dénon­cé la mau­vaise per­son­ne », déplore-t-elle.

 

Amina Bouajila pour La Déferlante

Ami­na Boua­ji­la pour La Défer­lante

 

Cette affaire sem­ble avoir mis en évi­dence l’aveuglement du Col­lec­tif 50/50 quant aux rap­ports de pou­voir d’ordre racial, dans un espace qui se voulait pour­tant engagé sur ces ques­tions-là. Selon Fan­ny De Casi­mack­er, déléguée générale du Col­lec­tif 50/50 depuis 2021, « même si l’association a pris très au sérieux la plainte, les mem­bres n’étaient pas suff­isam­ment préparé·es à réa­gir à un témoignage de vio­lence en interne ». Pour la psy­cho­logue Racky Ka-Sy, « l’empathie dif­féren­ciée, c’est aus­si ça le racisme. Car les femmes racisées sont plus déshu­man­isées. Con­traire­ment aux femmes blanch­es, on ne les imag­ine pas ressen­tir de la souf­france, on ne les imag­ine pas comme vic­times, donc elles ne peu­vent pas avoir mal. On min­imise l’agression subie. » Après le dépôt de plainte, le Col­lec­tif 50/50 a assuré un sou­tien moral et financier à Nadège Beaus­son-Diagne. Depuis, il a renou­velé l’entièreté de son organe de direc­tion, pour « un con­seil d’administration plus divers, déclare Fan­ny De Casi­mack­er, qui porte notre com­bat en inclu­ant les autres critères de dis­crim­i­na­tion qui sont en jeu dans nos indus­tries, en dehors du genre ».

En mai 2018, avec cette fois-là à ses côtés 16 actri­ces afrode­scen­dantes, Nadège Beaus­son-Diagne foulait déjà les march­es du Fes­ti­val de Cannes, pour dénon­cer le racisme sys­témique dans l’industrie du ciné­ma français. Toutes ont en com­mun d’avoir témoigné dans l’ouvrage Noire n’est pas mon méti­er (Seuil, 2018). Dans ce livre col­lec­tif ini­tié et porté par l’actrice et réal­isatrice Aïs­sa Maï­ga (4), plusieurs actri­ces racisées rela­tent des sit­u­a­tions rel­e­vant à la fois du racisme et du sex­isme dont elles ont été vic­times. Un livre qui a mis au jour une dis­crim­i­na­tion spé­ci­fique dans le ciné­ma français : la misog­y­noir qui com­bine la misog­y­nie et le racisme (lire l’encadré ci-dessous).

 

Misogynoir : itinéraire d’un concept

« Misog­y­noir » est un terme inven­té par la chercheuse et mil­i­tante afro-améri­caine Moya Bai­ley en 2010. Il décrit une forme par­ti­c­ulière de dis­crim­i­na­tion qui com­bine la misog­y­nie et le racisme spé­ci­fique­ment dirigée con­tre les femmes noires. Moya Bai­ley mon­tre que les oppres­sions ne fonc­tion­nent pas isolé­ment, mais se croisent et s’amplifient pour celles qui sont à l’intersection de plusieurs sys­tèmes de dom­i­na­tion. Elle s’illustre par exem­ple par des représen­ta­tions déshu­man­isantes des femmes noires dans les médias ou les œuvres cul­turelles mais égale­ment dans la manière dont elles sont moins pro­tégées ou moins pris­es au sérieux face aux vio­lences, qu’elles soient ver­bales, physiques ou insti­tu­tion­nelles. En France, le con­cept peine à s’imposer en dehors des cer­cles académiques. Le mou­ve­ment #AntiHSM (pour har­cèle­ment sex­uel et misog­y­noir) lancé en août 2024 afin de lut­ter con­tre le cyber­har­cèle­ment misog­y­noir, lui a toute­fois don­né un fort écho sur les réseaux soci­aux.

 

Mécaniques de la silenciation

Deux ans plus tard, le soir du 28 févri­er 2020, cette misog­y­noir sem­blait encore intacte. Lors de la 45e céré­monie des Césars, alors qu’elle devait remet­tre le prix du meilleur espoir féminin, Aïs­sa Maï­ga a dénon­cé sur scène le manque de représen­ta­tion des per­son­nes noires dans l’industrie, devant un pub­lic muet et gêné. Sa prise de parole a par la suite provo­qué de nom­breuses réac­tions néga­tives. Dénon­cer le racisme dans le ciné­ma est déjà un chemin semé d’embûches ; dénon­cer les VSS subies par les femmes racisées l’est d’autant plus.

« Pour par­ler de vio­lences sex­istes et sex­uelles dans l’industrie, com­mente une actrice noire qui souhaite garder l’anonymat, il faut déjà pou­voir en faire par­tie. » En effet, en 2021, le Col­lec­tif 50/50 pub­li­ait l’étude « Ciné­gal­ités », qui mon­trait que, par­mi les per­son­nages féminins des films français sor­tis en 2019, seuls 19 % étaient perçus comme non blancs. En sep­tem­bre 2024, Medi­a­part révèle que les comédien·nes racisé·es Clau­dia Mongu­mu et Ryad Baxx, en cou­ple à l’écran dans la série Scènes de ménages, sur M6, auraient été écarté·es de l’antenne car « ne racon­tant pas quelque chose de suff­isam­ment uni­versel ». Une déci­sion jugée comme rel­e­vant du racisme par l’actrice afrode­scen­dante.

« Pren­dre la parole sur les VSS est aus­si une ques­tion de pou­voir. Si [les dénon­ci­a­tions d’]Adèle Haenel et Judith Godrèche ont eu autant de reten­tisse­ment, c’est aus­si parce qu’elles sont deux actri­ces récom­pen­sées au plus haut som­met. Mal­heureuse­ment, il n’y a pas assez de rôles pour les femmes noires pour leur per­me­t­tre d’atteindre ce niveau », pour­suit la pro­duc­trice Lau­rence Las­cary, qui œuvre pour une meilleure représen­ta­tion des Noir·es dans le ciné­ma français. « Quand on ouvre trop sa gueule, on a moins de propo­si­tions », con­state une comé­di­enne afrode­scen­dante qui préfère désor­mais éviter de pren­dre publique­ment la parole sur les vio­lences sex­uelles.

Mal­gré cela, cer­taines actri­ces racisées ne se cen­surent pas, et osent dénon­cer les vio­lences qu’elles subis­sent. C’est le cas de la comé­di­enne Tra­cy Gotoas, qui joue dans Braque­urs (2020, 2022) ou encore dans Sage-homme (2023). Elle con­fie à La Défer­lante avoir porté plainte con­tre X en jan­vi­er 2021 pour agres­sion sex­uelle. Selon elle, c’est la police qui lui a con­seil­lé de porter plainte con­tre X au motif qu’elle ne dis­po­sait pas de toutes les infor­ma­tions sur son agresseur. Pour­tant, dans la plainte, l’agresseur pré­sumé est iden­ti­fié : il s’agirait de l’acteur et danseur Kévin Bago. Les faits auraient eu lieu dans la nuit du 19 au 20 octo­bre 2017, pen­dant le Fes­ti­val inter­na­tion­al du film indépen­dant de Bor­deaux (Fifib).

À l’époque, Tra­cy Gotoas est adhérente de l’association 1 000 vis­ages. Créée en 2006 par la réal­isatrice Hou­da Benyam­i­na, l’association pro­pose une ini­ti­a­tion gra­tu­ite au jeu d’acteur, à l’écriture de films et de scé­nar­ios en ciblant une pop­u­la­tion venant des quartiers pop­u­laires. Tra­cy Gotoas présente un court-métrage, Elikia, dont elle est la réal­isatrice et dans lequel Kévin Bago tient le rôle prin­ci­pal. Selon la plainte à laque­lle La Défer­lante a eu accès, l’agression se serait déroulée dans une cham­bre d’hôtel, où les deux artistes séjour­nent à l’occasion du fes­ti­val.

Tra­cy Gotoas par­le d’un « flirt » entre elle et le danseur, qui aurait eu lieu au début de l’année 2017, mais elle réfute toute envie de rela­tion sex­uelle avec lui ce soir-là : « Il y avait zéro ambiguïté. » Dans sa plainte, Tra­cy Gotoas déclare « avoir demandé à l’association 1 000 vis­ages d’avoir deux lits séparés dans la cham­bre, puisque le fes­ti­val ne pou­vait pas défray­er deux cham­bres d’hôtel ». La réal­isatrice et l’acteur finis­sent par dormir dans un lit dou­ble. Plus tard dans la soirée, alors que la jeune femme dor­mait dos au danseur, il aurait placé sa main sur son sein à plusieurs repris­es. La réal­isatrice dit l’avoir repoussé, mais Kévin Bago aurait par la suite bais­sé son pan­talon et plaqué son sexe en érec­tion con­tre elle.

Tra­cy Gotoas serait par­v­enue à s’extraire du lit, et l’acteur aurait ter­miné sa nuit ailleurs, après avoir quit­té la cham­bre d’hôtel. Au lende­main de l’agression pré­sumée, Tra­cy Gotoas s’est con­fiée par télé­phone à des proches. Con­tac­tée par nos soins, l’une d’entre elles décrit une amie « en pleurs » lors de leur échange. L’actrice et réal­isatrice dit avoir souf­fert d’une dépres­sion après cette nuit.

Kévin Bago, que nous avons con­tac­té par mail, « con­teste avec la plus grande fer­meté les faits évo­qués », indi­quant notam­ment que le choix de partager une cham­bre pen­dant le fes­ti­val s’est fait d’un com­mun accord. Il évoque « une rela­tion ami­cale très proche, accom­pa­g­née de rela­tions char­nelles con­sen­ties sur une péri­ode de plusieurs mois durant l’année 2016–2017 ». Il admet avoir essayé ce soir-là d’obtenir un rap­port sex­uel avec la réal­isatrice : « Je me suis alors rap­proché d’elle, con­for­mé­ment à notre habi­tude lors de nos couch­ers. À cet instant, Mme Gotoas m’a expressé­ment man­i­festé son refus d’engager une rela­tion char­nelle. […] Toute­fois et dès lors que son refus m’a été sig­nifié, j’ai immé­di­ate­ment pris la déci­sion de me lever, en lui pré­cisant que je ne me sen­tais pas à l’aise avec la sit­u­a­tion et qu’afin d’éviter tout malen­ten­du je préférais quit­ter la cham­bre et pass­er la nuit ailleurs. »

Con­tac­tée, Mathilde Le Ricque, direc­trice générale de 1 000 Vis­ages en 2017, se dit « sur­prise » par les accu­sa­tions de Tra­cy Gotoas. Elle déclare n’avoir « jamais eu écho ou un retour sur une agres­sion sex­uelle de [la part de Tra­cy Gotoas] ni d’une plainte déposée ». L’ancienne direc­trice pré­cise que Kévin Bago n’était pas mem­bre de l’association 1 000 Vis­ages et qu’il aurait été amené dans le pro­jet de court-métrage par Tra­cy Gotoas, la réal­isatrice. Mathilde Le Ricque insiste égale­ment sur le fait que la par­tic­i­pa­tion au fes­ti­val n’aurait pas été organ­isée par l’association, mais gérée par les réalisateur·ices. Dans un échange de mails datant de févri­er 2023, auquel La Défer­lante a pu avoir accès, la cel­lule d’écoute et de traite­ment des doléances du com­mis­sari­at du 13e arrondisse­ment de Paris con­firme que l’enquête rel­a­tive à la plainte de Tra­cy Gotoas con­tre X est tou­jours en cours.

 

Un imaginaire colonial

Les femmes asi­a­tiques souf­frent égale­ment d’une invis­i­bil­i­sa­tion impor­tante dans le ciné­ma français. Rares sont les rôles de pre­mier plan qui leur sont accordés. Et encore plus rares sont ceux qui ne font pas appel à un imag­i­naire imprégné de stéréo­types colo­ni­aux. « À mes débuts, je jouais la femme de ménage ou la pros­ti­tuée. La pros­ti­tuée est rev­enue très sou­vent, et c’est claire­ment lié à mes orig­ines asi­a­tiques », estime Guiy­ing – son prénom a été changé à sa demande –, comé­di­enne depuis plus de vingt ans. Âgée d’une quar­an­taine d’années, elle souhaite rester anonyme afin, dit-elle, de préserv­er sa famille, qui n’est « pas fan » de son choix de car­rière.

« Au début des années 2000, quand je dis­ais que j’étais actrice, les gens me demandaient tout de suite si je fai­sais du porno. Je me suis déjà fait appel­er Kat­suni (5) par des fig­u­rants hilares sur un plateau », con­fie-t-elle. Pour Guiy­ing, échap­per aux stéréo­types hyper­sex­u­al­isant les femmes asi­a­tiques dans le ciné­ma français demeure très dif­fi­cile. Selon elle, cette misog­y­nie qui se mêle au racisme l’empêche d’exercer son tra­vail dans un envi­ron­nement sain.

Guiy­ing nous con­fie avoir échap­pé à une agres­sion sex­uelle de la part d’un réal­isa­teur de doc­u­men­taires d’origine est-asi­a­tique ren­con­tré lors d’un fes­ti­val de ciné­ma à Paris en 2008. Elle ne souhaite pas révéler son iden­tité. La ten­ta­tive d’agression a eu lieu après un café « au cœur de Châtelet, près de chez lui. » Elle racon­te : « On s’entendait très bien. Il m’a demandé si je voulais regarder son doc­u­men­taire chez lui, car il vivait à deux pas. J’ai accep­té, et le piège s’est refer­mé. » Alors que le réal­isa­teur lance le long-métrage, il lui aurait apporté un verre de Coca. « Je com­mence à boire, tout en regar­dant le doc­u­men­taire. D’un coup je sens que mon corps est dans un total épuise­ment, un épuise­ment que je n’ai jamais ressen­ti de toute ma vie, encore aujourd’hui. Pen­dant ce temps, lui ne regar­dait pas son film mais m’observait, comme s’il attendait quelque chose. » Guiy­ing soupçonne aujourd’hui le réal­isa­teur de l’avoir droguée pour l’agresser.

 


Pour Guiy­ing, échap­per aux stéréo­types hyper­sex­u­al­isant Les femmes asi­a­tiques dans le ciné­ma français demeure très dif­fi­cile ; cette misog­y­nie mêlée au racisme l’empêche d’exercer son tra­vail dans un envi­ron­nement sain.


 

L’actrice aurait ten­té de quit­ter l’appartement du réal­isa­teur, mais il l’aurait retenue. Elle parvient tout de même à par­tir. Tant elle était pétrie de honte, elle n’ose en par­ler à per­son­ne. Ce n’est que des années plus tard que Guiy­ing se ren­seigne sur la soumis­sion chim­ique, et com­prend ce qui lui est arrivé. Cette mau­vaise ren­con­tre, Guy­ing dit n’en avoir par­lé à per­son­ne avant cette enquête. Con­tac­té par mail, le réal­isa­teur incrim­iné n’a pas souhaité répon­dre à nos sol­lic­i­ta­tions.

Un témoignage fait écho à celui de Guy­ing. Comme elle, l’actrice et anci­enne direc­trice de cast­ing de la série Plus belle la vie, Marisa – qui ne souhaite pas don­ner son nom de famille – a dès le début de sa car­rière eu le sen­ti­ment d’être fétichisée en rai­son de ses orig­ines asi­a­tiques. « Quand j’ai com­mencé à tra­vailler pour la télé et au ciné­ma, on m’a sou­vent pro­posé des rôles sec­ondaires, de pros­ti­tuée, de boat peo­ple, de la serveuse dans un restau­rant asi­a­tique ; le plus sou­vent des rôles de femmes vic­times d’agression. » La fic­tion s’est trans­for­mée en réal­ité. Marisa con­fie à La Défer­lante avoir été agressée sex­uelle­ment et pense avoir été vic­time de soumis­sion chim­ique (6) dans un cadre pro­fes­sion­nel. En 2007, elle croise la route d’un cinéaste mul­ti­primé dans les fes­ti­vals inter­na­tionaux, dont elle ne souhaite pas révéler l’identité. Il lui pro­pose le rôle prin­ci­pal de son prochain film, qu’elle obtient quelques semaines plus tard. Le scé­nario de ce long-métrage est une his­toire d’amour basée sur la vie du réal­isa­teur, celle entre un homme exilé et une femme d’origine asi­a­tique.

 

« Sororité retrouvée »

Lors de la pré­pa­ra­tion du tour­nage, il l’invite à dîn­er pour la présen­ter à d’autres mem­bres de l’équipe. « Quand j’arrive, je suis toute seule. Il s’excuse, affirme que les autres n’ont finale­ment pas pu venir. Je suis très mal à l’aise, mais mal­gré tout, je ne sais pas pourquoi, je me sens oblig­ée de rester, donc je reste. Il me sert des shots de vod­ka, que je bois pour me don­ner une con­te­nance. À un moment, j’ai la tête qui tourne, je me lève, me dirige vers la porte d’entrée, dis que je veux par­tir, et je vois une main qui claque la porte. Je me sens bas­culée à plat ven­tre sur un mate­las et puis plus rien. Black-out. » La suite de la soirée, l’actrice n’en a que des flashs. Elle dit avoir reçu quelques jours plus tard, des tex­tos du réal­isa­teur évo­quant « une soirée mag­nifique ».

Des semaines après cette soirée, elle se rend à Berlin pour le tour­nage. Elle est récupérée à l’aéroport par les assis­tants du réal­isa­teur, qui l’amènent dans l’appartement dans lequel elle sera logée. Marisa affirme avoir été de nou­veau vio­lée, par ce même réal­isa­teur, cette fois-ci sans soumis­sion chim­ique. Con­tac­té, il n’a pas don­né suite à nos sol­lic­i­ta­tions.

Une actrice souhai­tant garder l’anonymat, présente lors de ce tour­nage, décrit ce réal­isa­teur comme un « harceleur envers les femmes ». Elle se sou­vient avoir vu Marisa « triste et à la mer­ci du réal­isa­teur, con­trainte de loger avec lui ». Marisa finit par quit­ter le tour­nage. Le film ne sor­ti­ra finale­ment pas en salle. De retour en France, elle renonce petit à petit à son rêve d’actrice, tout en gar­dant un pied dans l’industrie et devient direc­trice de cast­ing. « J’ai mis du temps à met­tre le mot viol sur ce qui s’était passé, con­cède Marisa, et surtout je m’en suis énor­mé­ment voulu. J’ai pen­sé que c’était ma faute, que c’était moi qui avais déclenché ça. » Marisa est réti­cente à porter plainte face à l’incapacité du sys­tème judi­ci­aire français à croire les vic­times. « C’est dif­fi­cile de se recon­stru­ire, alors pourquoi pren­dre le risque de tout foutre l’air à nou­veau ? » s’interroge-t-elle. Mais les pris­es de parole des actri­ces Adèle Haenel et Judith Godrèche lui ont fait beau­coup de bien, lui don­nant le sen­ti­ment d’une « soror­ité retrou­vée ».

Ce qui ressort pour­tant de la plu­part des témoignages récoltés, c’est le sen­ti­ment de soli­tude ressen­tie par ces actri­ces racisées, pour la plu­part isolées. Pour l’autrice afrofémin­iste Fania Noël, ces vio­lences sex­istes et sex­uelles les con­traig­nent à se met­tre en retrait, comme Marisa l’a fait : « Cer­taines subis­sent des VSS au com­mence­ment de leur car­rière, ou avant même leurs débuts. On leur vole quelque chose. Elles vont donc aban­don­ner avant même que la car­rière com­mence. Ce qui crée une épu­ra­tion qui, du côté du dom­i­nant, jus­ti­fie l’absence d’inclusivité. »

Une meilleure représentation des personnes non blanches

L’Association des acteurices (ADA) est apparue comme un espace où les actri­ces, racisées comme blanch­es, pou­vaient espér­er par­ler plus libre­ment des dis­crim­i­na­tions vécues dans le ciné­ma. Le col­lec­tif, créé en 2022 par les comé­di­ennes Suzy Bem­ba, Zita Han­rot, Ari­ane Labed et Daph­né Patakia, s’est posi­tion­né con­tre la mise en con­cur­rence des actri­ces et pour une meilleure représen­ta­tion des per­son­nes perçues comme non blanch­es au ciné­ma.

Au sein du Col­lec­tif 50/50 égale­ment, de nom­breuses pra­tiques ont été mis­es en place pour pren­dre en compte les biais racistes : « On a tiré des leçons du passé, affirme la déléguée générale Fan­ny De Casi­mack­er. La gou­ver­nance a été repen­sée en pro­fondeur. On fait désor­mais des for­ma­tions internes de préven­tion des vio­lences, mais aus­si des for­ma­tions sur la com­mu­ni­ca­tion empathique, car on sait que, au sein d’un col­lec­tif mil­i­tant, les vio­lences se jouent aus­si beau­coup dans la manière dont on peut s’exprimer les unes avec les autres. »

La com­mis­sion d’enquête par­lemen­taire sur les vio­lences sex­istes et sex­uelles réclamée par Judith Godrèche peut aus­si être une piste de réflex­ion pour lut­ter con­tre ces vio­lences. La comé­di­enne n’a aucune main­mise sur l’élaboration de cette com­mis­sion. Elle estime que les dis­cus­sions autour des VSS subies par les artistes racisées ne fait que com­mencer, et espère que leur invis­i­bil­i­sa­tion dans les dif­férents mou­ve­ments #MeToo pour­ra être com­bat­tue : « Com­ment ? J’essaie d’y réfléchir. […] Mais déjà, en par­ler, le dire, publique­ment. Con­sid­ér­er que c’est un prob­lème. Ne plus trou­ver ça nor­mal – car ce n’est pas nor­mal. » Une démarche que nous avons ten­té d’effectuer avec cette enquête. Si l’ensemble de nos témoins souhait­ent que leur parole de femmes racisées ne soit plus invis­i­bil­isée, il reste encore dif­fi­cile pour elles d’oser dénon­cer des vio­lences sex­istes et sex­uelles subies. Dans les milieux cul­turels français, où l’omerta quant aux vio­lences sex­uelles, mais égale­ment quant au racisme, est exces­sive­ment présente, évo­quer le croise­ment de ces deux vio­lences est périlleux pour celles qui les vivent. •

 

 


(1) Accusé de vio­lences sex­uelles par de nom­breuses femmes, Gérard Depar­dieu a été ren­voyé le 14 août 2024 par le par­quet de Paris devant la cour crim­inelle pour vio­ls et agres­sions sex­uelles sur la comé­di­enne Char­lotte Arnould.

(2) Le 2 mai 2024, l’Assemblée nationale a approu­vé à l’unanimité la créa­tion d’une com­mis­sion d’enquête chargée d’étudier les « abus et vio­lences » dont sont vic­times les mineur·es et les majeur·es dans les secteurs du ciné­ma, de l’audiovisuel, du spec­ta­cle vivant, de la mode et de la pub­lic­ité. Sus­pendue après la dis­so­lu­tion, cette com­mis­sion a été relancée en octo­bre 2024.

(3) C’est Tarana Burke, tra­vailleuse sociale afro-améri­caine, qui a lancé le mou­ve­ment #MeToo en 2007, devenu viral dix ans plus tard. En 2006, elle a créé l’association Just Be Inc qui vient en aide aux femmes et filles noires issues des quartiers pop­u­laires vic­times de vio­lences sex­uelles.

(4) Dans le cadre de cette enquête, Aïs­sa Maï­ga n’a pas don­né suite à nos sol­lic­i­ta­tions.

(5) Star fran­co-viet­nami­enne de l’industrie du porno dans les années 2000–2010.

(6) La soumis­sion chim­ique est définie comme l’administration aux vic­times, à leur insu ou sous la men­ace, d’une ou de plusieurs sub­stances psy­choac­tives à des fins crim­inelles ou délictuelles. Les sub­stances util­isées sont majori­taire­ment des médica­ments (som­nifères, sédat­ifs, anx­i­oly­tiques, etc.).

Une enquête difficile mais nécessaire

Cet arti­cle sur les vio­lences sex­istes et sex­uelles subies par les per­son­nes racisées dans les milieux cul­turels a été par­ti­c­ulière­ment dif­fi­cile à men­er. Durant ces neuf mois d’enquête, les per­son­nes que nous avons inter­rogées ont toutes évo­qué leur peur de pren­dre la parole – peur des repré­sailles et des procé­dures-bâil­lons que peu­vent être les procès pour diffama­tion.

Les témoignages pub­liés décrivent des vio­lences, des proces­sus d’emprise ou des modes opéra­toires qui fer­ont cer­taine­ment écho au vécu d’autres femmes, quels que soient leurs milieux. Bien que plusieurs d’entre eux soient anonymisés – dans le respect du choix des vic­times –, que cer­tains n’aient pas fait l’objet d’une plainte ou que la plainte ait été classée sans suite, nous assumons pleine­ment de les pub­li­er. Ils ont été recueil­lis dans le respect rigoureux de la déon­tolo­gie jour­nal­is­tique. Nous avons sol­lic­ité le point de vue de chaque per­son­ne mise en cause, comme l’exige le principe essen­tiel du con­tra­dic­toire. Fidèle à son engage­ment, La Défer­lante espère en pub­liant cette enquête con­tribuer à la lutte con­tre les vio­lences patri­ar­cales. Ce com­bat relève de l’intérêt général.

Les mots importants

Misogynoir

Ce terme a été con­cep­tu­al­isé par la chercheuse et...

Lire plus

Christelle Murhula

Journaliste indépendante, elle est l’autrice d’Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges (éd. Daronnes, 2022) et copréside l’Association des journalistes antiracistes et racisé·e·s (Ajar). Elle cosigne l’enquête sur le #MeToo des femmes racisées dans les milieux culturels et la discussion avec Médine et Rima Hassan. Voir tous ses articles

Estelle Ndjandjo

Estelle Ndjandjo est journaliste chez Arrêts sur images, et collabore avec de nombreux autres médias. Également porte-parole de l’AJAR (l’association des journalistes antiracistes et racisées), elle co-signe l’enquête sur les VSS commises contre les femmes noires dans les milieux culturels. Voir tous ses articles

S’habiller, en découdre avec les injonctions

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°16 S’ha­biller, parue en novem­bre 2024. Con­sul­tez le som­maire.


Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-includes/functions.php on line 5471

Notice: ob_end_flush(): Failed to send buffer of zlib output compression (1) in /home/clients/f3facd612bb3129d1c525970fad2eeb3/sites/tpp.revueladeferlante.org/wp-content/plugins/really-simple-ssl/class-mixed-content-fixer.php on line 107