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Fémonationalisme, le racisme au nom des femmes

L’extrême droite – imitée par la droite répub­li­caine – instru­men­talise la lutte con­tre les vio­lences faites aux femmes pour dévelop­per un dis­cours xéno­phobe. Dans ce texte, l’écrivaine et soci­o­logue Kaoutar Harchi dis­sèque cette idéolo­gie pour mieux iden­ti­fi­er les ressorts des poli­tiques racistes mis­es en œuvre sous la prési­dence Macron.
Publié le 26/07/2024

Modifié le 14/02/2025

En septembre 2023, lors d’une manifestation contre les violences policières à Paris, une participante dénonce l’obsession française pour la tenue des femmes musulmanes, qui a pris une nouvelle forme en cette rentrée scolaire. Le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal vient en effet d’interdire l’abaya dans les établissements scolaires, au prétexte qu’il s’agirait d’un vêtement religieux. XOSE BOUZAS / HANS LUCAS
En sep­tem­bre 2023, lors d’une man­i­fes­ta­tion con­tre les vio­lences poli­cières à Paris, une par­tic­i­pante dénonce l’obsession française pour la tenue des femmes musul­manes, qui a pris une nou­velle forme en cette ren­trée sco­laire. Le min­istre de l’Éducation nationale Gabriel Attal vient en effet d’interdire l’abaya dans les étab­lisse­ments sco­laires, au pré­texte qu’il s’agirait d’un vête­ment religieux. XOSE BOUZAS / HANS LUCAS

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°15 Résis­ter, parue en août 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Il y a qua­tre ans, en août 2020, je pub­li­ais dans la revue Bal­last un arti­cle inti­t­ulé « Mar­lène Schi­ap­pa, le fémona­tion­al­isme et nous », qui analy­sait les pris­es de posi­tion poli­tiques de l’une des min­istres les plus en vue de la macronie. Anci­enne secré­taire d’État à l’égalité, se procla­mant volon­tiers fémin­iste, Mar­lène Schi­ap­pa venait d’être nom­mée min­istre déléguée à la citoyen­neté.

Son plan de « lutte con­tre le com­mu­nau­tarisme et le séparatisme », tel que l’encourageait le prési­dent Macron quelques mois plus tôt, avait alors don­né lieu au déploiement d’un dis­cours répres­sif et stig­ma­ti­sant. Le 11 juil­let 2020, dans un entre­tien au Jour­nal du Dimanche, se félic­i­tant d’avoir obtenu l’expulsion des étrangers coupables de vio­lences sex­uelles et sex­istes et annonçant vouloir men­er « des opéra­tions de recon­quête répub­li­caine », Mar­lène Schi­ap­pa affir­mait : « Si la mai­son de votre voisin s’effondre, vous l’accueillez. Mais s’il se met à tabass­er votre sœur, vous le virez ! »  En réac­tion, peu de temps après, parais­sait dans le JDD une tri­bune inti­t­ulée « Le dis­cours fémona­tion­al­iste indigne de Mar­lène Schi­ap­pa ». Elle était signée par plus de trente fémin­istes dénonçant ses propo­si­tions typ­iques « d’une poli­tique xéno­phobe visant les étrangers et leur dis­tribuant des expul­sions du ter­ri­toire en notre nom ».

Quelques mois plus tard, Mar­lène Schi­ap­pa a souhaité associ­er les actes aux dis­cours. Ain­si est apparu en avril 2021 le plan dit « QSR » – « quartiers sans relous » – qui visait à iden­ti­fi­er les zones fréquen­tées et pop­u­laires, nom­mées « zones rouges du har­cèle­ment de rue » prop­ices au har­cèle­ment quo­ti­di­en des femmes. La soci­o­logue Marylène Lieber estime que « les cam­pagnes de préven­tion, telles les zones “sans relous”, où des espaces spé­ci­fiques sont déclarés inter­dits aux hommes “relous” […] font implicite­ment référence aux expres­sions orales util­isées par des caté­gories spé­ci­fiques de pop­u­la­tions ». Puis elle ajoute que ces cam­pagnes « sug­gèrent que le har­cèle­ment est avant tout le fait d’hommes de caté­gories pop­u­laires ou racisés, quand bien même les agres­sions à car­ac­tère sex­iste sont bel et bien présentes dans toutes sortes d’espaces publics, comme les uni­ver­sités, par exem­ple, et qu’elles sont égale­ment per­pétrées par des hommes de caté­gories favorisées qui n’utiliseraient sans doute pas un tel vocab­u­laire, mais n’en seraient pas moins des harceleurs (1) ».

Dans un con­texte mar­qué par le sou­venir de l’assassinat de Samuel Paty, la loi dite « loi séparatisme » est pro­mul­guée en juil­let 2021. Elle pré­tend vis­er « l’islam poli­tique » et cherche à « con­forter les principes de la République » par le con­trôle accru sur les asso­ci­a­tions et les lieux de culte, des restric­tions con­cer­nant l’enseignement à domi­cile, l’interdiction des pra­tiques polygames, notam­ment. Cela laisse entrevoir la for­ma­tion en con­stante recon­fig­u­ra­tion d’une poli­tique d’État décrite comme « fémin­iste », liant la vio­lence de la con­di­tion con­tem­po­raine des femmes à l’existence d’une caté­gorie par­ti­c­ulière d’hommes : les hommes racisés. Plus pré­cisé­ment, écrivais-je dans Bal­last, « en amal­ga­mant les fig­ures incom­men­su­rable­ment altérisées de l’étranger, du réfugié, du migrant, du musul­man, de l’Arabe, du Noir ou encore du jeune de ban­lieue, ce seg­ment devient le seul qui vaudrait la peine d’être com­bat­tu ». Dans le con­texte actuel de banal­i­sa­tion des idées d’extrême droite, il sem­ble impor­tant de repré­cis­er le sens à la fois théorique et poli­tique d’une action publique d’État en faveur des femmes, qui cible cer­tains hommes et en épargne d’autres.

 


Cul­tur­alis­er les vio­lences, c’est con­sid­ér­er qu’elles sont présentes au sein de cer­taines cul­tures et absentes d’autres.


 

La fabrication d’un corps national

Cette action publique procède du nation­al­isme et de la manière dont la nation s’incarne en un corps. Selon l’historien George L. Mosse, « l’idéal mas­culin [qui] imprègne toute la société occi­den­tale […] a été partout util­isé comme un sym­bole de régénéra­tion per­son­nelle ou nationale et, plus générale­ment, a don­né à la société mod­erne la base de sa pro­pre déf­i­ni­tion (2) ». En ce sens, afin d’exister, d’assurer la péren­nité de son exis­tence et de bâtir sa dom­i­na­tion, la nation – en tant que forme poli­tique qui asso­cie un peu­ple à un ter­ri­toire – a dû se don­ner une couleur et, dans le même mou­ve­ment, un genre et une sex­u­al­ité. La fab­rique sex­uelle d’un corps nation­al, et plus encore la déter­mi­na­tion de ses usages, a ceci de fon­da­men­tal qu’elle a per­mis de « définir un critère d’appartenance nationale basé sur la respectabil­ité ». De là, « la sex­u­al­ité pou­vait être l’objet de formes de con­trôle mul­ti­ples en tant que mécan­isme fon­da­men­tal de la repro­duc­tion physique de la nation, et les désirs qui l’alimentaient pou­vaient être trans­for­més en un ardent amour pour la nation (3) ». Si les nation­al­ismes sex­uels con­nais­sent des formes vari­ables selon le con­texte poli­tique au sein desquels ils se déploient, ils con­ser­vent ce trait com­mun de coder, d’une manière sur­déter­mi­nante, les caté­gories de la sex­u­al­ité.

Ain­si, vers la fin du xvi­i­ie siè­cle, la for­ma­tion de la société bour­geoise européenne a favorisé l’émergence d’une « viril­ité mod­erne », selon l’expression de Mosse, car­ac­térisée par la maîtrise de soi, des émo­tions, par l’hygiène du corps ain­si que par le développe­ment de capac­ités physiques et sportives. L’homme, le vrai, vir­il donc, se recon­nais­sait à son courage, sa force, sa pro­bité et son sens de l’honneur. Le nation­al­isme européen du xxe siè­cle a ensuite accen­tué ce mod­èle mas­culin. Dans les années 1930 et 1940, le régime nazi en appelle à l’homme nou­veau et veille à encadr­er la jeunesse mas­cu­line en la soumet­tant au culte du sac­ri­fice, de la per­for­mance et de la rigueur. Quelques décen­nies plus tard, comme l’a mis en lumière la soci­o­logue Mag­a­li Boumaza dans son étude des dis­cours et des pra­tiques d’engagement des jeunes au sein du Front nation­al, « la cul­ture fron­tiste repose […] sur la mise en scène de la mas­culin­ité incar­née par cette jeunesse “ardente” qui doit s’affirmer et [qui] réac­tive aus­si les rôles tra­di­tion­nels de la femme et de l’homme dans une vision archaïque (4) ».

En 2021, suite à l’échec du Rassem­ble­ment nation­al (RN) aux élec­tions régionales, Jean-Marie Le Pen affir­mait : « Aujourd’hui, ou Marine Le Pen revient aux fon­da­men­taux, qui ne con­sis­tent pas seule­ment à les énon­cer mais à les faire vivre, sur l’immigration, l’insécurité, avec une reprise de la viril­ité, de la net­teté des posi­tions, ou bien ce sera sa dis­pari­tion. » Se noue là, dans l’imaginaire fron­tiste, une cer­taine manière d’incarner la mas­culin­ité – de façon vir­ile, affir­mée, fière et bru­tale – et de défendre des valeurs nation­al­istes.
L’historienne états-uni­enne Jas­bir K. Puar s’est intéressée au tour­nant poli­tique pris par les États-Unis, au lende­main du 11 sep­tem­bre 2001. Ce tour­nant s’est car­ac­térisé par le sou­tien d’une par­tie des groupes LGBT+ à la guerre con­tre « l’axe du Mal », analyse-t-elle dans Ter­ror­ist Assem­blages: Homona­tion­al­ism in Queer Times (5) (Duke Uni­ver­si­ty Press, 2007). Cette col­lu­sion poli­tique entre le mou­ve­ment gay et une classe poli­tique néo­réactionnaire a con­tribué, selon l’universitaire, à inclure le corps queer, jadis stig­ma­tisé et hon­ni, à la com­mu­nauté nationale. L’homonationalisme (lire notre glos­saire) désigne alors cette déstig­ma­ti­sa­tion pro­gres­sive des iden­tités homo­sex­uelles au prof­it d’une par­tic­i­pa­tion des groupes LGBT+ à l’idéologie de la défense nationale. En con­tre­point, l’homophobie cesse d’être perçue comme interne à la com­mu­nauté nationale états-uni­enne, civil­isée, tolérante, paci­fique, et devient le trait essen­tiel car­ac­térisant les sociétés autres, jugées arriérées, bar­bares, vio­lentes.

Histoire d’un concept

Le con­cept de fémona­tion­al­isme a été forgé par la chercheuse états-uni­enne Sara R. Far­ris au milieu des années 2010. Il désigne l’instrumentalisation d’un dis­cours fémin­iste à des fins élec­torales racistes, islam­o­phobes et xéno­phobes. Dans son livre Au nom des femmes. « Fémona­tion­al­isme », les instru­men­tal­i­sa­tions racistes du fémin­isme, paru en 2017 et édité en France par les édi­tions Syllepses en 2021 (tra­duc­tion de July Robert), la soci­o­logue mon­tre que ces dis­cours qui stig­ma­tisent notam­ment les hommes musul­mans sont portés par des nation­al­istes, des néolibéraux, des islam­o­phobes, et des « fémoc­rates », définies comme les ten­antes d’un fémin­isme insti­tu­tion­nel. Rac­cour­ci des mots « nation­al­isme fémin­iste et fémoc­ra­tique », le fémona­tion­al­isme s’est notam­ment incar­né en France dans la poli­tique con­tre le port du voile qui met­trait en péril l’identité nationale et dans la lutte con­tre les vio­lences faites aux femmes, présen­tées comme étant essen­tielle­ment le fait d’hommes étrangers.

 

Une alliance contre nature

La soci­o­logue et fémin­iste marx­iste anglaise Sara R. Far­ris a, pour sa part, cher­ché à décrire « les ten­ta­tives des par­tis européens de droite (entre autres) d’intégrer les idéaux fémin­istes dans des cam­pagnes anti-immi­grés et anti-islam ». Dans Au nom des femmes. « Fémona­tion­al­isme », les instru­men­tal­i­sa­tions racistes du fémin­isme (lire l’encadré ci-dessus), la chercheuse analyse ce qu’elle nomme « l’alliance con­tre nature » ain­si que la « con­ver­gence » de pro­jets poli­tiques dis­tincts – l’un relatif à la cause des femmes et l’autre à la cause nation­al­iste – attachés à représen­ter les hommes racisés comme dan­ger pour les femmes occi­den­tales. Ain­si, le con­cept de « fémona­tion­al­isme » présente l’intérêt de met­tre au jour le proces­sus de cul­tur­al­i­sa­tion des vio­lences, c’est-à-dire le fait de con­sid­ér­er qu’elles sont présentes au sein de cer­taines cul­tures et absentes d’autres.

S’intéressant aux raisons qui ont, en 1926, poussé une jeune femme à se sui­cider, la théorici­enne indi­enne Gay­a­tri C. Spi­vak a entre­pris l’écriture de l’ouvrage Les sub­al­ternes peu­vent-elles par­ler ? (édi­tions Ams­ter­dam, 2020 ; édi­tion orig­i­nale 1985). Elle fai­sait alors remar­quer qu’en con­texte colo­nial, « les hommes blancs, cher­chant à sauver les femmes de couleur des hommes de couleur, imposent à ces femmes une con­trainte idéologique ».

Bien qu’ancien, le dis­cours relatif au « sauve­tage » de « la femme musul­mane » n’en con­naît pas moins des expres­sions con­tem­po­raines. À ce pro­pos, Sara R. Far­ris se dit « très intéressée par […] la com­préhen­sion des soi-dis­ant “réc­its de sauve­tage” [res­cue nar­ra­tives] que la droite et les néolibéraux, mais aus­si quelques fémin­istes, util­i­saient lorsqu’ils par­laient des com­mu­nautés musul­manes et migrantes et affir­maient que ces femmes devaient être éman­cipées de leurs cul­tures arriérées (6) ». Le sens de ces réc­its est donc inter­rogé : « De nos jours, par­ti­c­ulière­ment dans le sud de l’Europe, les migrants sont fréquem­ment perçus comme une réserve de main‑d’œuvre bon marché dont la présence men­ace les emplois et les salaires des tra­vailleurs nationaux. Pour­tant, les tra­vailleuses migrantes et les musul­manes en par­ti­c­uli­er ne sont ni présen­tées ni perçues de la même manière. Pourquoi ? », écrit encore Sara R. Far­ris. Les femmes migrantes sont très sol­lic­itées par le secteur du tra­vail domes­tique. Il appa­raît donc que le dis­cours fémona­tion­al­iste, d’obédience néolibérale, tire sa force de cette néces­sité nationale de s’approprier la force de tra­vail des femmes migrantes, sous cou­vert de vouloir les « sauver », analyse la soci­o­logue.

En mai 2021, devant le Sénat, le collectif décolonial Nta Rajel ? (T’es un homme ?, en arabe dialectal) qui rassemble des féministes de la diaspora nordafricaine, dénonce la nature sexiste et islamophobe de certains amendements du « projet de loi contre le séparatisme » alors en discussion. NOÉMIE COISSAC / HANS LUCAS

En mai 2021, devant le Sénat, le col­lec­tif décolo­nial Nta Rajel ? (T’es un homme ?, en arabe dialec­tal) qui rassem­ble des fémin­istes de la dias­po­ra nordafricaine, dénonce la nature sex­iste et islam­o­phobe de cer­tains amende­ments du « pro­jet de loi con­tre le séparatisme » alors en dis­cus­sion. NOÉMIE COISSAC / HANS LUCAS

L’émergence d’un féminisme raciste

Il y a un peu plus de vingt ans, à la suite de la Marche des femmes con­tre les ghet­tos et pour l’égalité, par­tie de Vit­ry-sur-Seine (Val-de-Marne) le 1er févri­er 2003 et arrivée à Paris le 8 mars, nais­sait l’association Ni putes ni soumis­es. Fadela Ama­ra, sa fon­da­trice expli­quera alors : « Il est de notre devoir de faire vivre les valeurs répub­li­caines dont la laïc­ité est un pili­er essen­tiel. Ces valeurs sont garantes de lib­erté et de pro­grès social. […] Cette exi­gence est notam­ment essen­tielle dans nos quartiers, devenus depuis plus de dix ans de véri­ta­bles poches de relé­ga­tion où règ­nent la mis­ère sociale, affec­tive, éduca­tive et les dis­crim­i­na­tions (7). »

En 2004, un an plus tard, dans le cadre d’une cam­pagne médi­a­tique dénonçant la trop forte vis­i­bil­ité de l’islam, une loi a été votée qui inter­di­s­ait aux élèves le port, dans l’espace sco­laire, de signes qui con­tribueraient à les iden­ti­fi­er comme musul­mans, et plus par­ti­c­ulière­ment comme musul­manes. Ain­si s’est ouverte l’une des séquences con­tem­po­raines les plus vio­lentes de l’expression du fémona­tion­al­isme en France. Comme l’a noté la soci­o­logue Chris­tine Del­phy, les fémin­istes favor­ables à l’interdiction du voile en milieu sco­laire ont décrété l’exceptionnalité de la vio­lence sex­iste exer­cée par les hommes non blancs, la reje­tant au-delà du cadre de la vio­lence sex­iste ordi­naire des hommes blancs.

Quelques jours avant la ren­trée sco­laire 2023, Gabriel Attal, alors min­istre de l’Éducation nationale, annonçait au jour­nal télévisé de TF1 l’interdiction du port de l’abaya pour les jeunes filles et du qamis (8) pour les jeunes garçons, au nom du respect des principes de laïc­ité dans les étab­lisse­ments sco­laires. Cela fut jus­ti­fié par la con­sid­éra­tion suiv­ante : « Le port de telles tenues […] man­i­feste osten­si­ble­ment en milieu sco­laire une appar­te­nance religieuse. » Le juge­ment est alors sans appel : « Cela ne peut […] être toléré. » Bien que large­ment con­testée, cette mesure a été con­fir­mée par le Con­seil d’État, puis mise en appli­ca­tion par le biais d’une cir­cu­laire.

 


Avec la loi 2004 con­tre le port du voile à l’école, s’est ouverte l’une des plus vio­lentes séquences con­tem­po­raines de l’expression du fémona­tion­al­isme en France.


 

Quelques mois plus tard, le 18 avril 2024, Gabriel Attal, devenu Pre­mier min­istre, inter­ve­nait sur BFMTV juste après son dis­cours à Viry-Châtil­lon, où venait d’avoir eu lieu le meurtre d’un jeune nom­mé Shemsed­dine à la sor­tie de son col­lège. Il reve­nait sur l’interdiction du port de l’abaya, affir­mant que « des groupes organ­isés appelaient les jeunes filles à porter une abaya à défaut de porter un voile pour man­i­fester osten­si­ble­ment leur reli­gion et cou­vrir les corps dans l’école de la République ». Puis, abor­dant le meurtre de ce jeune homme ain­si que l’agression quelques jours plus tôt à Mont­pel­li­er d’une jeune fille du nom de Sama­ra, il dénonçait, dans le même mou­ve­ment, « l’entrisme islamiste » et le fait que les « pré­ceptes de la charia » soient prônés au sein des étab­lisse­ments sco­laires.

L’évocation de la charia frappe alors les esprits. La presse d’extrême droite s’empare immé­di­ate­ment du sujet. Le JDD – dirigé par Geof­froy Leje­une, par­ti­san d’Éric Zem­mour, et ancien directeur de rédac­tion du mag­a­zine d’extrême droite Valeurs actuelles – pub­lie une chronique dès le lende­main : « Entrisme islamiste, charia : quand Gabriel Attal fait du Éric Zem­mour ». « C’est inédit », peut-on lire, car « jamais aupar­a­vant un locataire de Matignon n’avait dressé un tel con­stat implaca­ble. » Le mag­a­zine Causeur se fait égale­ment l’écho de cette affaire : « Le Pre­mier min­istre a brisé un tabou séman­tique en dénonçant la charia comme l’origine de nom­breuses vio­lences en France, notam­ment à l’école. À la presse désor­mais de s’emparer de ce mot, qui a le mérite de la justesse et de la pré­ci­sion. »

Il s’agit là d’un glisse­ment dis­cur­sif sup­plé­men­taire vers le proces­sus d’altérisation des jeunes filles musul­manes opéré par la droite et applau­di par l’extrême droite. Dans la con­fu­sion d’une séquence rel­a­tive à un vête­ment et d’une autre por­tant sur une agres­sion physique et un meurtre, ces femmes devi­en­nent à la fois les envoyées de Dieu et les envoyées des tal­ibans et autres islamistes. Remar­quons que lors de ces épisodes aucun dis­cours n’a été pronon­cé au nom des femmes. Il n’y eut nulle jus­ti­fi­ca­tion fémin­iste ni opéra­tion de « sauve­tage » des jeunes filles « en dan­ger ». La fig­ure fémi­nine musul­mane « pitoy­able » sem­ble ne plus être la vic­time de son père, de son frère ou de son mari, mais leur com­plice.
Si, les femmes adultes migrantes et pré­caires con­tin­u­ent d’être perçues comme des sujets féminins dignes de « pitié », pour les jeunes filles musul­manes français­es instru­ites, la struc­ture de dom­i­na­tion sex­iste et raciste se recon­fig­ure pour en faire des enne­mies intérieures qui ne méri­tent plus le nom de « femme ». Les femmes musul­manes devi­en­nent des « musul­mans comme les autres », et sont perçues comme menaçant l’ordre nation­al français. •

 


(1) Marylène Lieber, « La lutte con­tre le har­cèle­ment de rue et les (nou­veaux) indésir­ables des espaces publics », revue Déviance et société, vol. 45, 2021.

(2). George L. Mosse, L’image de l’homme. L’invention de la viril­ité mod­erne, édi­tions Abbeville, 1997.

(3). Ste­fan Dudink, « Les nation­al­ismes sex­uels et l’histoire raciale de l’homosexualité », Raisons poli­tiques, no 49, 2013.

(4) Mag­a­li Boumaza, « Entr­er au Front nation­al et devenir un homme : pour une lec­ture gen­rée du mil­i­tan­tisme des jeunes fron­tistes », Annales de la fac­ulté de droit de Stras­bourg, no 7, 2004.

(5) Pub­lié en français sous le titre Homona­tion­al­isme. Poli­tiques queer après le 11 sep­tem­bre aux édi­tions Ams­ter­dam en 2012, dans une tra­duc­tion de Judy Minx et Maxime Cervulle.

(6) Sara R. Far­ris, Au nom des femmes (voir l’encadré).

(7) Fadela Ama­ra, « Ni putes ni soumis­es. Pour une nou­velle mix­ité fondée sur le respect », revue Empan, no 57, 2005.

(8) L’abaya et le qamis sont des vête­ments tra­di­tion­nels cou­vrant le corps des épaules jusqu’aux pieds. Dans l’évocation de cette inter­dic­tion, on ne retien­dra ensuite com­muné­ment que celle de l’abaya.

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Kaoutar Harchi

Ecrivaine et sociologue (Haute école de travail social de Genève), elle publie en cette rentrée 2024 aux éditions La Découverte Ainsi l’animal et nous (Actes Sud), un essai sur la relation entre violences faites aux animaux et violences entre humain.es. Dans ce quinzième numéro, elle analyse les ressorts de la pensée fémonationaliste. Voir tous ses articles

Résister en féministes

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