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Face au nationalisme, la voix des juifs et juives décoloniales

Un peu partout dans le monde, le mas­sacre du 7 octo­bre 2023 et la réponse géno­cidaire d’Israël ont fait ressur­gir, au sein des com­mu­nautés juives, des trau­ma­tismes anciens. Pour sor­tir de ce cauchemar, des voix décolo­niales enten­dent men­er la lutte con­tre les nation­al­ismes et les racismes.
Publié le 26/07/2024

Modifié le 16/01/2025

Le 6 novembre 2023, des militant·es du groupe Jewish Voice for Peace (Voix juive pour la paix) se rassemblent au pied de la statue de la Liberté, à New York, afin d’exiger un cessez-le-feu à Gaza, bombardée par l’armée israélienne.
Le 6 novem­bre 2023, des militant·es du groupe Jew­ish Voice for Peace (Voix juive pour la paix) se rassem­blent au pied de la stat­ue de la Lib­erté, à New York, afin d’exiger un cessez-le-feu à Gaza, bom­bardée par l’armée israéli­enne. Crédit : Stephanie Kei­th / Get­ty images / AFP

Retrou­vez cet arti­cle dans la revue La Défer­lante n°15 Résis­ter, parue en août 2024. Con­sul­tez le som­maire.

Il y a vingt ans, j’ai accom­pa­g­né ma grand-mère à Tunis, où elle est née. Elle n’y avait pas remis les pieds depuis les années 1950. Au gré de nos longues march­es dans le quarti­er juif de la méd­i­na, je la voy­ais recon­naître des endroits qui lui étaient fam­i­liers.

On s’adressait à elle en tunisien, sa langue mater­nelle, qu’elle n’avait pas par­lé depuis un demi-siè­cle, comme s’il était évi­dent que cette touriste n’en était pas vrai­ment une. Elle com­pre­nait tout, mais ne répondait qu’en français. Lorsqu’elle for­mu­la auprès d’un vieux mon­sieur de loin­tains sou­venirs de noms de rue, il fit un geste de la main et nous le suiv­îmes. Nous arrivâmes alors devant une mai­son haute à la pein­ture écail­lée, habil­lée d’une large porte – peut-être me sem­blait-elle immense parce que j’étais tout petit. Face à l’immeuble qui l’a vue grandir, son émo­tion pudique me saisit. C’est à cet endroit que j’ai ren­con­tré ma grand-mère.

Avec ses par­ents et ses dix frères et sœurs, elle est arrivée en France quelque temps après l’indépendance de la Tunisie, proclamée en 1956. Une fois sur place, elle a juré à ses par­ents de ne dire à per­son­ne qu’elle était juive et tunisi­enne. À ce jour, promesse tenue. Sa judéité a été engloutie, son prénom fran­cisé, sa langue mater­nelle oubliée dans le fond de sa gorge. Son accent est la seule mar­que qui résiste à l’assimilation : une amie tunisi­enne me l’a fait remar­quer, en l’entendant un jour au télé­phone. Ma grand-mère m’en voudrait de racon­ter son secret. Par­donne-moi : tu veux oubli­er notre tunisian­ité et notre judéité, quand je les cherche fréné­tique­ment dans tous tes tristes sourires.

Je n’ai jamais vu ton regard s’illuminer lorsque tu me par­les d’Israël. Je ne crois pas que cette terre existe autrement que comme une idée sans con­tours. L’appel du retour qui t’anime en silence est un rêve tunisien. Ton par­cours de migra­tion post­colo­nial a pul­vérisé ta judéité. En ce qui me con­cerne, l’attaque du 7 octo­bre 2023 et la réponse géno­cidaire d’Israël ont pré­cip­ité ma crise iden­ti­taire. Je ne suis pas le seul : le 31 octo­bre 2023, nous étions 85 à sign­er une tri­bune dans Libéra­tion, refu­sant que ce mas­sacre soit com­mis en notre nom (1). Nous sommes beau­coup de juifs et de juives à tiss­er des liens entre l’écrasement des Palestinien·nes et notre his­toire mil­lé­naire d’engloutissement. Ce tres­sage fait réémerg­er la notion de dias­porisme, ce vœu de dis­per­sion partout sur terre qui nous invite à « con­stru­ire notre foy­er partout où nous sommes » plutôt que de tomber dans le piège du sion­isme, qui « exige qu’on “ren­tre à la mai­son” », selon la for­mule ful­gu­rante de la poétesse états-uni­enne Melanie Kaye/Kantrowitz.

« Faux juifs et fauss­es juives », « idiot·es utiles de l’antisémitisme », « juifs et juives qui se détes­tent »… cer­taines organ­i­sa­tions juives, de droite comme de gauche, mul­ti­plient les cri­tiques à l’égard des dias­poristes. Pour­tant, c’est pré­cisé­ment cette voix juive, transna­tionale et con­nec­tée aux trau­ma­tismes des autres, qui me guérit. Celle qui entend faire bloc con­tre le nation­al­isme, le racisme d’État et la destruc­tion des Palestinien·nes. La même qui rêve à la répa­ra­tion.


« La dias­po­ra est une libre cir­cu­la­tion, un mou­ve­ment con­tinu, incom­pat­i­ble avec la rigid­ité nation­al­iste de l’extrême droite. »

Sam Leter, du col­lec­tif Tsedek !


Pour Sarah*, la mise en cause du sion­isme est née d’une « expéri­ence per­son­nelle de la vio­lence d’État en Israël ». Mem­bre de Kessem, un col­lec­tif juif fémin­iste décolo­nial né en novem­bre 2023 réu­nis­sant mil­i­tantes asso­cia­tives et syn­di­cales, cette Fran­co-Israéli­enne de 35 ans se sou­vient de son enfance passée dans une colonie israéli­enne à « s’enfuir de l’école dès 9 ans, afin d’échapper au lavage de cerveau qu’y subis­sent les petit·es. Là-bas, on te mon­tre des pho­tos d’enfants déporté·es dans un gym­nase pour la Journée de la Shoah. Puis un sol­dat armé vient te dire que, à 18 ans, il fau­dra défendre le pays pour empêch­er que ça arrive de nou­veau. Israël pré­tend vouloir pro­téger les juifs et les juives, mais on y naît pour devenir de la chair à canon. »

Une histoire manipulée pour justifier la violence d’Israël

 

Certain·es s’opposent à ce des­tin. Mic­ki*, Fran­co-Israéli­enne de 39 ans, a refusé de faire son ser­vice mil­i­taire au début des années 2000 : « La réal­ité pales­tini­enne n’est pas mon­trée dans les médias israéliens, explique-t-elle. Il faut la décou­vrir par d’autres moyens. J’ai com­mencé à lire des historien·nes, des jour­nal­istes, et j’ai pris con­science de ces hor­reurs cachées. Je me suis poli­tisée comme ça. » Après plusieurs années de mobil­i­sa­tion en Cisjor­danie con­tre la con­struc­tion du mur de sépa­ra­tion (2), elle émi­gre en France en 2005. Au lende­main du 7 octo­bre, avec plusieurs ami·es, elle crée Oy Gevalt ! (une expres­sion yid­dish qui exprime la détresse dans une sit­u­a­tion de dan­ger), une col­lec­tive juive (3) queer antiraciste com­posée d’Israélien·nes, de Français·es et d’États-Unien·nes qui souhait­ent con­stru­ire leur place en tant que juifs et juives dans le mou­ve­ment de sol­i­dar­ité avec la Pales­tine. Depuis, la col­lec­tive marche der­rière la ban­de­role du Bloc juif, ce groupe de col­lec­tifs juifs – dont Kessem – présent dans toutes les man­i­fes­ta­tions parisi­ennes uni­taires en sou­tien à Gaza.

Pour ces militant·es, leur investisse­ment de la judéité et la lutte pour la libéra­tion de la Pales­tine s’inscrivent dans un mou­ve­ment com­mun. « La sol­i­dar­ité des juifs et juives avec la Pales­tine est un idéal de jus­tice qui intè­gre notre pro­pre proces­sus de guéri­son en tant que juifs et juives, par lequel nous nous recon­nec­tons à notre his­toire, qui a été manip­ulée pour jus­ti­fi­er la vio­lence d’État en Israël », argu­mente Ita Segev, artiste trans et mem­bre de Jew­ish Voice for Peace (Voix juive pour la paix), organ­i­sa­tion anti­sion­iste réu­nis­sant des mil­liers de per­son­nes aux États-Unis. Engagée depuis plusieurs années dans les mobil­i­sa­tions en sou­tien à la Pales­tine et dans les espaces com­mu­nau­taires trans à New York, la mil­i­tante dénonce « la mythol­o­gi­sa­tion de la douleur juive » par Israël, qui sert à jus­ti­fi­er les « pires exac­tions à Gaza et en Cisjor­danie » autant qu’à faire des trau­ma­tismes des juifs et des juives un élé­ment indé­pass­able de leur iden­tité. « Si cette douleur pou­vait être trans­for­mée, guérie, quelle serait la néces­sité d’un État eth­nique sur­mil­i­tarisé ? », iro­nise-t-elle.

À la mi-décembre 2023, à Paris, devant le ministère des Affaires étrangères, le Bloc juif, composé de différents collectifs juifs antiracistes, dénonce la guerre et la politique de colonisation menées par l’État israélien avec le soutien du gouvernement français. Anna Margueritat / Hans Lucas

À la mi-décem­bre 2023, à Paris, devant le min­istère des Affaires étrangères, le Bloc juif, com­posé de dif­férents col­lec­tifs juifs antiracistes, dénonce la guerre et la poli­tique de coloni­sa­tion menées par l’État israélien avec le sou­tien du gou­verne­ment français.
Crédit : Anna Mar­guer­i­tat / Hans Lucas

Joana Cava­co, mem­bre du col­lec­tif juif anti­sion­iste Erev Rav (4), établi aux Pays-Bas, qui compte désor­mais plus de qua­tre-vingts mem­bres, aspire de son côté à ce que les juifs et juives du monde entier « coupent le cor­don ombil­i­cal empoi­son­né qui les relie à l’État d’Israël ».

Instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme

 

La con­nex­ion de ces militant·es avec le peu­ple pales­tinien ne date pas des mas­sacres com­mis à Gaza après le 7 octo­bre. Elle s’inscrit dans un rap­port fam­i­li­er à la terre, à l’arrachement et à l’exil. Abby Stein, rab­bine trans de 32 ans, le résume en une phrase : « Les juifs et juives sont attaché·es à la terre d’Israël – la terre et non l’État – depuis deux mille ans. Mal­gré les exils, per­son­ne n’a réus­si à tuer cet attache­ment. Dans quel monde a‑t-on pu penser que les Palestinien·nes allaient oubli­er leur mai­son en qua­tre-vingts ans ? » Engagée de longue date dans les luttes fémin­istes aux États-Unis, elle est une des cofon­da­tri­ces de Rabbis4Ceasefire (Rabbin·es pour un cessez-le-feu) et mem­bre de If Not Now (Si ce n’est pas main­tenant), mou­ve­ment juif états-unien con­tre l’occupation en Pales­tine, et de T’ruah, « l’appel rab­binique pour les droits humains ».

Abby Stein a gran­di dans une com­mu­nauté has­sidique pro­fondé­ment opposée à l’idée d’un nation­al­isme juif : « J’ai enten­du toute mon enfance que l’État d’Israël ne met­tait pas les juifs et les juives en sécu­rité », se sou­vient-elle. « Dias­porisme » est pour elle « un autre mot pour dire “judaïsme” », qui ren­voie à la notion yid­dish de doykeit : « l’idée que notre mai­son se trou­ve partout où nous souhaitons bâtir nos vies ». Le fait de vivre en dias­po­ra – donc d’être minori­taires là où on réside – per­met à ces militant·es de faire bloc aux côtés d’autres pop­u­la­tions mar­gin­al­isées, en lutte per­ma­nente con­tre leur pro­pre efface­ment, et de penser leur place dans le monde, en tant que juifs et juives et en tant que minorité.

En Europe, ces voix juives qui se mobilisent pour la libéra­tion pales­tini­enne ten­tent de se faire une place dans le débat pub­lic. Cer­taines exis­tent depuis longtemps : pour Gérard Pres­zow, 69 ans, qui a rejoint l’Union des pro­gres­sistes juifs de Bel­gique en cachette de ses par­ents lorsqu’il avait 15 ans, « être juif ou juive ici et main­tenant » est la con­di­tion sine qua non pour se faire enten­dre. Mais la répres­sion est intense, notam­ment – ironie cru­elle – en Alle­magne. Wieland, 46 ans, est mem­bre de Jüdis­che Stimme (Voix juive), un col­lec­tif dias­poriste investi par des juifs et des juives de toutes nation­al­ités. Il racon­te com­ment le fait d’« être piégé dans le dis­cours alle­mand et son util­i­sa­tion abu­sive de l’identité juive pour soutenir Israël a amené le groupe à être régulière­ment cen­suré » : événe­ments annulés, comptes ban­caires du col­lec­tif fer­més à deux repris­es… Les militant·es ressen­tent « une immense frus­tra­tion ». Mais comme tous les autres groupes dias­poristes, ses effec­tifs explosent depuis le 7 octo­bre.

Selon Sam Leter, mem­bre depuis 2023 du col­lec­tif juif décolo­nial Tsedek ! (Jus­tice, en hébreu) et cofon­da­teur du Decolo­nial Film Fes­ti­val, « [en France,] la néces­saire lutte con­tre l’antisémitisme est instru­men­tal­isée à des fins islam­o­phobes et de sou­tien à Israël », et le dias­porisme s’entend comme « out­il de lutte con­tre la droite et l’extrême droite ». En effet, explique-t-il, « la dias­po­ra est une libre cir­cu­la­tion, un mou­ve­ment con­tinu : tu n’es pas fixe dans un endroit », un principe « incom­pat­i­ble avec la rigid­ité nation­al­iste de l’extrême droite ». « La dias­po­ra, c’est le con­traire de la loi immi­gra­tion, votée par les mêmes qui appelaient à marcher con­tre l’antisémitisme le 12 novem­bre », résume-t-il (5).


« Ce n’est pas anodin que les droites sou­ti­en­nent autant le sion­isme. J’y vois leur espoir que les juifs et les juives qui vivent dans leur entourage par­tent en Israël. »

Abby Stein, rab­bine new-yorkaise


En Alle­magne aus­si, « il y a l’idée très pop­u­laire d’un anti­sémitisme importé par les migrants qui jus­ti­fierait une poli­tique d’immigration plus stricte », résume Wieland. Ain­si, selon Sarah, refus du sion­isme et lutte con­tre le racisme ne sont « pas décor­rélables » : « On ne peut pas dire qu’on crée un front antiraciste ici tout en ne remet­tant pas en cause le nœud patri­ote et nation­al­iste d’un État colo­nial. » C’est pour cette rai­son qu’Israël « méprise les dias­poristes », analyse Sam Leter.

Pour ces militant·es, l’Europe peine à pren­dre la mesure de son anti­sémitisme. À leurs yeux, le phénomène n’aurait pas dis­paru après la Shoah et con­tin­uerait de se man­i­fester aujourd’hui dans le champ poli­tique insti­tu­tion­nel. Ain­si, en 2018, Emmanuel Macron avait jugé « légitime » un hom­mage au maréchal Pétain, esti­mant qu’il avait été, lors de la Pre­mière Guerre mon­di­ale, « un grand sol­dat ».

Pour par­er les con­tor­sions his­toriques et ren­dre vis­i­ble la présence juive, Oy Gevalt ! organ­ise régulière­ment des fêtes juives dans l’espace pub­lic. Le 28 avril 2024, un séder (dîn­er) de Pes­sah, la Pâque juive, s’est tenu dans les rues de Paris en sou­tien à la Pales­tine. « La France se revendique de la laïc­ité, mais c’est surtout un État à majorité blanche et chré­ti­enne qui pense que toute expres­sion d’une autre reli­gion est un signe de “com­mu­nau­tarisme” », dénonce Mic­ki, la fon­da­trice d’Oy Gevalt !, pour qui « le fait de mon­tr­er la reli­gion juive dans la rue, c’est déjà lut­ter con­tre l’antisémitisme ». Selon la rab­bine Abby Stein, la vis­i­bil­ité juive en dias­po­ra « empêche les gou­verne­ments et les États de con­trôler l’identité juive ». Elle repense aux Israélien·nes qu’elle ren­con­tre à New York : « Ils me dis­ent que, dans leur pays, elles et ils se sen­tent israélien·nes, mais qu’aux États-Unis elles et ils se sen­tent juifs et juives. »

L’engagement décolonial comme réparation du monde

 

La répres­sion des voix juives décolo­niales en Europe et aux États-Unis est selon ces militant·es un moyen pour les États de se débar­rass­er de vieilles cul­pa­bil­ités liées à leur pro­pre exer­ci­ce de l’antisémitisme. « Nous voyons appa­raître ce dis­cours pub­lic selon lequel cri­ti­quer Israël ou ques­tion­ner les modal­ités de son exis­tence met­trait en dan­ger les mem­bres de la dias­po­ra juive », observe Abby Stein. À plusieurs repris­es, elle s’est offusquée des pro­pos de Joe Biden. En décem­bre 2023, lors d’une récep­tion à la Mai­son-Blanche à l’occasion de la fête de Hanouk­ka, il a pré­ten­du que les juifs et juives ne pou­vaient être pleine­ment en sécu­rité qu’en Israël : « Ça me sidère d’entendre mon prési­dent dire que nous avons besoin d’un État étranger pour nous pro­téger, alors que c’est son tra­vail ! »

La rab­bine new-yorkaise voit dans ce posi­tion­nement une manière de se débar­rass­er du « prob­lème juif » : « Ce n’est pas anodin que les droites sou­ti­en­nent autant le sion­isme. J’y vois leur espoir que tous les juifs et toutes les juives qui vivent dans leur entourage par­tent en Israël. L’idée que les juifs et les juives sont censé·es être dans un endroit spé­ci­fique est intrin­sèque­ment anti­sémite », dénonce-t-elle. Depuis la Bel­gique, Gérard Pres­zow résume : « Le dias­porisme est un out­il con­tre l’antisémitisme, alors que le sion­isme s’en nour­rit. »

Surtout, affirmer sa judéité dans les mou­ve­ments de lutte antiracistes et con­tre l’extrême droite est un out­il puis­sant de lutte con­tre l’antisémitisme, défend Sarah, la mil­i­tante du col­lec­tif Kessem. Habituée des assem­blées générales fémin­istes et en sou­tien à la Pales­tine, elle affirme que cette présence « incar­née » per­met de créer des ponts entre les per­son­nes. « On est là pour nos cama­rades, donc ils et elles sont là pour nous. Vivre avec d’autres indi­vidus dont on partage les com­bats, c’est lut­ter organique­ment con­tre l’antisémitisme. »

Le 12 mars 2024, à Washington, la rabbine Abby Stein (à gauche) interpelle, en compagnie d’autres membres de Jewish Voice for Peace, Hakeem Jeffries, élu démocrate à la Chambre des représentants, qui a multiplié ces derniers mois les prises de position pro-israéliennes.Alex Wong / Getty Images / AFP

Le 12 mars 2024, à Wash­ing­ton, la rab­bine Abby Stein (à gauche) inter­pelle, en com­pag­nie d’autres mem­bres de Jew­ish Voice for Peace, Hakeem Jef­fries, élu démoc­rate à la Cham­bre des représen­tants, qui a mul­ti­plié ces derniers mois les pris­es de posi­tion pro-israéli­ennes.
Alex Wong / Get­ty Images / AFP

Cette sol­i­dar­ité avec d’autres groupes mar­gin­al­isés, « c’est notre seule sauve­g­arde con­tre l’extrême droite, con­tre le fas­cisme, con­tre la destruc­tion de la planète, con­tre toutes les forces plus intéressées par l’accumulation de richesse et la cupid­ité que par la vie humaine », défend l’artiste états-uni­enne Ita Segev.

La Shoah, les migra­tions post­colo­niales, les exils suc­ces­sifs qui ponctuent les tra­jec­toires des com­mu­nautés juives sont autant de trau­ma­tismes que l’augmentation des actes anti­sémites un peu partout dans le monde appelle à regarder en face. Pour Gérard Pres­zow, la « crainte de la renais­sance de la “ques­tion juive” » est une évi­dence qui expli­querait le cli­mat de grande ten­sion par­mi les juifs et les juives vivant hors d’Israël. Depuis le 7 octo­bre, nom­bre de familles, d’amitiés et d’espaces religieux ont éclaté : « Lorsqu’on voit les con­flits qui tra­versent nos com­mu­nautés, des juifs et des juives qui en accusent d’autres d’être des traîtres, on peut se dire qu’un trau­ma­tisme sup­plé­men­taire a été ajouté à la liste », se désole Wieland, le mil­i­tant dias­poriste alle­mand.

Minorité dans la minorité, les juifs et les juives dias­poristes anti­colo­ni­aux se réu­nis­sent pour soign­er ces plaies et con­jur­er la soli­tude. Chez Kessem, la notion de soin est « essen­tielle », affirme Rose*, 42 ans. « On s’est ren­con­trées à par­tir d’un mal-être et d’un sen­ti­ment d’isolement. On se récon­forte, on accom­pa­gne nos doutes, on crée des échos entre nos his­toires. » Aux Pays-Bas, Joana Cava­co par­le de la « bouée de sauve­tage » que con­stitue « l’engagement en tant que juif ou juive dans toutes les luttes con­tre les dom­i­na­tions ».

« En Israël, la con­di­tion juive est majori­taire, donc elle est impen­sée », analyse Mic­ki. Au con­traire, selon la rab­bine états-uni­enne Abby Stein, la con­di­tion minori­taire en dias­po­ra « donne l’occasion de créer quelque chose de sub­lime, ancré là où nous sommes ».

Dans la reli­gion juive, il existe un pré­cepte fon­da­teur : le tikkun olam – répa­ra­tion du monde, en hébreu – qui désigne le devoir de lutte con­tre les injus­tices sociales. Le tikkun olam n’est pas une utopie : il s’inscrit dans l’ici et le main­tenant… comme la dias­po­ra. Devant le chaos que le 7 octo­bre et l’offensive géno­cidaire à Gaza ont généré, les militant·es voient pour­tant s’amenuiser l’espoir de guérisons col­lec­tives. Ita Segev a gran­di à Jérusalem, qu’elle a quit­té en 2011 : « Dans un monde où la Pales­tine est libre », elle n’exclut pas de retourn­er sur cette terre. « Si nous pou­vons faire foy­er partout où nous sommes, ça pour­rait aus­si être le cas en Pales­tine », à con­di­tion de s’atteler à un tra­vail de répa­ra­tion impli­quant « la décoloni­sa­tion, le droit au retour et une véri­ta­ble libéra­tion du fleuve à la mer ». « Je crains de ne pas le voir de mon vivant », se désole-t-elle. Ça ne l’empêche pas de rêver à cet hori­zon. Le même espoir m’anime : les cris des grands-mères pales­tini­ennes – déplacées lors de la Nak­ba, spoliées de leurs ter­res en Cisjor­danie, mas­sacrées à Gaza… – répon­dent au silence de la mienne. •

* Mic­ki et Sarah sont des prénoms d’emprunt ; Rose a souhaité que son nom de famille ne soit pas men­tion­né.

Tal Mades­ta Jour­nal­iste indépen­dant spé­cial­isé dans les ques­tions de dis­crim­i­na­tions, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Fin des mon­stres (La Défer­lante Édi­tions, 2023).


(1) « Frappes sur Gaza : “Vous n’aurez pas le silence des juifs de France” », Libéra­tion, 31 octo­bre 2023.

(2) En 2002, Ariel Sharon, Pre­mier min­istre israélien, lance la con­struc­tion d’un mur entre Israël et la Cisjor­danie occupée. Long d’environ 700 kilo­mètres, il accentue l’isolement des ter­ri­toires pales­tiniens.

(3) Le terme « col­lec­tive » est util­isé dans les milieux fémin­istes et queers pour démas­culinis­er l’approche de la lutte.

(4) Dans la Bible, erev rav désigne des per­son­nes issues de dif­férents peu­ples qui se joignent aux Hébreux·ses fuyant l’Égypte, et qui sont con­sid­érées comme des con­ver­ties insincères. Par exten­sion, le mot désigne les traîtres à la tra­di­tion juive.

(5) Le 12 novem­bre 2023, dans un con­texte de recrude­s­cence des actes anti­sémites, une « marche pour la République et con­tre l’antisémitisme » est organ­isé dans plusieurs villes de France. Des per­son­nal­ités poli­tiques de dif­férents bor­ds y par­ticipent, dont le Rassem­ble­ment nation­al.

Tal Madesta

Journaliste indépendant spécialisé dans les questions de discriminations, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Fin des monstres (La Déferlante Éditions, 2023). Il co-anime le podcast Les Couilles sur la table (Binge Audio). Voir tous ses articles

Résister en féministes : la lutte continue

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